Ukraine: Comment l’intransigeance des États-Unis a semé les graines d’un conflit armé

Professeur d’économie politique, C. Saratchand analyse les ressorts historiques de l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est. Il explique comment ces manœuvres ont alimenté un climat de guerre.


 

Les médias mainstream se sont engagés dans une couverture extensive, mais unilatérale du conflit en Ukraine. Comme toutes les autres crises, ce conflit a plusieurs dimensions qui doivent être rigoureusement examinées. Dans cet article, nous chercherons à examiner le contexte d’économie politique de cette crise.

Depuis la dissolution de l’Union soviétique, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) s’est étendue vers l’est, en direction de la Russie, en plusieurs phases: en 1999, 2004, 2009, 2017 et 2020. Les partisans de l'”ordre international fondé sur les règles” affirment que cette expansion de l’OTAN résulte des “choix volontaires” de divers pays d’Europe orientale. Toutefois, les points suivants doivent être soulignés lors de l’examen de ces “choix volontaires”. Premièrement, l’OTAN est une “alliance” militaire “défensive” qui est “dirigée” par les États-Unis. En d’autres termes, au sein de l’OTAN, les États-Unis ont à la fois le premier et le dernier mot. En fonction du degré d’autonomie stratégique qu’ils peuvent exercer, les autres membres de l’OTAN peuvent mettre plus ou moins de mots au milieu. Deuxièmement, le rétablissement du système capitaliste, par le biais d’une thérapie de choc, a conduit à désarticuler les pays d’Europe de l’Est de l’économie russe.

Par conséquent, ces pays ont été incorporés dans le système capitaliste mondial en tant que sources d’approvisionnement de main-d’œuvre pour l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord, en tant que producteurs de matières premières et de produits manufacturés -qui sont relativement plus bas sur l'”échelle” technologique-  et en tant que nouveaux marchés dominés par les sociétés financières internationales, en particulier celles de l’Allemagne et des États-Unis. Ces processus ont engendré de nouvelles élites dans ces pays et elles ont conduit “volontairement” leurs nations à entrer dans l’OTAN avec une autonomie stratégique  limitée. Ce faisant, ces pays sont devenus d'”authentiques” membres de l'”Occident”.

Durant la même période, la thérapie de choc en Russie a conduit à un effondrement catastrophique de l’économie et à l’éviscération quasi totale de son autonomie stratégique. La nouvelle classe de capitalistes russes qui a émergé dans ce contexte était essentiellement concentrée dans les domaines de la production de matières premières et des exportations d’armes. Entre 1991 et 2007-8, le “moment unipolaire” est apparu en raison de cette éviscération de l’autonomie stratégique de la Russie et de la persistance de la brèche stratégique (progressivement réduite depuis) entre la Chine et la Russie. C’est dans ce contexte que l’élargissement de l’OTAN a eu lieu, malgré les assurances données par les États-Unis au début des années 1990 que l’alliance atlantique ne s’étendrait pas vers l’est.

Les faibles protestations de la Russie à cette époque n’ont pas pu modifier cette issue. Cette décision s’inscrivait dans la doctrine stratégique des États-Unis consistant à essayer d’empêcher l’émergence d’un groupe de pays en Eurasie qui, en travaillant de concert, pourraient à l’avenir conduire à l’effondrement du “moment unipolaire”. Contrairement à d’autres pays d’Europe de l’Est, la Russie était stratégiquement trop grande pour faire partie de l'”Occident”. Elle devait donc être contenue par l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Le fait que la Russie ne soit pas stratégiquement à la bonne taille s’est manifesté, par exemple, avec la disparition politique des “libéraux” pro-occidentaux qui dominaient auparavant le pays. Les États-Unis ont donc voulu renforcer leur position en entourant la Russie et la Chine de bases militaires. L’objectif avoué était de protéger les voisins de ces deux pays. Il fallait surtout s’assurer qu’aucun défi stratégique n’émerge en Eurasie.

