Haïti : le capitalisme des paramilitaires (3/3)

Tout au long de l’histoire du capitalisme mondial, les groupes dominants ont développé des moyens d’atteindre l’hégémonie pour maintenir et projeter leur domination de classe. À l’ère du capitalisme global, une grande variété de moyens recyclés, modifiés et nouveaux pour atteindre l’hégémonie a émergé, y compris dans le bassin des Caraïbes. La question qui se pose ici est celle des enjeux de cette nouvelle ère du capitalisme global du point de vue du paramilitarisme, en particulier dans le cas d’Haïti. Est-il vrai, comme je tâcherai de le montrer, que le paramilitarisme n’a pas disparu à l’ère de la globalisation, mais a été modifié et fait partie des stratégies changeantes des élites (et surtout des élites transnationales) ?

Troisième partie du dossier (Première partie) (Deuxième partie)

 

4. Le FLRN (2000-2005)

 

La quatrième phase du paramilitarisme eut lieu avec le développement du FLRN (2000-2005). La démobilisation de l’armée haïtienne en 1995 créa une nouvelle circonstance historique dans laquelle une force paramilitaire reconstruite allait constituer la seule stratégie répressive viable des élites. Elle allait servir à rétablir leur monopole politique et à mettre un terme aux processus juridiques qui visaient leur impunité. Les groupes paramilitaires, dont le plus important était le FLRN, devinrent le nouveau mode opératoire pour rétablir l’ordre antidémocratique. Cependant, cette nouvelle éventualité prit du temps à se constituer, car, plutôt que de dépendre de l’État, elle exigeait le parrainage d’une fraction des élites haïtiennes. Sa survie finit aussi par dépendre de l’aide de l’État dominicain et, à un moment donné, de celle de la CIA et, vraisemblablement, de celle de la DGSE française (Direction Générale de la Sécurité Extérieure).

Ces nouveaux « rebelles » paramilitaires se formèrent vers la fin de l’an 2000, lorsqu’un groupe de nouveaux chefs de la police et d’anciens membres des FAd’H lancèrent une guerre d’usure paramilitaire contre le gouvernement constitutionnel d’Haïti. Ces chefs de la police semblent avoir été mobilisés par une combinaison de différents facteurs : la poursuite de la réforme de la constitution pour dissoudre définitivement les forces armées, la poursuite des procédures judiciaires pour tenir les anciens des FAd’H et les paramilitaires responsables de leurs crimes, ainsi qu’une concurrence accrue contre eux dans le narco-commerce de la part d’autres agents de la sécurité qui avaient de meilleurs contacts au gouvernement. Ils allaient également bénéficier de leur lien avec des groupes élites (et des Duvaliéristes) qui prônaient le changement de régime. En se servant de la République Dominicaine comme base, cette nouvelle force paramilitaire put accélérer ses opérations meurtrières et, en 2004, elle joua un rôle-clé dans le coup d’État qui renversa le second gouvernement d’Aristide (Fenton and Engler, 2005 ; R. Robinson, 2007 ; Hallward, 2008). Rarement mentionné dans la presse, le FLRN a organisé, entre 2001 et 2004, une violente «contre-campagne » en menant des raids sur les communautés rurales et urbaines pro-lavalas (Sprague, 2012a). Avant le coup d’État du 29 février 2004 (dans lequel le régime Bush destitua le président élu du pays) et dans les années qui suivirent, ces nouvelles forces paramilitaires se mobilisèrent d’une nouvelle façon, souple et flexible.

 
La configuration des forces de classe durant cette quatrième phase

 

Il est important de connaître la composition des groupes d’élites en Haïti pour comprendre les conflits sociaux historiques continus dans le pays. Depuis sa fondation, Haïti a eu une classe dirigeante bipolaire : 1) ce qui était auparavant la « bourgeoisie comprador » (en grande partie métisse au 19e siècle et « blanchie » encore plus par les migrants européens et du Moyen-Orient au début du 20e siècle) contrôla dans le passé les intérêts commerciaux dans les ports. Aujourd’hui nombre d’entre eux recherchent des relations d’affaires compétitives à l’échelle globale, possèdent une grande quantité de bâtiments et de biens immobiliers, et certains sont impliqués dans les zones de transformation d’exportation du pays, et 2) l’ancienne oligarchie propriétaire foncière qui cherche maintenant à travailler avec des agences transnationales aux intérêts agricoles. Connus sous le nom de « grandon », cette oligarchie tend à être plus nettement (mais pas exclusivement) composée de descendants Afro-Caribéens. Elle dominé l’armée (avec des exceptions visibles, comme Cédras) grâce au régime de François Duvalier. Avant Duvalier, l’armée haïtienne était dominée par des métis, à cause de la politique raciste des responsables de l’armée américaine, mise en place pendant leur occupation entre 1915 et 1934. Il est évident qu’il existe différents niveaux et fractions au sein de la bourgeoisie du pays et des élites de la diaspora.

Il existe également différents segments et fractions au sein des petites classes moyennes et des classes populaires du pays. Il est donc important de se pencher également sur la composition de leur formation sociale [9]. La base de Fanmi Lavalas (FL), le plus grand parti politique officiel du mouvement Lavalas (avec ses principes démocratiques et anti-duvaliéristes), est inscrite dans les classes populaires : les ouvriers, paysans, habitants des bidonvilles, vendeurs ambulants, chômeurs et marginalisés, et d’autres à l’extérieur d’Haïti qui appartiennent aux couches sociales supérieures composées de grands propriétaires fonciers et de grands propriétaires d’entreprises. Au fil des décennies depuis son ascension initiale, face à des attaques constantes et avec ses propres contradictions et problèmes internes, Lavalas est restée populaire parmi certains groupes de la population mais a perdu le soutien des autres. Pendant cette période, il y eut aussi une croissance des groupes évangéliques conservateurs, et l’expansion de certaines couches moyennes dans le pays. Alors que l’opposition politique était majoritairement composée de secteurs sociaux privilégiés au début des années 2000, une fraction des couches moyennes du pays et de la bourgeoisie demeuraient neutres ou en bons termes avec le gouvernement élu du pays (certaines étaient liées aux officiels de FL par des liens familiaux ou commerciaux). Alors que la base de soutien de FL restait largement inscrite dans les quartiers populaires et les zones rurales pauvres, il y avait également bien sûr différentes communautés qui ne soutenaient pas le gouvernement.

