Les sanctions tuent : Un tribunal populaire va juger les criminels

Elles peuvent tuer autant qu’une bombe atomique, mais elles ne font pas de bruit. Présentées comme une alternative à la guerre, les sanctions économiques provoquent en réalité des désastres humanitaires. L’exemple de la Syrie frappée par un tremblement de terre est terriblement éloquent. Apanage des puissances occidentales qui agissent la plupart du temps en dehors du droit international, les sanctions économiques consacrent la loi du plus fort. Composé d’experts, de témoins et de juristes internationaux, un tribunal populaire vient d’être inauguré à New York pour juger ces criminels qui imposent des sanctions à 30% de la population mondiale. On vous explique pourquoi c’est important.

 

Le 6 août 1945, les États-Unis larguent la première bombe atomique sur Hiroshima. On estime à 140.000 le nombre de morts. Le 6 août 1990, les États-Unis obtiennent du Conseil de Sécurité de l’ONU la mise en place d’un embargo économique contre l’Irak de Saddam Hussein. Cinq ans plus tard, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture mène une enquête et estime que 567.000 enfants irakiens sont morts à cause des sanctions[1]. « Ça valait la peine », commente la Secrétaire d’État de l’époque, Madeleine Albright[2].

Les sanctions tuent. Au Venezuela par exemple, on estime que le blocus économique a causé quelque 40.000 morts pour la seule année 2018[3]. Si les États-Unis avaient largué une bombe atomique sur l’Irak ou le Venezuela, un torrent d’indignation aurait certainement submergé la planète entière et Washington aurait dû gérer de fâcheuses conséquences. Mais les États-Unis n’ont fait « que » voter des sanctions. Le résultat est pourtant le même, voire pire.

Violation du droit international

Non seulement les sanctions tuent des victimes innocentes et les plus démunies en premier. Mais elles violent aussi le droit international. Le célèbre juriste Alfred de Zayas a participé à plusieurs panels de discussion de l’ONU sur l’impact négatif des sanctions ou “mesures coercitives unilatérales”. Il rappelle qu’elles ont été condamnées comme “étant contraire à la Charte des Nations Unies et au droit international coutumier” pour plusieurs raisons, notamment: atteinte à la souveraineté des États, violation de la norme de non-intervention et de non-ingérence dans les affaires intérieures des États ou encore violation de la liberté de commerce et de navigation.[4]

Par ailleurs, les sanctions impliquent une application extraterritoriale illégale d’une législation nationale. En théorie, les dirigeants d’un pays X peuvent décider de lois qui s’appliqueront à ce pays X. Et c’est tout. Mais depuis 1996 et la loi Helms-Burton qui renforce le blocus contre Cuba, les responsables US votent des lois qui s’appliquent au reste du monde, sans consultation ni approbation. Partout sur la planète, des entreprises qui ne dépendent pas des États-Unis sont donc défendues de commercer avec Cuba sous peine de se voir infliger de lourdes amendes. “En fait, c’est comme si une loi votée en Floride s’appliquait en Seine-et-Marne“, explique Viktor Dedaj, journaliste et auteur de plusieurs livres sur Cuba[5]. “Et pour s’assurer de l’efficacité de cette loi, les États-Unis avaient prévu de s’attaquer aux filiales. Par exemple, si une entreprise étrangère violait la loi sur le blocus en commerçant avec Cuba et que le siège de cette compagnie était hors d’atteinte, on trouverait bien une petite filiale aux États-Unis pour lui faire payer la sanction. Les dirigeants de ces entreprises se voyaient en outre interdits d’accès aux États-Unis.

Sincères condoléances au peuple syrien

La même mécanique est à l’œuvre en Syrie. Après avoir échoué à renverser le gouvernement de Bashar el-Assad, les États-Unis et l’Union européenne ont pris de nouvelles sanctions contre la Syrie, mais aussi contre les entreprises tierces commerçant avec Damas. Ce qui revient à imposer un blocus économique à un pays déjà ravagé par la guerre. En novembre 2022, Alena Douhan a exhorté les puissances occidentales à lever ces sanctions « étouffantes » qui « portent gravement atteinte aux droits de l’homme »[6]. La rapporteuse spéciale des Nations unies venait d’effectuer une visite de 12 jours en Syrie. Elle a constaté que 90% de la population vit sous le seuil de pauvreté avec un accès limité à la nourriture, l’eau, l’électricité, le combustible de chauffage et de cuisine, les transports ou encore les soins de santé. « Avec plus de la moitié des infrastructures vitales complètement détruites ou gravement endommagées, l’imposition de sanctions unilatérales sur des secteurs économiques clés, notamment le pétrole, le gaz, l’électricité, le commerce, la construction et l’ingénierie, a anéanti le revenu national et sapé les efforts de reprise économique et reconstruction », a commenté Alena Douhan.