Toutefois, ce processus a connu un tournant décisif en 2008, lorsque les États-Unis ont décidé d’aller vers une adhésion “à terme” de la Géorgie et de l’Ukraine au sein de l’OTAN, malgré les protestations de l’Allemagne et de la France. Un bref conflit armé entre la Géorgie et la Russie a ainsi éclaté en 2008, et il a conduit au blocage du processus d’adhésion de la Géorgie à l’OTAN. Ce nouveau cycle d’expansion de l’OTAN vers l’est a été préparé par les États-Unis au moment où ils étaient relativement malmenés par la crise économique mondiale qui a débuté en 2007-2008. Les États-Unis étaient en outre de plus en plus confrontés à la montée en puissance de la Chine. Par ailleurs, la brèche stratégique entre la Chine et la Russie s’était réduite en dessous du seuil nécessaire à la persistance du “moment unipolaire”. On peut penser que les États-Unis n’ont pas compris que le “moment unipolaire” était sur le point de disparaître ou qu’ils ont voulu le prolonger par l’expansion de l’OTAN vers l’est. Mais les États-Unis n’avaient pas les moyens stratégiques d’entreprendre simultanément l’expansion de l’OTAN vers l’est (qui est un euphémisme pour le plan US d’endiguement de la Russie) et le “pivot vers l’Asie” (qui est un euphémisme pour le plan US d’endiguement de la Chine). En d’autres termes, le double endiguement était devenu infaisable.

En Ukraine aussi, les mouvements en faveur de l’adhésion à l’OTAN ont eu des ressorts internes et externes interconnectés. Sur le plan interne, les mouvements en faveur de l’adhésion à l’OTAN bénéficiaient d’un plus grand “soutien” en Ukraine occidentale, alors qu’ils n’étaient pas soutenus en Ukraine orientale. Cette divergence de vues régionale s’inscrit dans un contexte historique. De nombreuses parties de l’Ukraine occidentale qui faisaient partie de l’empire russe tsariste ont été annexées par la Pologne en 1920-21 après une guerre entre le gouvernement soviétique et la Pologne. Ces régions ont été réintégrées dans l’Ukraine soviétique en 1939, après la défaite de la Pologne face à l’Allemagne nazie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il y a eu une collaboration considérable avec l’Allemagne nazie dans tous les pays d’Europe continentale. Ces collaborateurs ont notamment participé aux politiques génocidaires de l’Allemagne nazie dans le cadre de ce qui était en fait une politique coloniale “sous stéroïdes” en Europe de l’Est et dans la partie de l’Union soviétique occupée par l’Allemagne nazie.

Ces politiques génocidaires étaient des “pratiques plus efficaces” puisqu’elles étaient “perfectionnées” à partir des pratiques coloniales antérieures en Asie, dans les Amériques et en Afrique. En Ukraine soviétique, la collaboration avec l’Allemagne nazie était concentrée de manière disproportionnée dans la partie occidentale. Les organisations nazies notables en Ukraine étaient l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA). Après la défaite de l’Allemagne nazie, la migration d’un grand nombre de dirigeants et de cadres de ces organisations criminelles vers l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale a été -directement et indirectement- facilitée par les États-Unis. Ces nazis ukrainiens y ont joué leur “rôle” aux côtés des États-Unis durant la guerre froide.

Après la dissolution de l’Union soviétique, les élites émergentes de Russie et d’autres pays d’Europe de l’Est (ainsi que d’Asie centrale) ont été contraintes de “ré-imaginer” -c’est-à-dire d’inventer- l’histoire de ces pays pour consolider leur pouvoir dans la nouvelle ère. Cela s’est produit de différentes manières en Russie et dans le reste de l’Europe. En Russie, les nouvelles élites ont attribué la contribution héroïque de l’Union soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie à des facteurs ostensiblement transhistoriques, tout en minimisant le rôle du système socialiste et (donc) du Parti communiste de l’Union soviétique. En dehors de la Russie, le modèle de cette “ré-imagination” de l’histoire en Europe a été fourni par l’Union européenne qui a affirmé que l’Allemagne nazie et l’Union soviétique étaient conjointement responsables de la Seconde Guerre mondiale sur le vieux continent. Ce fut le point de départ idéologique pour incorporer l’Europe de l’Est dans l'”ordre international fondé sur des règles”, et dans la foulée pour consolider le pouvoir des élites locales dans ces pays.