Le gouvernement FL souffrit également de l’opportunisme et des luttes internes dans ses rangs, tout comme d’autres gouvernements en Haïti, et ces tensions furent finalement mises en évidence par des difficultés considérables dans le cadre d’un embargo américain sur l’aide à l’État haïtien, qui réduisit radicalement le budget national du gouvernement (Beeton, 2006). Le projet politique de Fanmi Lavalas consistait essentiellement en une tentative d’instauration d’un programme démocratique et réformiste à travers un appareil d’État extrêmement affaibli et qui, par sa nature même, était impliqué dans le maintien de l’intégration accrue du pays dans l’économie capitaliste globale. Tout en ne rompant jamais avec de nombreuses politiques pro-marché (comme, par exemple, après avoir subi une pression énorme, son ouverture d’une zone de libre-échange dans le nord du pays), le projet Fanmi Lavalas était encore trop radical pour un système de classes fondé sur un tel gouffre d’inégalité. Il remettait en question l’histoire locale, faite d’exclusion politique et d’injustice, d’un État haïtien longtemps tenu sous contrôle dictatorial et abritant des élites militaires et politiques habituées à l’impunité. De plus, dans cette nouvelle ère globale, la soumission politique presque complète est devenue une exigence propre à l’introduction de nouveaux investisseurs capitalistes dans un paysage économiquement sous-développé. Ce projet souverain, dont les réformes étaient pourtant fort modérées, se fit hélas de nombreux ennemis. Et la confrontation ne fit que s’intensifier avec l’affaiblissement de l’État provoqué par l’assaut des paramilitaires et l’effet écrasant de l’embargo sur l’aide au pays.

Flynn et Roth (2010) ont détaillé la façon dont le premier et le second gouvernement d’Aristide (1991, 1994-1995 et 2001-2004) ainsi que le premier gouvernement de Preval (1996-2001) entreprirent d’importantes politiques d’investissement social visant à élargir l’accès aux besoins de base de la population. Ils promurent également des aspects de la gouvernance qui avaient longtemps été ignorés, comme l’application de la loi contre les terroristes paramilitaires et leurs commanditaires (Concannon, 2000-2001) [10]. Il y eut un effort concerté (ignoré par de nombreux chercheurs qui ont écrit sur la politique contemporaine en Haïti (tel que: Dupuy, 2006; Fatton, 2007; Quinn, 2010)) de renforcement et de démocratisation de la magistrature haïtienne à la fin des années 1990 et au début des années 2000, quand un certain nombre de ces gens de droite violents furent jugés et arrêtés pour la première fois dans l’histoire de la nation (Concannon, 2000 ; Sprague, 2012). Les gouvernements Lavalas augmentèrent également le salaire minimum et concentrèrent une grande partie de leurs maigres ressources sur l’éducation et la santé. En comparaison, la destitution d’Aristide en 1991 puis en 2004 fut suivie par des vagues de terreur paramilitaire, ciblant les quartiers populaires. Les coups d’État furent également suivis par des tentatives de mise en place d’opérations minières qui violaient la constitution du pays (Sprague-Silgado, 2016) et d’autres politiques de « doctrine de choc » qui n’avaient pas été possibles sous Lavalas. Ces faits, en plus de la campagne d’Aristide pour retirer définitivement l’armée de la constitution du pays, signifiaient que le projet Lavalas posait des difficultés non seulement pour les privilèges traditionnels de l’ancien ordre, et reposait sur un agenda politique qui ne correspondait pas toujours aux intérêts du capital transnational. La corrélation prédominante des forces dans ce pays dépendant de l’aide au développement rendait extrêmement difficile la menée à bien d’un tel projet réformiste.

Au début du mois de février 2004, la situation sécuritaire commença à se dégrader après des années de campagne paramilitaire du FLRN affaiblissant la police du pays qui manquait de ressources. Les paramilitaires commencèrent à occuper plus de villes en Haïti centrale et des militants armés issus de certains des bidonvilles les plus pauvres du pays, y compris des quartiers populaires Cité Soleil et Bel-Air, ainsi que d’autres régions du pays, furent assemblés de façon assez maladroite afin de renforcer les dernières défenses de la police dont les effectifs diminuaient. Ces groupes armés, appelés « gangs de rue » et « chimères » par Dupuy (2006), ont été décrits par d’autres comme des « organisations populaires (OP) » et des « militants anti-coup d’État » (Hallward, 2008 ; Pina, 2005, 2007). Comme je l’ai déjà mentionné, il n’existe pas de motifs raisonnables pour conclure, malgré les actions d’un petit nombre de partisans et de policiers d’Aristide, que la politique du gouvernement d’Aristide était de faire taire la dissidence par la violence (Sprague, 2012a : 13). Une tentative hâtive et mal organisée de défendre le pays au début de 2004 n’empêcha pas le retour des paramilitaires. Comme le souligne Hallward (2008), attaqué de tous côtés, le gouvernement FL fit une erreur en ne développant pas plus tôt une milice plus disciplinée pour repousser les attaques paramilitaires. Étant donné que les forces du FLRN étaient relativement faibles en nombre et se montraient lâches dans plusieurs combats (comme à la bataille de Milot en 2004), la stratégie alternative aurait pu être couronnée de succès. Pourtant, comme le soutiennent certains critiques favorables au FL, cela aurait probablement déclenché une intervention américaine encore plus rapide. Malheureusement, tous ces scénarios restent spéculatifs ; ce qui se passa fut finalement l’usure et le renversement du deuxième gouvernement d’Aristide par le régime de Bush, en dépit du soutien populaire de Lavalas.

