Rien ne va dans le jardin de Borell: l’Europe doit arrêter de blâmer les autres pour ses propres crises

Quand le chef de la diplomatie de l’UE compare l’Europe à “un jardin” où “tout fonctionne”, et le reste du monde à “une jungle” envahissante, Ramzy Baroud rappelle qui porte une lourde responsabilité dans le chaos ambiant. Il souligne aussi que le vieux continent, loin d’être un jardin luxuriant, est le berceau des plus sombres pages de l’Histoire. Une Histoire toujours en cours… (IGA)


 

Le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, Josep Borrell, n’est pas vraiment perçu par l’élite politique ou les grands médias de l’UE comme un idéologue de droite ou un belliciste. Pourtant, c’est bien comme ça qu’il apparait à travers un prisme différent, non occidental.

Borell a récemment déclaré que “l’Europe est un jardin” tandis que “le reste du monde est une jungle”. Ses propos ont à juste titre été qualifiés de “racistes” par de nombreux politiciens, mais surtout dans le Sud. Les déclarations de Borell doivent aussi être considérées comme l’expression d’un sentiment de supériorité. Pas seulement de Borell, mais des classes dirigeantes européennes dans leur ensemble.    

Ce qui est particulièrement intéressant dans les propos du haut diplomate de l’UE, ce sont ces descriptions erronées de l’Europe et de sa relation avec le reste du monde : “Nous avons construit un jardin”, “tout fonctionne” et “la jungle pourrait envahir le jardin”.

Sans trop s’attarder sur ce qui est manifestement un complexe de supériorité bien ancré, Borell parle comme s’il était un défenseur de la “théorie du remplacement”. Ce concept raciste est défendu par des intellectuels de droite en Occident – et en Europe particulièrement. Il considère que les réfugiés, les migrants et les non-Européens sont des parasites qui cherchent à détruire l’harmonie démographique, religieuse et sociale supposément parfaite du continent.

Si l’on va plus loin dans la dimension historique, on se doit de rappeler également aux dirigeants de l’UE le rôle central que le colonialisme européen, l’exploitation économique, l’ingérence politique et l’intervention militaire pure et simple ont joué pour transformer une grande partie du monde en une prétendue “jungle”. Par exemple, la Libye aurait-elle été réduite au statut d’État failli si l’Occident n’y avait pas mené une guerre majeure à partir de mars 2011 ?

Cette “jungle” imaginaire mise à part, la réalité passée et présente de l’Europe dément fortement le point de vue ethnocentrique de Borell. En effet, l’Europe est malheureusement le berceau des pages les plus horribles de l’Histoire, du colonialisme et de l’esclavage jusqu’aux mouvements nationalistes, fascistes et nihilistes qui ont marqué la majeure partie des trois derniers siècles.

Malgré la tentative désespérée de réécrire ou d’ignorer l’Histoire en faveur d’un récit plus aimable axé sur les grandes splendeurs, les avancées technologiques et le triomphe civilisationnel, la véritable nature de l’Europe continue de couver sous les cendres. Et elle est prête à refaire surface dès que les facteurs géopolitiques et socio-économiques prennent un mauvais tournant. La crise des réfugiés syriens et libyens, la pandémie de Covid et, plus récemment, la guerre entre la Russie et l’Ukraine sont autant d’exemples de ce mauvais tour proverbial.

En fait, les propos de Borrell visant à rassurer l’Europe sur sa supériorité morale ne sont qu’un effort téméraire destiné à dissimuler l’une des crises les plus dramatiques que le continent ait connues depuis près d’un siècle. L’impact de cette crise sur tous les aspects de la vie européenne ne peut être surestimé.

Dans un éditorial publié en septembre dernier sur le site de l’Agence européenne pour l’environnement (AEE), Hans Bruyninckx a décrit “l’état de crises multiples” qui caractérise actuellement le continent européen. “Il semble que nous ayons vécu une crise après l’autre – une pandémie, des canicules et des sécheresses extrêmes dues au changement climatique, l’inflation, la guerre et une crise énergétique“, écrivait-il.

Au lieu d’assumer la responsabilité de cette catastrophe imminente, les élites dirigeantes européennes choisissent une voie différente, bien que prévisible : blâmer les autres, en particulier les habitants de la “jungle” non européenne.

Naturellement, les citoyens ordinaires de toute l’Europe qui font déjà l’expérience de cette pénible réalité ne seront guère rassurés par la proclamation de Borrell selon laquelle “tout fonctionne”.

Le risque d’une résurgence des mouvements d’extrême droite en Europe est désormais une possibilité réelle. Ce danger avait été relativement atténué par le revers du mouvement extrémiste “Alternative pour l’Allemagne” et la victoire des sociaux-démocrates aux élections de l’année dernière. Mais l’Allemagne pourrait faire figure d’exception, car l’extrême droite européenne est maintenant de retour, pratiquement partout, et avec un esprit revanchard.

En France, le parti d’extrême droite de Marine Le Pen a obtenu un score record de 41 % du total des voix (plus de 13 millions) en avril. Certes, Emmanuel Macron a réussi à contenir l’avancée du Rassemblement national de Le Pen, mais sa coalition a perdu sa majorité parlementaire et son leadership a été considérablement affaibli. Actuellement, le pays est secoué par des rassemblements et des grèves massifs qui dénoncent la flambée des prix et l’aggravation de l’inflation.

La Suède est un autre exemple de la montée déterminée de l’extrême droite. Une coalition de droite  a remporté les élections générales de septembre dernier et domine désormais le parlement du pays. Le 17 octobre, Ulf Kristersson a été élu Premier ministre. La formation de son gouvernement a été rendue possible grâce au soutien des Démocrates suédois, un parti aux racines néonazies et au programme anti-immigration très dur. Le SD a joué un rôle crucial dans la victoire de la coalition et il est désormais apte à jouer le rôle de faiseur de rois dans les décisions cruciales.

En Italie aussi, la situation est désastreuse. Un futur gouvernement devrait réunir Giorgia Meloni – la dirigeante de Fratelli d’Italia (Frères d’Italie) – le parti de l’ancien Premier ministre italien de droite Silvio Berlusconi, Forza Italia, et la Lega de l’extrémiste Matteo Salvini. Le parti de Meloni s’inscrit dans la tradition post-fasciste du Mouvement social italien qui a été créé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par des politiciens fascistes après que leur parti eut été officiellement interdit par la Constitution progressiste du pays en 1948.

Les changements de terrain politique en Allemagne, en France, en Italie et en Suède n’ont pas grand-chose en rapport avec la “jungle” mais tout à voir avec l’illusoire “jardin” européen. L’extrémisme européen est un sous-produit d’expériences historiques, d’idéologies et de luttes de classes exclusivement européennes. Accuser les Asiatiques, les Arabes ou les Africains d’être responsables de “l’état de crises multiples” de l’Europe est non seulement illusoire, voire dénué d’esprit. Mais cela fait également obstacle à tout processus de changement salutaire.

L’Europe ne peut pas résoudre ses problèmes en rejetant la faute sur les autres. Et le “jardin” européen, s’il n’a jamais existé, est en fait ravagé par ses propres élites dirigeantes – riches, détachées et totalement malhonnêtes.

 

Romana Rubeo, une journaliste italienne, a contribué à cet article.

 

Source originale: Counter Punch

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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