Depuis, un tremblement de terre a frappé la Syrie. Le lundi 6 février au soir, le bilan faisait état de 1444 morts. Les médias occidentaux ont souligné que la catastrophe naturelle avait touché un pays déjà ravagé par la guerre. Mais personne n’a parlé des ravages provoqués par les sanctions. Aucune levée annoncée à l’heure d’écrire ces lignes. Sur Twitter, le Secrétaire d’État Anthony Blinken a présenté ses « sincères » condoléances.

La loi la jungle

Les sanctions sont illégales. L’ONU a également reconnu qu’elles peuvent “constituer une menace pour la paix et la sécurité internationales au sens de l’article 39 de la Charte des Nations unies“. Ainsi, en tant que champions quasi exclusifs de ces mesures coercitives unilatérales, les pays occidentaux agissent en dehors des règles pour imposer leur volonté. Ils appliquent en fait la loi du plus fort, la loi de la jungle, n’en déplaise à Josep Borell[7]. Pour la bonne cause? La démocratie et les droits de l’homme motivent bien souvent le vote de sanctions. Mais il y a beaucoup d’hypocrisie dans leur application, car elles visent systématiquement des pays non-alignés sur l’Occident comme le Venezuela, Cuba ou l’Iran. À l’inverse, des pays alliés qui pourraient être sanctionnés pour les mêmes raisons sont épargnés. On peut penser à l’Arabie saoudite, le Honduras ou le Tchad.

Le but des sanctions n’est donc pas de punir des méchants pour faire avancer de nobles causes. Nous savons d’ailleurs aujourd’hui que ces mesures font reculer la démocratie et les droits de l’homme. Le véritable objectif des sanctions est de déstabiliser des gouvernements ennemis. Ce qui fait dire à Trita Parsa, vice-président du Quincy Institue, que « les sanctions ne sont pas une alternative à la guerre, mais une forme alternative de guerre »[8].

Provoquer le désespoir

Les sanctions sont donc un instrument de “regime change”. Et pour parvenir à leurs fins, les puissances occidentales n’hésitent pas à sacrifier les civils innocents. Ainsi, le député Lester Mallory, assistant aux Affaires étrangères, rédige en 1960 un mémorandum qui constate avec amertume que la majorité des Cubains soutient Fidel Castro. « La seule façon de lui faire perdre son soutien interne passe par le désenchantement et le découragement basés sur l’insatisfaction et les difficultés économiques », recommande Mallory[9]. Il préconise des mesures de rétorsion économique « dans le but de provoquer la faim, le désespoir et le renversement du gouvernement. » Pour faire tomber le président socialiste Salvador Allende, le président Nixon ordonne de « faire hurler l’économie » du Chili en 1970[10]. Appuyant les sanctions économiques contre le Venezuela, Lawrence Eagleburger, ancien Secrétaire d’État, préconise en 2007 : « Nous devons user des outils économiques pour faire en sorte que l’économie vénézuélienne empire, de telle sorte que l’influence du chavisme dans le pays et dans la région s’effondre. »[11]

Qu’on ne s’y trompe pas. Ces sanctions sont d’une barbarie sans nom. Ce ne sont pas seulement des courbes sur des graphiques quelconques qui sont impactées. Concrètement, ce sont des millions de civils qui se retrouvent privés de médicaments, d’aliments et d’autres produits de première nécessité. Les effets sont dévastateurs pour les pays ciblés. Pire dans certains cas qu’une bombe atomique. Mais pas de souffle retentissant ici, ni de nuage en forme de champignon qui s’étire à l’horizon. Pas d’images de victimes décharnées. Juste des sanctions économiques, annoncées depuis le pupitre bien propre d’une conférence de presse.

À la barre d’un tribunal populaire

Ces sanctions constituent-elles des crimes contre l’humanité ? Un tribunal populaire se penche sur le dossier. Composé de juristes, d’experts, de témoins et autres représentants du milieu associatif, l’International People’s Tribunal on U.S. Imperialism a tenu sa séance d’ouverture le 28 janvier à New York et se clôturera le 25 juillet à Caracas. Entretemps, quinze sessions seront organisées, portant chacune sur un pays victime des sanctions : Zimbabwe, Corée, Libye, Syrie, Liban, Gaza, Soudan, Iran, Érythrée, Éthiopie, Irak, Yémen, Haïti, Nicaragua et Cuba.