Suite à la destitution, la police du gouvernement fut démantelée par les autorités post-coup d’État, avec le renvoi de nombreux officiers fidèles dont certains furent traqués (un processus supervisé par Youri Latortue). C’est aussi à cette époque que la dictature post-coup d’État, avec le soutien de l’OEA, des États-Unis et de l’ONU, supervisa l’intégration de 400 paramilitaires de l’ancienne armée dans la police. Une partie de ce travail fut mené dans le cadre du programme DDR (Désarmement, démobilisation et réintégration) de l’ONU avec le soutien des États-Unis (Camilien, 2012). Parallèlement, dans les mois qui suivirent le coup d’état, des manifestations pacifistes anti-coup d’État se firent souvent agressées violemment par les escadrons de la mort masqués et la police du régime (Griffin, 2004 ; Pina, 2005, 2007) [11]. Pendant cette période, certains des groupes armés qui s’opposaient au régime post-coup d’État furent impliqués dans des enlèvements et des actes criminels à Port-au-Prince. Cependant, la violence commise par un petit nombre de partisans du gouvernement évincé se produisit dans le contexte d’une rupture de l’ordre civil et après des mois d’attaques paramilitaires dans les quartiers populaires. En comparant les données recueillies par les études sur les droits de l’homme, il est clair que la violence sporadique des groupes armés dans les quartiers populaires pâlissait par rapport aux campagnes nationales conduites par les forces paramilitaires à plus long terme (Hallward, 2008 ; Kolbe and Hutson, 2006).

Comme avec tous les processus historiques, on ne peut réduire l’histoire récente d’Haïti à seulement une lutte du bien contre le mal. Il est important de reconnaître la complexité de la composition des groupes qui soutiennent Lavalas, ainsi que les groupes d’opposition politique et d’autres secteurs du pays, ainsi que la façon dont certaines parties de la population, aliénées et passives, même dans des situations de violence, étaient trop occupées à survivre au jour le jour pour s’investir politiquement. Il y avait de nombreux griefs justifiés de tous côtés, et il faut dire que beaucoup de sympathisants de l’opposition ne se rendirent pas compte de la mesure dans laquelle les dirigeants de l’opposition travaillaient avec les escadrons de la mort paramilitaires qui étaient des anciens de Fad’H.  Cependant, une partie importante de l’opposition adopta les escadrons de la mort paramilitaires. Comme l’attestent également les télégrammes de l’ambassade des États-Unis, la foule de l’opposition applaudit l’entrée des paramilitaires de la FLRN à Port-au-Prince en mars 2004 (Sprague, 2012a). Comme le souligne Fatton (2002), il faut aussi examiner un conflit politique dans un contexte économique fortement sous-développé à la lumière de la concurrence extrême pour les ressources limitées. Il faut comprendre la nature de classe des conflits sociaux contemporains à la lumière de leur intégration dans la globalisation capitaliste et de diverses situations contingentes.

Il faut examiner la contestation politique à la lumière de ces complexités et de ces contradictions. Les responsables de FL, qui promouvaient un programme réformiste, furent élus populairement pour des postes au sein d’un État capitaliste privé de ressources. Cela signifiait que ces représentants du gouvernement concluaient dès le départ des transactions et des compromis avec les intérêts puissants. Une petite fraction de la bourgeoisie libérale (et de la petite bourgeoisie) resta favorable ou continua d’interagir avec les dirigeants Lavalas lors du coup d’État de 2004. Le gouvernement FL, tout au long de son mandat, fit constamment des propositions au monde des affaires, mais les classes supérieures locales et de la diaspora continuèrent de s’y opposer fortement. Plongé dans un climat politique désespéré, le projet réformiste accueillit de nombreux opportunistes qui quittèrent le navire dès que le vent se mit à changer de sens. La coalition politique officielle de l’opposition (assistée par des institutions de l’Amérique du Nord et de l’UE de « promotion de la démocratie » orientées vers les élites) était composée de propriétaires d’ateliers d’exploitation, de néo-duvaliéristes, d’anciens colonels militaires, de quelques anciens politiciens de Lavalas, de quelques groupes d’étudiants issus de la principale université, de représentants des milieux d’affaires locaux, d’un certain nombre d’ONG, des dirigeants syndicaux soutenus par des donateurs étrangers, ainsi que des membres de l’intelligentsia proches des agences internationales actives dans le pays. Les grands médias ont souvent dépeint l’opposition comme étant pacifique, mais surtout, comme étant autonome par rapport à l’insurrection paramilitaire (Macdonald, 2008). Selon Macdonald (2008), la plupart des dirigeants de l’opposition ont, à un moment ou à un autre, travaillé avec les paramilitaires. De plus, certaines des élites puissantes qui soutenaient l’opposition avaient des liens historiques étroits avec les forces paramilitaires et de l’ancienne armée. Comme l’ont démontré les journalistes du New York Times, les programmes de renforcement de la coalition dans l’opposition ont bénéficié d’une formation et d’un soutien financier de la part de puissants donateurs étrangers, surtout des receveurs de subventions du Département d’État américain comme le International Republic Institute (IRI) (Bogdanich et Nordberg, 2006). Nous voyons ici la double nature de l’hégémonie dans le contexte contemporain : une stratégie consensuelle de polyarchie se produisant parallèlement à une reconstitution de mécanismes répressifs (paramilitaires) pour la domination d’une classe.

Un grand nombre de groupes sociaux soutinrent le FLRN au cours des événements précédant le coup d’état de 2004. Certains de ces groupes n’étaient composés que d’une poignée d’individus. D’autres en contenaient des centaines qui apportèrent leur soutien à un moment ou à un autre. Pour élaborer ce point plus clairement, ils ont été divisés en dix sous-groupes comme suit :

(1) Les Duvaliéristes et les « Blancs » de droite : En dessous des familles les plus riches et les connues d’Haïti, on trouve une fraction de bourgeois à la peau claire (dont un nombre considérable sont d’origine levantine) [12]. Un individu ayant grandi dans les échelons supérieurs de la société haïtienne expliqua à l’auteur durant une interview comment se jouaient les rapports de classes racialisés parmi les élites de droite : « Les Duvaliéristes non-noirs se considèrent plus intelligents » ; ils ne sont pas au niveau des principales familles industrielles, mais « ont tout de même une richesse et un pouvoir importants » (Sprague, 2011a). Ces familles, y compris de nombreuses personnes aux des penchants duvaliéristes, incluent les Handal, Mourras, Assads et Jaars. Certaines de « ces personnes sont même plus dangereuses que les dizaines de familles du haut de la société. Ils pensent qu’ils ont plus à gagner [localement] et qu’ils sont moins surveillés par les étrangers » (Sprague, 2011a). Certains individus de ces groupes, comme Georges Saati et Hugues Paris, semblent avoir joué un rôle décisif dans la mobilisation de la campagne paramilitaire contre l’État [13].

