Philippines: “Dirty Duterte”, le punisseur

Cinéma et politique font parfois un curieux ménage… Tout le monde se souvient de Ronald Reagan. En 1998, l’acteur Joseph Estrada avait été élu Président des Philippines. Pour être, deux ans plus tard, accusé de soutenir les parrains du jeu clandestin, puis destitué et emprisonné pour “corruption”… Président des Philippines depuis le 30 juin dernier, Rodrigo – Rody – Duterte, dit aussi Digong, n’est certes pas un acteur de cinéma. Ce qui n’empêche pas cet avocat de “faire le sien”. Et d’alimenter savamment, depuis sa campagne électorale et son élection, un véritable “feuilleton” mis en scène par les médias.

Le Punisseur

Maire quasiment inamovible de Davao, dans le sud de l’archipel, Rodrigo Duterte s’y était employé à faire liquider physiquement criminels, dealers, petits délinquants – mais aussi vagabonds, miséreux et enfants des rues. D’où le surnom dont l’a affublé The Times. Pour d’autres, aux références cinématographiques, il était Dirty Duterte – Duterte le Sale -, en mémoire du Dirty Harry (L’Inspecteur Harry) de Don Siegel et Clint Eastwood. L’homme s’est qualifié lui même de “fou”…

Désormais président, Duterte semble bien décidé à poursuivre son action “punitive”, mais à l’échelle nationale cette fois. Et un zèle accru. L’on prêtait un millier de victimes à l’escadron de la mort de Davao, dans les années ’90. L’on compterait 800 victimes depuis l’arrivée de Rody au palais présidentiel de Malacañan. Il faut dire qu’il avait prévenu: “les 1000 [personnes exécutées à Davao] deviendront 100.000. Vous verrez les poissons grossir dans la baie de Manille”…Voilà de quoi alarmer les défenseurs des Droits de l’Homme. Et favoriser l’audimat.

D’autant plus que Digong accumule les “petites phrases” – plus inconvenantes les unes que les autres – que les médias se complaisent à épingler. Ainsi, en janvier, le futur candidat avait traité le Pape de “fils de p…”, lui reprochant les embouteillages monstres causés par sa visite.

R. Duterte sait y faire: c’est après “des hésitations mises en scène”1 qu’il avait annoncé à l’automne 2015 sa candidature aux présidentielles de mai 2016. Cultivant une vulgarité électoralement porteuse, “le Trump philippin”2, a su par ses “petites phrases” et ses tirades contre l’establishment s’assurer 6 millions de voix d’avance, se donnant une image d’homme à poigne en menaçant par exemple d’envoyer des chars contre le Parlement en cas d’entrave à son action.

Une image de “macho” aussi: en avril 1989, le gouverneur de Davao – qui se vante volontiers de ses trois maîtresses – avait révulsé une partie de l’opinion mondiale en déclarant, après le viol collectif et l’assassinat d’une missionnaire australienne lors d’une mutinerie à la prison de Davao: “j’étais en colère qu’il l’aient violée, mais elle était si belle! Je me suis dit: ‘le maire aurait dû avoir la primeur’ “.

À l’époque déjà, Dirty Duterte aimait susciter les rires gras. Et les réflexes chauvins: aux ambassadeurs d’Australie et des EU qui protestaient, il avait enjoint de “la fermer ou de rompre les relations diplomatiques”. Début mai, Digong semble n’avoir eu aucune gêne à outrager Washington en traitant son ambassadeur à Manille, Philip Goldberg, de “bakla”3 , ajoutant: “ce fils de p… – encore! – m’a vraiment agacé”. Sans s’excuser ni daigner retirer ses propos.

Volontiers fanfaron aussi, Duterte avait prétendu que le triple objectif qu’il s’était assigné -mettre fin à la pauvreté, à la corruption et à la délinquance – serait atteint “d’ici trois à six mois”. . Pourtant, comme le rappelle René Backmann4, “un Philippin sur quatre vit avec moins de 1,2 € par jour. Et l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser”… Quoiqu’il en soit, jusqu’ici, seule la troisième de ces calamités qui rongent les Philippines semble constituer un réel objectif. Á atteindre à marche forcée.

Populisme anticlérical

Duterte a été présenté comme un “outsider” aux “200 à 400 familles de prédateurs”5 qui contrôlent l’économie philippine. Et a lui-même “beaucoup misé sur sa non-appartenance au vieilles dynasties”, écrit The Manila Times6. Ce qui ne l’a pas empêché de bénéficier de l’appui de la famille de l’ex-dictateur Ferdinand Marcos (1965-1986), champion de la kleptocratie et du népotisme qui, lui aussi, avait en 1970 lancé une campagne contre les “grandes familles”.

Volonté de remercier le clan Marcos? Témoignage de sa vénération envers un modèle? Ou souci, comme l’écrit René Backmann, de “conserver le soutien des nostalgiques d’un pouvoir fort”? Digong envisage de faire transférer les cendres de celui qu’il dit considérer comme “le meilleur président” de l’histoire philippine, de son caveau familial dans la province d’Ilocos Norte au Cimetière des Héros dans la capitale. S’attirant les protestations de plusieurs milliers de manifestants.

