Haïti : le capitalisme des paramilitaires (2/3)

Tout au long de l’histoire du capitalisme mondial, les groupes dominants ont développé des moyens d’atteindre l’hégémonie pour maintenir et projeter leur domination de classe. À l’ère du capitalisme global, une grande variété de moyens recyclés, modifiés et nouveaux pour atteindre l’hégémonie a émergé, y compris dans le bassin des Caraïbes. La question qui se pose ici est celle des enjeux de cette nouvelle ère du capitalisme global du point de vue du paramilitarisme, en particulier dans le cas d’Haïti. Est-il vrai, comme je tâcherai de le montrer, que le paramilitarisme n’a pas disparu à l’ère de la globalisation, mais a été modifié et fait partie des stratégies changeantes des élites (et surtout des élites transnationales) ? 

Deuxième partie du dossier (Première partie) (Troisième partie)

 

2. Les Attachés (1986-1991)

 

Les Attachés constituèrent la deuxième phase du paramilitarisme contemporain dans le pays. Les attachés, tels qu’ils furent surnommés sous les régimes des généraux Henri Namphy et Prosper Avril suite à la chute de Jean-Claude Duvalier, étaient essentiellement une version diminuée en taille et sans uniforme des Tontons Macoutes. Ces paramilitaires ne fonctionnaient plus avec l’apparat, les marches publiques et les uniformes bleus des Macoutes que la dynastie Duvalier leur avait accordés. Néanmoins, ils travaillaient encore plus étroitement avec la police et les militaires (qui étaient institutionnellement liés), surtout parce qu’il devenait de plus en plus risqué pour eux de fonctionner seuls car la population commençait à se mobiliser, à se défendre et, dans certains cas, à riposter. Afin d’essayer de retenir les mouvements populaires en plein essor du pays, les Attachés menèrent des massacres et des assassinats ciblés (souvent en marge des forces de l’État). Les plus infâmes d’entre eux furent le massacre de 15 personnes à Fort-Dimanche en 1986, le massacre de 139 paysans à Jean-Rabel en 1987, le massacre du jour des élections en 1987 à Ruelle Vaillant, où 34 personnes furent assassinées (et 60 autres massacrées uniquement dans l’Artibonite), et le massacre de 13 personnes en 1988 à Saint-Jean Bosco (lancé contre l’église d’un jeune curé, Jean-Bertrand Aristide) (Belleau, 2008). Après plusieurs tentatives infructueuses de transition vers des « élections » dirigées par l’armée, d’importantes pressions nationales et internationales se sont élevées en faveur d’élections libres dans le pays.

Cependant, le caractère réactionnaire des paramilitaires et de leurs commanditaires était tel qu’après les premières élections libres de l’histoire du pays largement saluées, le 16 décembre 1990, les Attachés tentèrent (sans succès) un coup d’État en janvier 1991 pour arrêter l’inauguration du nouveau gouvernement élu. Pourtant, avec le mouvement démocratique du pays revigoré et catapulté, aux côtés du jeune prêtre Aristide, au pouvoir politique, les Attachés furent forcés d’entrer dans la clandestinité. Certains quittèrent le pays, car l’armée (du moins publiquement) prenait ses distances. Le nouveau gouvernement constitutionnel se mit également à dissoudre les chefs de section et leur réseau d’assistants, c’était les auxiliaires ruraux de longue date qui avaient imposé le règne des gouvernements autoritaires pendant des générations dans les campagnes et les zones frontalières d’Haïti.

Le passage de la dictature à la démocratie doit être compris au vu des grands changements socio-économiques et politiques qui se produisirent avec l’affaiblissement de la guerre froide et le début de la phase globaliste du capitalisme. Sous une pression croissante, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, et avec un réseau émergent d’orientation transnationale plus influent, les élites politiques et militaires à Port-au-Prince finirent par s’orienter vers un processus de transition qui allait être supervisé par la communauté internationale. Les gouvernements élus (élus dans les limites d’un système polyarchique d’élites) étaient censés remplacer les régimes militaires non élus du passé. Depuis la chute de la dynastie des Duvalier, il y avait de plus en plus de pression pour mettre à la retraite ou contenir les derniers paramilitaires, bien qu’aucun processus judiciaire n’ait été lancé jusqu’en 1990 pour accuser légalement les paramilitaires ou leurs commanditaires au sein de l’État et des élites. En soutenant des élections soigneusement gérées, les technocrates américains cherchaient, avec une foule d’alliés locaux, la stabilité grâce à laquelle les réformes néolibérales créeraient un climat accueillant à long terme pour le capital global (Robinson, 1996). Ces politiques néolibérales étaient censées engendrer des mesures d’austérité de l’État, la privatisation des biens publics, la libéralisation des échanges et le développement des zones franches d’exportation.