(2) Un groupe duvaliériste « noir » comprenait des individus tels que l’ancien dictateur Prosper Avril, un ancien Tonton Macoute, le maire de Port-au-Prince Franck Romain, et d’autres personnes telles que Gregory Chevry et son frère Youri Chevry, Alix Thibulle, Gonzague Day et certains membres de la famille Tankred, qui auraient tous soutenu l’insurrection paramilitaire. Alex Thibulle, l’un des membres les plus importants de ce groupe, aurait maintenu des liens étroits avec les Duvaliéristes « blancs ». Un fils d’une famille aisée de Port-au-Prince expliqua à l’auteur : « Thibulle [était] l’un des rares Duvaliéristes noirs qui [pouvaient] aller s’asseoir avec eux [les Duvaliéristes non-noirs] à leur table le dimanche. Ils n’invitent pas à leurs fêtes les gens qu’ils méprisent » (Sprague, 2011a). Plus récemment, ces personnes ont travaillé avec ce qui est devenu « l’un des cartels les plus puissants du pays dirigé par Dany Toussaint, Clarel Alexandre, Gregory Chevy et Jean-Claude Louis-Jean » (Sprague, 2011a). « Ce sont les gens que Guy Philippe et les autres [paramilitaires] . . . n’exposeront jamais », les noms qui ne seront jamais salis dans les déclarations médiatiques qu’ils font de temps en temps (Sprague, 2011a). Ces dernières années, nombre de ces personnes ont essayé de rester crédibles en politique en travaillant avec les partis politiques de l’establishment tels que ceux dirigés par Martelly et Préval. Il est important de noter que, selon les télégrammes que j’ai obtenus grâce au Freedom of Information Act (FOIA), le duvaliériste Joseph Baguidy Jr fut l’un des principaux organisateurs secrets de la campagne des escadrons de la mort du FLRN entre 2001 et 2004. Baguidy Jr, ancien militaire disgracié, était le fils d’un confident proche (et procureur d’armes) de François Duvalier. [14]

(3) Un groupe d’hommes d’affaires locaux et issus de la diaspora joua un rôle décisif dans le financement des nouvelles forces paramilitaires. Certains d’entre eux sont des hommes d’affaires dirigeants des petits commerces et qui avaient des racines familiales et idéologiques dans l’extrême droite du pays. D’autres sont impliqués dans la sous-traitance et sont à cet égard portés vers l’économie globale. Parmi ces capitalistes qui semblent avoir eu des liens à un moment ou à un autre avec la phase la plus récente de la violence paramilitaire il y avait Ben Bigio, André « Andy » Apaid Jr et Oliver Nadal.

(4) Les élites politiques carriéristes, opportunistes et ratées. Comme je l’ai découvert lors de mes recherches sur la Loi pour la liberté de l’information (FOIA en anglais), un certain nombre de personnalités publiques dans le pays favorisa également les forces paramilitaires. Parmi elles se trouvait Judy C. Roy, un membre des élites locales qui avait des aspirations politiques, un des premiers financiers des paramilitaires du FLRN. Ce secteur est également représentatif d’individus comme Serge Gilles, dirigeant du petit parti politique Fusion des Sociaux Démocrates Haïtiens (FUSION). D’autres, comme les agents politiques de droite de la famille Manigat, ont eu des échanges avec l’ambassade des États-Unis pour discuter de ce qu’ils considéraient comme le rôle utile que les paramilitaires pouvaient jouer pour éliminer le gouvernement Aristide. Il existe en Haïti un éventail de petits partis politiques qui gagnent rarement lors des élections libres et équitables, mais dont les membres continuent d’être des acteurs importants de la vie politique du pays, soit parce qu’ils obtiennent parfois des postes gouvernementaux, soit parce qu’ils constituent d’utiles contacts de l’ambassade des États-Unis. Les loyautés politiques de ces individus changent souvent au moment opportun.

(5) Une faction de l’ancienne armée, y compris certains anciens policiers, a joué un rôle essentiel dans la facilitation de la violence du FLRN. Certains avaient des relations avec les services de renseignement et militaires américains. Il s’agit notamment des anciens commandants de FAd’H, Himmler Rébu et Guy André François, de l’ancien général duvaliériste Williams Régala, et d’autres encore (Sprague, 2012a). Les anciens membres de Fad’H tels que Youri Latortue et Dany Toussaint s’inscrivent également dans les autres groupes sociaux énumérés ci-dessous. Par exemple, Dany Toussaint s’inscrit dans le groupe « 5ème colonne », tout en étant impliqué dans le narcotrafic. En 2004, Youri Latortue joua un rôle central dans l’affaiblissement du gouvernement élu d’Haïti et fut ensuite un planificateur-clé pour les autorités post-coup d’État et la campagne de répression violente qu’elles lancèrent (Sprague, 2012a). Son parent Gérard Latortue dirigea la dictature post-coup d’État installée par les États-Unis en mars 2004.

(6) La « 5è colonne », était composée d’individus qui travaillaient à affaiblir l’État de l’intérieur. Les personnages les plus représentatifs de ces « caméléons » étaient Dany Toussaint et Joseph Médard, tous deux élus à des hauts sièges au Sénat du pays sous FL. En opérant de l’intérieur de l’État, ils allaient servir de figures-clés (comme le détaillent de nombreux documents du FOIA) pour aider à affaiblir le gouvernement élu d’Haïti dans les mois et les années précédant le coup d’État de février 2004 (Sprague, 2012a).