« Nous considérons les sanctions comme l’un des principaux outils de l’impérialisme. Afin de découvrir la profondeur et l’étendue de cet impérialisme, nous déterminerons l’impact des sanctions sur divers aspects de la vie, en mettant l’accent sur les questions sociales, politiques, économiques et écologiques », indiquent les organisateurs[12]. Et d’ajouter : « Les sanctions sont un moyen de discipliner et de contrôler la souveraineté du Sud tout en bloquant l’émergence d’un ordre mondial multipolaire. »

Les conclusions de ce tribunal ne seront pas contraignantes. Mais pas inutiles pour autant. L’International People’s Tribunal on U.S. Imperialism s’inscrit dans la lignée des tribunaux populaires mis en place lors de la Conférence tricontinentale de 1966 pour consolider la solidarité entre les peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Les tribunaux Russel ont pris le relais par la suite. La violence structurelle contre les Afro-Américains, les guerres du Vietnam et d’Irak, les ravages de la dictature militaire au Brésil et en Argentine, l’occupation de la Palestine, le coup d’État au Chili ou encore le renversement de Dilma Roussef figurent parmi les affaires traitées par ces juridictions alternatives.

« Opérant en dehors des logiques et des institutions du droit capitaliste et impérialiste, les tribunaux populaires prennent des décisions qui ne sont peut-être pas contraignantes et n’ont pas force de loi, mais leurs réalisations dans un registre politique et discursif inspirent et fournissent les outils nécessaires à la mobilisation présente et future », précisent les organisateurs du tribunal contre les sanctions[13]. « Les tribunaux populaires permettent aux opprimés de juger les puissants, en définissant le contenu et la portée des procédures, ce qui inverse la norme selon laquelle les puissants créent et appliquent la loi. »

Mobilisation contre l’impunité

Lors de la séance inaugurale à New York, Alfred de Zayas a souligné que les États qui imposent des sanctions illégales tentent de fuir leurs responsabilités : puisqu’ils n’ont jamais été condamnés, la pratique serait devenue légitime. « Cet argument repose toutefois sur une grave erreur de logique », nuance le juriste. « Le fait de violer impunément le droit international ne modifie pas le droit international et ne peut pas le modifier. Cela illustre simplement le fait qu’il n’existe actuellement aucun mécanisme international efficace pour faire respecter le droit international. »[14]

Pourtant, la Cour pénale internationale pourrait demander des comptes aux pays qui infligent des sanctions. Alfred de Zayas rappelle ainsi que certaines mesures coercitives unilatérales constituent des crimes contre l’humanité au sens de l’article 7 du Statut de Rome dans la mesure où des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie en raison de l’impact direct ou indirect des sanctions. Reste à inverser le rapport de force qui permet aujourd’hui à ces criminels de tuer en silence et en toute impunité des milliers de civils innocents. Une importante mobilisation sera nécessaire pour y arriver. Et le tribunal populaire contre les sanctions marquera sans doute une étape importante. « Il est du devoir de la communauté internationale de demander des comptes aux États qui imposent des sanctions et de veiller à ce que les victimes de l’impérialisme et du néocolonialisme étasunien obtiennent réparation », conclut Alfred de Zayas.

 

Source: Investig’Action

Photo: Felton Davis – Flickr CC 2.0

Notes:

[1] New York Times, 1 décembre 1995

[2] L’interview glaçante de Madeleine Allbright peut être vue en ligne. Lors des obsèques de l’ancienne Secrétaire d’Etat, le président Biden a déclaré que le nom de Madeleine Albright « est toujours synonyme, comme celui de l’Amérique, d’une force pour le bien dans le monde ».

[3] Mark Weisbrot & Jeffrey Sachs, Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, 25 avril 2019.

[4] Alfred de Zayas, The United Nations and Unilateral Coercivite Measures, 30 janvier 2023.

[5] Grégoire Lalieu, Viktor Dedaj : « Le rapprochement est une victoire cubaine, une déculottée pour les Etats-Unis », 4 avril 2016

[6] Communiqué des Nations unies, 10 novembre 2022.

[7] Le Haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères a comparé l’Europe à un jardin tandis que le reste du monde était décrit comme une jungle envahissante. Voir notamment l’article de Ramzy Baroud.

[8] Matthew Petti, Alternative to War or War by Alternative Means?, 28 avril 2020.

[9] Voir Michel Collon, USA. Les 100 pires citations, Ed. Investig’Action, 2018.

[10] Ibid

[11] Ibid

[12] Voir le site Internet de l’International People’s Tribunal on U.S. Imperialism.

[13] Ibid

[14] Op. cit.

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