Selon cette “ré-imagination”, les collaborateurs nazis tels que l’OUN ou l’UPA (ou leurs prédécesseurs et successeurs) ont ostensiblement lutté contre l'”occupation” soviétique en Ukraine de 1917 à 1991. De plus, dans cette “ré-imagination”, ils ont été “forcés” de participer à certaines actions “regrettables” pendant l’occupation allemande nazie, mais ce n’était qu’une “petite” partie de leur rôle “historique”. Après 1991, cette “ré-imagination” est devenue quasi hégémonique dans l’ouest de l’Ukraine. Et après 2014, elle a cherché de plus en plus à s’étendre à d’autres parties du pays. Dans les médias mainstream, les discussions sur ce passé ont été efficacement expurgées, car le “résultat souhaité” de cette “ré-imagination”, à savoir la “réorientation” de l’Ukraine vers l'”Ouest”, semblait à portée de main. Et elle ne pouvait pas être entravée par des “reliques” ostensiblement historiques.

En 2014, le président élu de l’Ukraine a été renversé par une révolution orchestrée par les États-Unis. Cela a débouché sur un bref conflit avec la Russie. La Crimée, qui a été transférée de la Russie soviétique à l’Ukraine soviétique en 1954, a été de nouveau incorporée à la Fédération de Russie. Mais la “ré-imagination” de l’Histoire et la “réorientation” vers l'”Ouest” en Ukraine après 2014 impliquaient également l’émergence d’un “nouveau” projet national dans lequel les Ukrainiens russophones, concentrés de manière disproportionnée dans l’est du pays, sont considérés comme des “étrangers”. Dans le cadre de ce “nouveau” projet national, ces “étrangers” devaient être intégrés dans le “nouveau courant occidental” en rompant leurs liens avec la Russie sous peine d’être expulsés vers la Russie. Il ne fait aucun doute que ce “nouveau” projet national a tiré les leçons des “meilleures pratiques” de pays tels que la Grande-Bretagne (concernant les Écossais, les Gallois et les Irlandais, etc.), les États-Unis (concernant les Amérindiens, les Afro-Américains, les Hispano-Américains, etc.) en matière de ségrégation de ceux qui ne font pas partie du “courant dominant”.

Depuis 2014, cette ségrégation a été menée par des organisations paramilitaires et des partis ukrainiens néonazis tels que le Bataillon Azov, le Bataillon Aidar, Svoboda, Right Sector, etc. Ces organisations néonazies sont apparues comme des forces dominantes à la fois sur le “terrain”, dans l’appareil d’État et au sein des forces armées de l’Ukraine post-2014. Leur glorification publique des collaborateurs de l’ère nazie s’est poursuivie malgré des protestations, y compris celles du gouvernement israélien. Après tout, la “diversité” dans l'”ordre international fondé sur les règles” est suffisamment large pour laisser dans son coin inférieur droit de la place à la fois aux sionistes et aux néonazis (et à certains terroristes islamistes “modérés” en Asie occidentale également).

Ces paramilitaires néonazis ont été à l’avant-garde du conflit armé dans la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Ils ont été confrontés à des milices armées soutenues par la Russie. Au départ, les opposants aux paramilitaires néonazis du Donbass semblaient mettre l’accent sur la revendication de la Novorossiya en tant qu’entité indépendante dont la légitimité découlait de liens ostensiblement transhistoriques avec la Russie. Cependant, au fil du temps, ces milices se sont constituées en gouvernements de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk.

Les accords de Minsk, qui ont été signés par le gouvernement ukrainien en 2014, prévoyaient un cessez-le-feu dans le Donbass, une désescalade et une évolution vers un fédéralisme avec une autonomie pour le Donbass. Cependant, une Ukraine fédérale n’est pas compatible avec le “désir ardent” (des néonazis en premier lieu) d’intégrer l’OTAN. Par conséquent, le conflit armé dans le Donbass s’est poursuivi, car le gouvernement ukrainien n’a pas adhéré aux accords “unilatéraux” de Minsk qui, s’ils avaient été appliqués dans leur lettre et leur esprit, auraient garanti la neutralité de l’Ukraine entre la Russie et les États-Unis. Cette non-adhésion du gouvernement ukrainien était motivée par sa mise sous tutelle des États-Unis.