(7) Les renseignements américains, en particulier la CIA. Il y a une longue histoire d’intervention et de soutien des États-Unis aux forces répressives en Haïti. Tandis que certains responsables de l’ambassade tels que l’ambassadeur des États-Unis, Brian Dean Curran, ne firent pas directement la promotion des opérations paramilitaires, il ne semble pas qu’il ait tenté de soutenir les autorités haïtiennes pour traîner les paramilitaires en justice. D’autres ambassadeurs des États-Unis, tels que le remplaçant de Curran nommé par le régime de Bush, James B. Foley, engagèrent directement la communication avec les commandants paramilitaires (Sprague, 2012a). Pourtant, même pendant la période où Curran fut ambassadeur, il ressort clairement des FOIA et des entrevues que j’ai menées que des agents des renseignements américains ont, en effet, effectué leurs propres opérations en s’organisant avec les élites qui soutenaient le FLRN : un agent du renseignement états-unien, Janice Elmore, rencontra par exemple le comploteur de droite Hugues Paris et des groupes d’opportunistes au sein de la police locale à Gonaïves. Cela eut lieu juste avant une évasion de prison à Gonaïves, au cours de laquelle des criminels paramilitaires, anciens militaires ainsi que des violents criminels emprisonnés s’échappèrent en août 2002 (Sprague, 2012a). Comme je l’ai découvert lors d’une discussion avec une source anonyme qui travailla dans le passé à l’ambassade américaine à Port-au-Prince, Curran et le chef de l’ambassade avaient une relation tendue avec Elmore, car elle avait ses propres priorités liées à l’agence qui n’étaient pas forcément alignées sur celles du Département d’État américain.

(8) Un secteur de la direction militaire et du Ministère des Affaires Étrangères de la République Dominicaine. J’ai fourni la première enquête documentée sur le rôle secret des autorités dominicaines dans le déclenchement de la violence paramilitaire en Haïti. Ce soutien émanait principalement d’un groupe de bureaucrates de carrière au Ministère des Affaires Étrangères à Saint-Domingue et des échelons supérieurs de l’armée dominicaine. Le plus notable parmi eux semble être le lieutenant général Soto Jiménez et le général Manuel Polanco Salvador. Dans des interviews enregistrées par l’auteur, les bureaucrates de carrière du Ministère Dominicain des Relations Extérieures à Saint-Domingue reconnurent également soutenir étroitement Guy Philippe et sa force paramilitaire. Parmi ces officiels figuraient : le Dr Luis Ventura Sanchez, l’expatrié haïtien Jean Bertin et William Paez Piantini (Sprague, 2012a). Il y avait aussi de nombreux intermédiaires qui aidaient les paramilitaires à établir des liens en République Dominicaine et gardaient un œil sur eux pour les responsables dominicains, des individus comme l’opérateur haïtien de droite Harry Joseph (un ami proche de Saati), le conseiller de ministre Hubert Dorval qui travaillait à l’ambassade d’Haïti en République Dominicaine (et qui fut relevé de ses fonctions par le gouvernement d’Aristide après avoir été surpris en train de secrètement donner des informations aux services de renseignements dominicains) et Delis Herasmé, ami du président dominicain Mejia et importante « connexion » pour les paramilitaires à Santo Domingo. Ces informations ont été vérifiées auprès de l’auteur par de nombreuses sources proches des paramilitaires et par certaines de ces personnes elles-mêmes.

(9) L’agence de renseignement externe française, la DGSE. Le renseignement français semble avoir également joué un rôle de soutien direct au FLRN. Cela inclut à la fois les allégations sur un journaliste français qui aurait remis de l’argent aux paramilitaires à Gonaïves et un télégramme de l’ambassade des États-Unis dans lequel l’ambassadeur des États-Unis a écrit au Département d’État qu’il semblait que la France était impliquée dans le soutien des paramilitaires (Sprague, 2012a). Pratiquement aucune information n’a été publiée sur le rôle dissimulé des renseignements français dans le financement des forces paramilitaires ou duvaliéristes en Haïti. Il faut noter que les services de renseignement français ont longtemps joué un rôle important avéré dans le soutien aux groupes armés dans d’autres parties du monde (comme dans les récents conflits en Libye, en Syrie et dans certaines parties de l’Afrique de l’Ouest et Centrale) (Forte, 2012).

(10) Les réseaux narcotiques. L’une des caractéristiques les plus importantes des hauts dirigeants paramilitaires et militaires au cours des dernières décennies a été leur relation récurrente avec le narcotrafic. Le passage du trafic de stupéfiants par Haïti est depuis longtemps contrôlé par des militaires, des anciens militaires, des policiers, des paramilitaires et des enfants de riches élites. Depuis l’expansion du trafic de stupéfiants dans les Caraïbes, au sein de chaque gouvernement haïtien, il y a eu des individus liés à ce trafic qui en ont bénéficié. Après le démantèlement de l’armée en 1995, des anciens employés de l’armée et des groupes d’élites ont formé des cartels qui cherchaient à dominer les contributions locales à ce commerce. Ces narco-patrons ayant des liens avec des réseaux dominicains, colombiens et autres réseaux criminels ont fréquemment cherché à acheter des politiciens (Sprague, 2011a). Le trafic de stupéfiants a été l’un des facteurs incompris de la violence paramilitaire au cours des dernières années, car des réseaux rivaux de narcotrafic ont entretenu des alliances avec différents responsables du gouvernement haïtien. Pendant la période que j’ai étudiée, il semble que, bien que certains narco-groupes se soient affiliés au FLRN, d’autres avaient des alliés au sein des organismes de sécurité du gouvernement.