Rody est apparemment très attaché à son image antiélitiste, multipliant ses dénonciations des élites et cultivant un “langage grossier et des manières rustres”7. Accusant après son arrivée au pouvoir 160 juges, maires, parlementaires, policiers et militaires8 d’implication dans le trafic de drogue, et ordonnant le retrait de leurs permis de port d’armes…

Il est sans doute difficile de n’y voir que des astuces électorales. Pour les professeurs Julio Teehankee et Mark Thompson9 toutefois, la victoire de Duterte a moins répondu à un ras-le-bol des dépossédés qu’elle n’a été “symptomatique de l’angoisse des gens face à la criminalité et la corruption gouvernementale”.

“Quoique populiste”, jugent ces experts, R. Duterte n’en serait pas moins “le candidat des riches, des nouveaux riches, des gens aisés et de la petite proportion de ceux qui ont réussi moyennement”. Avis que semble partager R.Backmann: si Rody a promis “des réponses expéditives à trois fléaux du pays” – la pauvreté, la corruption et la délinquance -, il s’est montré ” relativement vague” face aux deux premiers.

Reste l’Église. Héritée de l’Espagne, hyperpuissante dans un pays qui compte 80% de catholiques, et volontiers “faiseuse de rois”. Une Église qui avait surtout combattu Marcos par crainte de voir ses dérives du régime favoriser l’insurrection communiste.

Duterte, qui dit avoir été abusé par un prêtre pendant son adolescence, serait-il animé d’une haine incontrôlable envers une Église qu’il a qualifiée en mai de “la plus hypocrite” parmi les institutions? Subirait-il, comme le suggère Backmann, l’influence de son “conseiller spirituel”, Apollo Quiboloy, chef de la secte évangéliste Royaume de Jésus-Christ? Ou son hostilité affichée relève-t-elle tout simplement de ses postures “anticonformistes”?

Toujours est-il que le président a défendu le mariage homosexuel. Au grand dam de l’Église. Et que, tout comme le souverain pontife, il a également traité les évêques philippins de “fils de p…” pour avoir exigé des voitures de fonction, sous la présidence de Gloria Macapagal-Arroyo10.

Au-delà du “feuilleton”

Les rappels de Washington au respect de l’État de droit et des Droits de l’Homme, repris en écho par les médias, sont également au cœur du “feuilleton” Duterte. Outre qu’ils peuvent difficilement faire oublier que le tir à vue de trafiquants de drogue, ou de personnes soupçonnées telles, n’est pas l’apanage des Philippines – rappelons les récents assassinats de jeunes Noirs qui ont récemment défrayé la chronique aux États-Unis – les protestations outrées à l’égard du président philippin sont peut-être à appréhender à un autre niveau.

Serait-il illégitime de penser qu’au-delà de la réprobation des “frasques” de Rody et des propos moralisateurs, ce sont aussi – surtout? – les velléités de Rodrigo Duterte de s’écarter de la ligne de son prédécesseur, Bénino Aquino, en matière de politique régionale qui sont en cause? Noyer ces questions de géopolitique régionale sous une avalanche médiatisée des grossièretés présidentielles n’a-t-il pas pour effet – pour intention diront certains – d’éviter toute réflexion critique à leur sujet?

Serait-ce qu’une autre “petite phrase” de R. Duterte à propos des litiges sino-philippins en mer de Chine méridionale – :” nous ne sommes pas pressés de faire la guerre, nous sommes pressés de parler” (12 août) – ait alarmé les géo-stratèges de Washington? La mission de l’ex-président (1992-1998) Fidel Ramos, envoyé par Rody du 8 au 12 août à Hong Kong pour “renouer l’amitié” et “briser la glace” avec la Chine et y rencontrer, e. a., la “dame de fer” de la diplomatie chinoise, Mme Fu Ying, vice-ministre des Affaires étrangères11 en charge des problèmes de la mer de Chine méridionale, semble avoir été fructueuse. Ne serait-ce pas là une signe de ce que des arrangements entre vassaux régionaux des États-Unis et leur géant voisin sont envisageables?

C’est ce que donne également à penser la visite, le 18 août, de Mme Aung San Suu kyi à Pékin. Hier érigée au statut de “sainte” par l’Occident, The Lady a préféré consacrer sa première visite officielle en dehors d’Asie du Sud-est à la République populaire. Où elle a rencontré le 1er ministre, Li Keqiang, qui pourrait aussi rencontrer Rody au sommet de l’ASEAN, en septembre. Exploitation concertée des ressources halieutiques autour de l’atoll de Scarborough et fourniture de technologies chinoises en matière d’aquaculture pour les Philippins; coup de pouce chinois à la “réconciliation” entre les minorités ethniques et le gouvernement birmans et relance des investissements chinois dans le pays… Autant de perspectives que Washington et ses alliés peuvent juger contraires à leurs efforts de containment de la Chine.

 

Paul DELMOTTE, Professeur de politique internationale retraité de l’IHECS

 

Notes:

1 Le Monde, 6.5.16

2 Le Monde, 11.5.16

3 “Efféminé”, terme qui en tagalog désigne péjorativement les homosexuels

4 L’Obs, 29.6.2016

5 Le Monde, 11.5.2004

6 Courrier International, 12-18.5.2016

7 Philippine Daily Inquirer, 24.4.2016/Courrier International, 4-11.5.2016

8 2 d’entre eux étaient décédés…

9 Le Monde, 1.7.2016 – J.Teehankee est professeur de Sciences politiques à l’Université De La Salle (Manille). Mark R. Thompson dirige le Southeast Asia Research Centre (Hong Kong)

10 Présidente de 2001 à 2010, destituée pour détournement de fonds publics

11 Et ex-ambassadrice à Manille

Source: Investig’Action

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