Puisque les élites à orientation transnationale n’ont pu accepter des victoires électorales des courants politiques de gauche, elles ont travaillé par le biais de divers appareils institutionnels pour promouvoir leurs homologues, les élites locales (issues des couches de politiciens, de professionnels, industriels, agro-industriels et de sous-traitants). Par exemple, des segments des groupes dominants d’Haïti ont effectué une transition à partir d’une orientation internationale (comme leur implication dans des formes d’activités de marché traditionnelles plus anciennes) vers une orientation transnationale (insérée dans des systèmes globaux de financement et des réseaux de production intégrés fonctionnellement au-delà des frontières). La restructuration économique du pays nécessiterait un contrecoup politique qui donnerait une légitimité au néolibéralisme et à son érosion des politiques d’État antérieures. Cependant, avec les forces populaires de base d’Haïti mobilisées dans les nouvelles élections ouvertes du pays, il allait falloir des stratégies différentes (déployant des formes d’hégémonie à la fois consensuelles et répressives) pour faire avancer une transition favorable aux élites.

L’ancien économiste de la Banque Mondiale, Marc Bazin, candidat présidentiel des élites supérieures et alliés transnationaux émergents lors des élections de 1990, fut renversé par Jean-Bertrand Aristide, un démocrate progressiste et ancien théologien de la libération (Pina, 1997).

 

3. Le FRAPH (1992-1994)

 

La troisième phase de paramilitarisme évolua avec la création du FRAPH (1992-1994) et d’autres forces similaires. Huit mois seulement après l’inauguration du gouvernement du président Aristide en Haïti, en septembre 1991, l’armée fit un coup d’État contre son gouvernement. Les raisons de ce coup d’État furent les suivantes : les officiels de la CIA, les militaires de l’armée haïtienne et certains membres des « familles » (un petit nombre de familles extrêmement riches qui constituent le niveau le plus élevé de la société haïtienne, pour la plupart issues de la communauté arabe haïtienne) décidèrent assez tôt, quand Aristide occupait son poste, que son programme de réforme ne serait pas toléré. Il a ensuite fallu quelques mois pour jeter les bases d’un renversement (Elie, 2006). L’élection d’Aristide représentait un défi pour le modèle de la polyarchie (Robinson, 1996), car les mobilisations populaires et le nouveau projet politique ne s’inscrivaient pas dans une transition élitiste sans heurt vers une forme plus consensuelle de domination de la classe dominante. Le coup d’État fut ensuite une tentative maladroite de l’ancien ordre de se réimposer et une tentative de certains responsables politiques américains de mettre à jour la dynamique politique locale du pays et d’essayer d’introduire à nouveau un système polyarchique orienté vers les élites. Après le coup d’État militaire, des gens du « même groupe d’élites cultivé par les programmes américains d’aide politique depuis les années 1980 » furent chargés d’un nouveau régime de fait (Robinson, 2006 : 112). Cependant, même avec ces nouveaux technocrates en place, le régime ne réussit pas à obtenir une légitimité aux yeux du peuple haïtien.

Comme de nombreuses équipes de défense des droits de l’homme et de nombreux journalistes l’ont documenté, le régime de fait, dont le personnage central était le général des FAd’H, Raoul Cédras, emprisonna et massacra un grand nombre de jeunes et de militants démocratiques qui s’étaient organisés contre le coup d’État (Ridgeway, 1994; Kean, 1997). Le régime militaire s’appuyait de plus en plus sur les forces paramilitaires, dont beaucoup provenaient des anciens Tontons Macoutes et Attachés. Bien que reconfigurées en taille réduite, les forces paramilitaires sortaient de leur hibernation. La nouvelle force paramilitaire principale se faisait appeler FRAPH, un groupe utilisé partout dans le pays pour mener des assassinats et des actes d’intimidation contre des activistes du mouvement Lavalas, dont beaucoup étaient impliqués dans la théologie de la libération, les organisations urbaines et rurales anti-coup d’État et des brigades de jeunes militants en particulier. Des journalistes et cinéastes américains documentèrent comment le chef de la station de la CIA à Port-au-Prince, John Kambourian, versait des paiements directs en espèces aux dirigeants du FRAPH et travaillait comme interlocuteur entre la bourgeoisie locale, le FRAPH et l’ambassade américaine (Sprague, 2012a). L’illégalité du coup d’État, l’extrême violence et la corruption de ses hommes de main et l’organisation démocratique de nombreux Haïtiens (et des campagnes internationales de solidarité ainsi que des rapports sur les droits de l’homme dans les médias) ont permis au régime de fait d’être largement reconnu comme un narco-État. La fragmentation de la classe supérieure du pays s’accentuait alors que certains commençaient à s’éloigner du régime. En septembre 1993, un défenseur de la démocratie et un homme d’affaires, Antoine Izmery, fut assassiné ; c’était un avertissement aux membres de la bourgeoisie qui se tournaient publiquement contre le régime. Face à une violence extrême de la part d’un escadron de la mort soutenu par la CIA, le Département d’État américain fit publiquement marche arrière et abandonna son « engagement constructif » avec le régime.