 

Conclusion

 

Cet article a soutenu la thèse d’une impunité continue des paramilitaires et de leurs commanditaires locaux, et ce, alors même que les nouvelles élites transnationales ont imprimé de nombreux changements à cet appareil répressif. Le but des élites transnationales est de stabiliser un pays afin devienne une plate-forme sécurisée à travers lesquelles le capital global peut circuler [15]. Cela implique également différentes tentatives d’assouplissement de la part de groupes anciens orientés vers l’aspect local (car ils cherchent à institutionnaliser de nouveau des aspects de « l’ancien ordre »). Dans le cas d’Haïti, on peut voir comment, immédiatement après le coup d’État, des politiques néolibérales furent décrétées pour renforcer le capital transnational du pays (Schuller, 2007). L’ambassade des États-Unis dut accomplir de nombreux efforts pour que les secteurs d’extrême-droite locaux continuent à soutenir le nouveau régime après le coup d’État, car certains d’entre eux se plaignaient de ne pas recevoir de postes et d’être évincés de la transition politique [16]. Les élites transnationales doivent donc faire face à l’alignement local de différentes forces.

Le capital transnational et les élites trouvèrent de vrais alliés parmi les gestionnaires d’État du gouvernement intérimaire qu’ils avaient aidé à mettre au pouvoir et qui mis rapidement en place un programme d’ajustements structurels. Sous la direction du FMI, un cadre provisoire posa les bases des « réformes » souhaitées par les élites transnationales. Le gouvernement intérimaire renvoya entre huit à dix mille fonctionnaires. D’autres programmes d’État, tels que la subvention du riz pour les pauvres, les centres d’alphabétisation et les projets d’infrastructure hydraulique, cessèrent après le coup d’État. L’Université de la Fondation Aristide (UniFA), qui formait des médecins issus des milieux pauvres, fut fermée et transformée en base pour les forces de la MINUSTAH (la garnison de l’ONU). Les décisions judiciaires qui avaient puni certains des criminels les plus violents du pays sous l’autorité des gouvernements Lavalas furent annulées suite au coup d’État.

L’une des préoccupations des élites transnationales était que l’ancienne armée chercherait à combler la vacance du pouvoir. L’idée selon laquelle les rebelles « devaient » être tenus pour responsables de leurs crimes était évidemment impensable. Au lieu de cela, une stratégie nuancée fut élaborée dans laquelle les hommes d’influence avec une orientation transnationale cherchèrent à intégrer certains paramilitaires dans la police et les appareils de sécurité de l’État tout en laissant de côté et en offrant une impunité aux pires violateurs des droits de l’homme. Cela servit à maintenir la domination de classe des élites haïtiennes d’une manière acceptable pour les élites transnationales, tout en évitant d’avoir à traiter avec les personnages des escadrons de la mort les plus controversés. Ici, les décideurs politiques transnationaux cherchèrent à éviter ce qu’ils avaient considéré comme des erreurs du régime de fait le plus embarrassant du pouvoir, de 1991 à 1994, avec son recours visible à la violence paramilitaire.

Le gouvernement intérimaire et ses partisans transnationaux tentaient d’inciter les paramilitaires à se transformer. Mais certains, comme le commandant paramilitaire Remissainthe Ravix, qui espérait que ses troupes resteraient mobilisées, refusèrent. Cela s’avérait encombrant et menaçait les plans des gestionnaires locaux orientés vers le transnational. La crise fut donc traitée rapidement. Les troupes de l’ONU tuèrent Ravix et certains de ses partisans lors d’une fusillade, ce qui symbolisa la maîtrise des éléments paramilitaires les plus extrêmes.

Les principales composantes de la stratégie de développement post-séisme en Haïti ont été axées sur l’attraction des investisseurs globaux, pratique suivie par les États-Unis et la Banque Mondiale pour faciliter les opérations de transformation des exportations, un nouveau port en eau profonde et les nouveaux développements miniers mentionnés plus haut. La conséquence politique de cette restructuration économique, avec les catastrophes naturelles et humaines qui se sont produites ces dernières années, a été une occupation des Nations Unies et une exclusion politique croissante des pauvres. Cependant, même les plans les mieux établis des principaux décideurs ont rencontré des difficultés. L’organisation des forces populaires pousse constamment les groupes dominants à rechercher des plans d’urgence. La politique la plus probable des élites transnationales sera de continuer à affaiblir ou marginaliser toute alternative au statu quo, en profitant de la violence paramilitaire (et en fermant les yeux sur elle, à moins qu’elle ne commence à affaiblir la légitimité politique de leurs alliés locaux). Une attention soutenue sera portée sur l’approfondissement de la polyarchie. D’autres méthodes pour parvenir au consentement hégémonique (comme dans l’idéologie culturelle) jouent également un rôle, en aidant à assurer l’alignement local avec les intérêts capitalistes transnationaux et à faciliter l’intégration du pays dans le système global. Cependant, le capital transnational n’exige pas la reproduction sociale d’une grande partie de la population, les surnuméraires humains non requis pour l’économie globale. Cela signifie qu’une partie importante de la population haïtienne est structurellement marginalisée. Pour maintenir leur domination de classe dans le contexte d’une fracture sociale extrême, les groupes dominants feront de nouveau appel à l’avenir, surtout en période de crise, à la force répressive pour écraser les luttes qui se lèvent d’en bas.

Après les coups d’état de 1991 et 2004, ce groupement de militaires, paramilitaires et membres de la bourgeoisie s’efforça, à plusieurs reprises, de récupérer son impunité et réorganiser son dispositif. Aujourd’hui, les anciens chefs paramilitaires et militaires exploitent un réseau de camps de milice privés en Haïti (Sprague, 2011b) et, ces dernières années, les forces politiques de droite du pays (appuyées par des nations étrangères et des agences supranationales) s’efforcent de rénover l’appareil militaire qui avait été dissous en 1994. Alors que Geoff Burt (2016), un spécialiste des think tanks occidentaux, décrit la construction d’une « nouvelle armée haïtienne reconstituée » comme un fait accompli, il reste à voir comment le peuple haïtien réagira. Avec chaque transition politique récente en Haïti, depuis la chute de la dynastie Duvalier, les élites transnationales tentent de micro-gérer l’hybride monstrueux des paramilitaires et de l’armée. Tout en ayant une incidence sur la reproduction de ces groupes armés, les politiques des élites transnationales ont permis aux anciens militaires et paramilitaires (et à leurs commanditaires issus des élites locales) de maintenir leur impunité et de changer leur image. Ces forces brutales sont potentiellement des problèmes gênants pour les groupes dominants impliqués dans des institutions et des entreprises transnationales, mais elles peuvent aussi servir d’outil précieux pour imposer leur règne (ainsi que le règne de leurs alliés locaux), en particulier pendant certaines « périodes d’urgence ».