En 2021, sous la direction de ses parrains US, le gouvernement ukrainien a poursuivi ses avancées progressives vers l’adhésion à l’OTAN. Le gouvernement russe a exigé des négociations avec les États-Unis sur deux principales garanties de sécurité : premièrement, l’annulation permanente du processus d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et sa neutralité conséquente ; deuxièmement, le retour de l’OTAN aux frontières orientales de l’Allemagne. Le gouvernement russe était préoccupé par le fait que les États-Unis se soient retirés du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en août 2019. Cela aurait permis aux États-Unis de déplacer des missiles nucléaires vers la frontière occidentale du territoire de la Fédération de Russie. Tenant compte du passif des États-Unis en matière d’accords bafoués, le gouvernement russe n’a pas jugé crédibles les assurances fournies par Washington sur les lieux de déploiement des missiles. Après tout, un membre de l’OTAN peut “demander” aux États-Unis de le “protéger” contre des “menaces” extérieures (c’est-à-dire la Russie) en déployant des missiles nucléaires. Auquel cas, les “règles sacro-saintes” de l’OTAN primeraient sur les “accords” avec les pays non membres de l’OTAN pour les États-Unis.

Les États-Unis ont rejeté ces demandes de garanties de sécurité en affirmant que l’adhésion à l’OTAN est “volontaire” et relève de la “prérogative souveraine” de chaque pays. Mais ils ont fait croire que l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était possible que dans un avenir “lointain”. Les États-Unis ont cependant ignoré l’expérience des années 1960, lorsque Washington et Moscou ont respectivement retiré leurs missiles nucléaires de Turquie et de Cuba après un accord négocié. Il va sans dire que si les rôles étaient inversés avec la mise en place d’une alliance militaire entre un voisin des États-Unis et une autre grande puissance, les États-Unis auraient invoqué la doctrine Monroe pour lancer une intervention armée “efficace” dans un “cadre juridique solide”. Dans le cas présent impliquant l’Ukraine, il est possible que les États-Unis, sous l’effet d’une “gueule de bois” unipolaire, aient mal évalué l’équilibre relatif de leur puissance stratégique vis-à-vis de la Russie. Ce rapport de force a évolué en défaveur des États-Unis après la déclaration conjointe des présidents de la Fédération de Russie et de la République populaire de Chine, avec toutes les conséquences que cela implique.

L’Allemagne et la France, à travers des discussions sous le “format Normandie” impliquant ces deux pays ainsi que la Russie et l’Ukraine, ont cherché un règlement négocié qui répondrait aux préoccupations de tous les pays et trouverait, le cas échéant, un équilibre entre les préoccupations divergentes. Cependant, en tant que parrains du gouvernement ukrainien, les États-Unis ont torpillé de toute leur influence le processus du format Normandie. Officiellement toutefois, la position publique des États-Unis pour tenter de bloquer le processus a été d’affirmer à plusieurs reprises que “la Russie attaquerait l’Ukraine quoi qu’il arrive”, c’est-à-dire que les négociations étaient “futiles”. Compte tenu de l’autonomie stratégique atténuée de l’Allemagne et de la France, ces pays n’ont pas été en mesure de mener le processus du format Normandie à sa conclusion logique. Bien que cela soit “compréhensible”, la privation quasi totale de l’autonomie stratégique de l’Ukraine par la mise sous tutelle des États-Unis a également contribué à l’échec des négociations. L’intransigeance des États-Unis a donc semé les graines d’un conflit armé.

 

C. Saratchand est professeur au département d’économie, Satyawati College, Université de Delhi. Ses opinions sont personnelles.

 

Source originale: People Dispatch (sous le titre Political economy of the conflict in Ukraine)

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Photo: Conférence de presse avec le Secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, et le ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine, Dmytro Kuleba, le 15 novembre 2021. (NATO)

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