Certains groupes dominants trouvaient la campagne paramilitaire visible et permanente utile pour redéfinir l’ancien ordre autoritaire, mais cela s’opposait à la stratégie plus sophistiquée des élites transnationales qui cherchaient un système de polyarchie plus stable et moins friable. Comme l’explique William I. Robinson : « Le FRAPH a ajouté un nouvel élément à la scène politique haïtienne qui a servi l’ordre du jour anti-populaire à court terme, mais a compliqué le programme transnational des élites haïtiennes à long terme » (Robinson, 1996 : 304). Le FRAPH est ainsi devenu un « instrument de répression bien organisé, opérant comme un escadron de la mort pour poursuivre le processus de décimation de l’organisation du secteur populaire, tout en institutionnalisant les forces politiques vouées à préserver un système politique autoritaire » (Robinson, 1996 : 304).

Finalement, le gouvernement Clinton et les Nations Unies intervinrent à la fin de l’année 1994, et firent pression pour que le régime de fait démissionne. L’intervention des États-Unis permit au gouvernement élu de reprendre ses fonctions, mais avec un ensemble de conditions néolibérales. Il s’agissait notamment de la quasi-élimination des droits de douane agricoles, ce qui allait avoir pour effet de continuer à détruire la production agricole locale à petite échelle / familiale / paysanne en Haïti en raison de l’incapacité des agriculteurs locaux à concurrencer les agro-industries américaines. Le régime de fait avait déjà cessé d’appliquer les tarifs douaniers du pays, car « le riz importé circulait en contrebande et les pots de vin remplaçaient les droits de douane » (Theriot, 1994). Les États-Unis et leurs alliés forcèrent essentiellement le gouvernement rétabli à codifier un fait accompli sur le terrain.

La transition permit cependant de mettre fin à la terreur paramilitaire et permit aux mouvements populaires haïtiens de se mobiliser à nouveau. Encore une fois, les groupes paramilitaires repartirent dans la clandestinité, la plupart de leurs dirigeants se cachèrent ou s’exilèrent. Le gouvernement rétabli d’Haïti mit en place un processus de « vérité et justice » qui, malgré de nombreuses difficultés, commença pour la première fois à tenir les membres des paramilitaires et de l’armée pour responsables de leurs crimes. Comme cela fut expliqué plus haut, un certain nombre de paramilitaires et de financiers très en vue furent arrêtés et, pour la première fois dans l’histoire haïtienne, furent jugés (Sprague, 2012a). Le geste le plus populaire du gouvernement Aristide fut de démanteler l’armée brutale du pays et les chefs de section ruraux (tous deux étant devenus profondément liés aux paramilitaires). La chercheuse Eirin Mobekk soutient que la démobilisation de l’armée du pays a, pour le moment, « supprimé la menace de violence institutionnalisée et diminué la possibilité d’ingérence militaire dans le processus de démocratisation […] ainsi que les possibilités de violence organisée par le FRAPH, puisque ses membres étaient étroitement connectés aux FAd’H » (Mobekk, 2001 : 102). Malgré cette victoire, l’ancienne armée, les paramilitaires et leurs commanditaires issus des élites maintinrent secrètement la communication et des réseaux entre eux. Comme le fait remarquer Mobekk : les chefs de file des forces paramilitaires et plusieurs de leurs commanditaires duvaliéristes étaient saufs et restaient actifs, même s’ils ne fonctionnaient plus directement à travers l’État haïtien.