L’interrègne démocratique bancal d’Haïti, compromis à bien des égards, finit par être détruit par une déstabilisation économique et politique, une campagne paramilitaire et l’intervention directe du régime américain de Bush. Depuis lors, les principaux groupes dominants et leurs alliés politiques cherchent à solidifier leur pouvoir à travers le modèle politique polyarchique. Promu par des élites et des dirigeants à orientation transnationale, ce modèle « d’élections de démonstration » orientées vers l’élite vise à introduire un climat plus que favorable au capital mondial, dans lequel des secteurs du bloc du pouvoir local du pays peuvent s’intégrer harmonieusement dans le nouveau bloc historique global. Idéalement, un arrangement polyarchique dans le contexte présent aurait lieu entre la bourgeoisie macouto-martelliste et la faible bourgeoisie prévaliste pseudo-nationaliste et soumise. Grâce à une telle configuration, les élites transnationales pourraient isoler et chercher à diviser davantage le populaire mouvement Lavalas du pays (avec ses différents courants). D’autres facteurs jouent également un rôle dans la refonte de la scène politique d’Haïti : comme la suppression des électeurs (avec une participation déclinante aux élections après le coup d’état) et l’intensification de la culture-idéologie du consumérisme.

De nouvelles stratégies politiques et économiques ont été déployées pour consolider le pouvoir entre les mains, cette fois, d’une bourgeoisie transnationale. Les dirigeants et les investisseurs voient Haïti, en particulier, comme une situation d’urgence dont la solution est d’approfondir l’intégration du pays dans l’économie capitaliste globale. Pourtant, avec une grande partie de la population du pays marginalisée, les mouvements sociaux et politiques populaires d’Haïti continuent de se mobiliser contre leur exclusion. Cela a créé des difficultés pour les groupes dominants et leurs stratégies. Alors que ce scénario se poursuit et que de puissants états étrangers et agences supranationales continuent d’intervenir, il semble que ce n’est qu’une question de temps avant que certains groupes d’élite mobilisent de nouveau leurs paramilitaires.

Face à ces conditions structurelles difficiles, la lutte pour la justice et l’inclusion continuera d’être la responsabilité des classes populaires. À l’ère de la globalisation, où les élites coordonnent de plus en plus leurs efforts au-delà des frontières, les mouvements populaires ont également besoin d’établir des liens et de s’organiser au-delà des frontières pour progresser à long terme. Tandis que les populations ouvrières et les populations à faible revenu sont exploitées par le capital transnational, elles commencent également à s’intégrer fonctionnellement à travers les frontières grâce à leurs relations productives, leurs réseaux de transferts, leurs communications globales et d’autres dynamiques. Les forces sociales de la région, bien que conditionnées à bien des égards par le passé, entrent dans une ère qualitativement nouvelle d’intégration et inégalité transnationales. Les classes ouvrières et populaires dans les Caraïbes et dans le monde doivent se tourner vers de nouvelles formes transnationales de solidarité. Pourtant, que dire de ces communautés structurellement marginalisées (les masses de chômeurs et sous-employé), les populations qui font face aux formes les plus dures de répression ? La lutte de ces forces subalternes dans un monde globalisant reste un défi ouvert pour le siècle à venir.

 

Jeb Sprague-Silgado enseigne au Département de sociologie de l’Université de Californie à Santa Barbara. Il est notamment l’auteur de Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti  (Monthly Review Press, 2012) et de prochain livre The Caribbean and Global Capitalism. Son site Web académique est disponible ici: https://sites.google.com/site/jebsprague/

 

Notes

[9] Un bon moyen de résumer les interconnexions entre certaines des personnes qui ont soutenu et participé à la campagne paramilitaire contre le gouvernement élu d’Haïti au début des années 2000 serait peut-être de regarder les origines de Guy Philippe. Comme beaucoup d’enfants des élites ou des familles bien connectées du pays, il a fréquenté pendant une partie de sa jeunesse l’école Saint-Louis de Gonzague, avec son école primaire au centre-ville de Port-au-Prince et son école secondaire dans quartier Delmas 31 de la capitale. Un ancien camarade de classe et ami proche de Guy Philippe explique que Saint-Louis de Gonzague est « une école dirigée par des prêtres. L’instruction est haut de gamme. La plupart des diplômés deviennent des élites ; des élites de la bourgeoisie ou de la classe moyenne, des commandants militaires ou de gros trafiquants de drogue » (Sprague, 2011). Même entre les enfants des familles bourgeoises, il existait des clivages de classe et de race entre les camarades de classe, mais en même temps se formaient d’importantes amitiés durables, des couples et des connaissances. Par exemple, un membre d’une famille de FAd’H ou d’une famille duvaliériste noire n’épouserait pratiquement jamais un membre d’une famille industrielle. S’ils le faisaient, « ce serait un véritable déshonneur » ; quand cela arrive très rarement, c’est un véritable drame », explique la source, qui était élève dans chaque niveau scolaire de l’école (Sprague, 2011). Cependant, en même temps, beaucoup ont appris à se connaître. Dans leur jeunesse, des gens comme Guy Philippe et Jacky Nau (qui devinrent plus tard des dirigeants des « Équatoriens ») allaient à l’école aux côtés des enfants de certains des plus grands industriels et acteurs politiques du pays. Il était tout à fait logique qu’on fasse appel à eux plus tard pour mettre à exécution la violence politique de droite. « Ils se connaissaient tous depuis l’école, même s’ils ne traînaient pas beaucoup ensemble dans la cour de récréation » (Sprague, 2011). Toujours premier de sa classe, Philippe acquit dans sa jeunesse l’amitié et la générosité de partisans comme le romancier haïtien Jean-Claude Fignolé et Pierrot Denize (un ancien chef de police) qui aurait aidé à payer la scolarité de Philippe. Ils auraient, tous deux, aussi aidé Guy Philippe à financer sa formation en Équateur. Ce n’est qu’après qu’il n’avait plus d’utilité et qu’il était devenu incontrôlable et de plus en plus encombrant, que les contacts américains de Philippe se sont retournés contre lui, la DEA l’arrêta à la fin de 2016 (Ives, 2017).

[10] J’ai discuté en détail des divers processus d’enquête et judiciaires menés contre les hommes armés paramilitaires et leurs partisans parmi les élites (Sprague, 2012a).

[11] Dans une nouvelle tentative de réécriture académique de ce qui s’est réellement passé à Cité Soleil après le coup d’état de 2004, Moritz Schuberth (2015) affirme, sans preuve, que la seule raison pour laquelle les gens de Cité Soleil ont protesté à la suite du coup d’état, c’était parce qu’ils voulaient retrouver les emplois issus du patronage qu’ils avaient perdus. Il ne mentionne jamais le soutien populaire que le gouvernement destitué avait dans cette communauté et le haut niveau de sentiments anti-militaires présents dans sa population. Il ne mentionne jamais comment, avant la plupart des actes violents perpétrés par les groupes armés des quartiers populaires, il y eut de nombreuses attaques mortelles contre des manifestants pacifiques anti-coup d’État. Ces attaques furent menées principalement par la police de Latortue et leurs alliés paramilitaires, les anciens de FAdH, mais parfois sous l’œil attentif des troupes de l’ONU.

Ignorant l’idée que des personnes à faible revenu et qui sont racialisées de façon négative puissent s’organiser contre les élites et comment, proportionnellement, une grande partie de la violence politique est dirigée contre elles, auteur après auteur (comme Katz [2014], Fatton, Jr. [2007] et Dupuy [2007] par exemple) parcourent rapidement ou ne disent rien sur toute la documentation qui montre les campagnes de terreur post-coup d’état menées contre les pauvres : les images de Kevin Pina et de feu Jean Ristil, l’étude sur les droits de l’homme publiée par Thomas Griffin et l’équipe de défense des droits de l’homme de l’Université de Miami, l’étude Lancet, les rapports de IJDH et BAI, le rapport sur les droits de l’homme de la National Lawyers Guild, les rapports recueillis par le photo-reporter des mouvements de base Wadner Pierre ou encore les rapports locaux sur les droits de l’homme de cette période par des avocats des mouvements base comme Evel Fanfan et les autres. La plupart des auteurs contemporains sur Haïti ne voient pas le ciblage violent des mouvements d’en bas et la manière dont les élites facilitent cela. À mon avis, la plus grande contradiction des approches de ces auteurs est que, bien qu’ils entreprennent une analyse historique souvent nuancée, leurs explications du conflit social contemporain adoptent souvent une approche élitiste en attribuant une authenticité aux récits des grands médias. Prenons par exemple la citation peu critique de Dupuy sur les rapports du journaliste pro-coup d’état Michael Deibert qui, à maintes reprises, a ignoré la proportionnalité de la violence et le ciblage massif du mouvement populaire prodémocratique d’Haïti (comme dans le quartier Gran Ravine de Port-au-Prince, voir Sprague, 2012 : 388). Sous la surface de ces approches se trouve une tendance libérale, avec la conviction que les classes populaires ne peuvent pas se mobiliser (ou ne se sont pas mobilisées) de leur propre chef.

[12] Avec l’émergence du capitalisme, ce qui était auparavant considéré comme des groupes ethniques plus amorphes s’est structurellement mélangé aux relations de classes racialisées (Callinicos, 1993). Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de divisions sociales avant l’avènement du capitalisme. Il est clair qu’il y en avait. Comme le fait remarquer David Harvey : « Le capitalisme n’a pas inventé ‘l’autre’, mais il l’a certainement utilisé et promu de façon très structurée ». Parmi les plus significatives de ces nouvelles « façons structurées », on peut citer celles qui ont été provoquées par l’exploitation racialisée et le concept de race. En tant que construction sociale, elle a eu un réel impact matériel sur la vie quotidienne des gens, comme l’explique Stuart Hall : « La race est la modalité dans laquelle la classe est vécue ». En Haïti, nous pouvons observer de nombreuses caractéristiques structurelles générales et particulières de la façon dont les relations de classes racialisées se sont mises à fonctionner.

[13] Incidemment, à la mi-2016, Saati faisait partie d’un petit groupe d’élites haïtiennes qui escortaient alors le candidat présidentiel Donald Trump dans Miami pendant sa campagne. Saati reste proche de divers politiciens de Washington, même après avoir été exposé comme partisan des escadrons de la mort dans mon livre de 2012.

[14] En octobre 2014, Jean-Claude Duvalier (qui était rentré de son exil après le séisme de 2010) mourut à la résidence de Baguidy Jr.

[15] Pour un examen plus approfondi du passage du capitalisme national et international au capitalisme global dans les Caraïbes, voir : Watson, Eds., 2015 ; Sprague, 2015b ; Sprague-Silgado, 2018. Voir également les travaux de Robinson sur l’Amérique centrale (2003) et l’Amérique latine (2008), ainsi que les récents numéros de revues et volumes de livres édités qui examinent et débattent de la formation transnationale de classe (Harris, Eds., 2009 ; Murray and Scott, Eds., 2012 ; Haase, Eds., 2013 ; Struna, Eds., 2013 ; Sprague, Eds., 2015a).

[16] Avec le régime intérimaire peuplé de technocrates proches du gouvernement des États-Unis et de décideurs à orientation transnationale, des secteurs radicaux et moins astucieux de la bourgeoisie haïtienne se sentirent mis à l’écart. L’ambassadeur des États-Unis, M. Foley, fit remarquer : « Nous détectons une crainte au sein de la classe politique établie d’être oubliée par la transition » (Foley, 2004).

 

Source: Journal de Notre Amérique

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