De plus, il devint rapidement évident que les représentants américains n’étaient pas satisfaits du choix du président réhabilité lorsqu’il voulut démobiliser les forces armées haïtiennes et former une nouvelle police. Les représentants américains s’opposèrent à la préférence d’Aristide pour une nouvelle police composée de stagiaires civils. Ils préférèrent plutôt conserver une grande partie de l’armée et recycler des anciens membres des FAd’H en les insérant dans la nouvelle police. Il est important de noter que certains membres du personnel de l’armée haïtienne avaient depuis des années des liens avec le Pentagone et les services secrets des États-Unis. Un rapport de l’ONU conclut que « la décision du président Aristide de démanteler les FAd’H en janvier 1996 fut accueillie avec mécontentement par les États-Unis », car le Département de la Défense des États-Unis voulait maintenir la moitié des effectifs de la force (Mendiburu et Meek, 1996 : 27) [8].

En conséquence, les États-Unis réussirent à imposer des dizaines d’anciens des FAd’H, qui étaient restés en contact étroit avec l’ambassade des États-Unis, dans la nouvelle police d’Haïti. Le gouvernement reconstitué d’Haïti accepta également une centaine d’anciens membres des FAd’H qui, selon lui, avaient abandonné leurs anciennes habitudes pour rejoindre la police. Le démantèlement de l’armée, tout en étant très populaire auprès des Haïtiens pauvres et en assurant la stabilité du gouvernement, entraîna néanmoins de nouveaux problèmes. Le premier est qu’une partie de l’ancienne armée ne voulait pas se réintégrer à la société, ils sentaient qu’ils perdraient leur position sociale privilégiée. Certains d’entre eux s’impliquèrent dans des agences de sécurité privées, d’autres allèrent dans le secteur privé, tandis que d’autres encore continuèrent d’être impliqués dans le narcotrafic, certains complotaient contre le gouvernement constitutionnel (tout en trouvant des bienfaiteurs parmi quelques groupes d’élites qui formaient l’opposition de droite). Un programme de formation et de placement professionnel fut mis en place pour aider les membres de l’ancienne armée à se réintégrer dans la société haïtienne, mais, comme l’explique Mobekk : « La sensation du pouvoir ne peut être facilement remplacée ou canalisée vers la reconversion » (Mobekk, 2001 : 101). Suite à la première transition démocratique du pouvoir du pays, avec la prise de fonction du premier gouvernement de René Préval (1996-2001), une plus grande insertion des anciens FAd’H eut lieu dans les rangs de la police (sous la pression des États-Unis). Quelques-uns de ces individus, issus de classes moyennes, avaient fréquenté la prestigieuse école des classes supérieures de Port-au-Prince, Saint-Louis de Gonzague, et avaient reçu une formation militaire par les États-Unis en Équateur.

Le manque de ressources, les salaires bas, les machinations des États-Unis (qui avaient aidé à faire entrer d’anciens alliés de la FAd’H dans les forces de police) et l’influence corruptrice des narcotrafiquants ont causé des crises continues au sein de la police. Il s’agissait de luttes intestines et de désorganisation au sein de la police, car les narco-syndicats et une poignée d’enfants issus de familles aisées et d’anciens militaires profitèrent des pots-de-vin versés à certains policiers afin d’assurer leurs opérations narcotiques. Cependant, comme le souligne Brian Concannon , au moins un tiers des membres de la police faisaient partie des officiers professionnels qui étaient loyaux au gouvernement civil. Un autre tiers pouvait être acheté ou payé pour fermer les yeux, certains d’entre eux étaient sympathisants envers ceux qui préconisaient le retour de l’armée dissoute. Pour le reste, il n’était pas facile de savoir envers qui ils étaient loyaux, car beaucoup voulaient éviter les risques ou attendaient de voir qui finirait en première position. De telles divisions semblent avoir empêché le gouvernement haïtien d’enrayer la campagne paramilitaire concertée au début de 2004. La campagne, il faut le savoir, bénéficia également d’une entreprise de déstabilisation coordonnée et accélérée par l’opposition (soutenue par les États-Unis, le Canada et la France) au début de 2004 (Lehmann, 2007 ; Hallward, 2008).

 

Jeb Sprague-Silgado enseigne au Département de sociologie de l’Université de Californie à Santa Barbara. Il est notamment l’auteur de Paramilitarism and the Assault on Democracy in Haiti  (Monthly Review Press, 2012) et de prochain livre The Caribbean and Global Capitalism. Son site Web académique est disponible ici: https://sites.google.com/site/jebsprague/

 

Notes

[8] J’examine en détail cette transition et les nombreux problèmes qu’elle a entraînés dans mon livre (Sprague, 2012a).

 

Source: Journal de Notre Amérique

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