Trois questions à Bruno Drewski sur la Pologne et l’Ukraine

Alors que la Pologne compte parmi les plus grands soutiens militaires et politiques de l’Ukraine, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki déclarait mercredi passé que la Pologne n’armerait plus l’Ukraine. Pour y voir plus clair sur la signification de ces déclarations, nous interrogeons Bruno Drewski, historien, politologue et professeur à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.

 

Comment interpréter ce changement d’attitude de la Pologne ? Est-ce que la question des armes joue dans ce changement récent déclaré par la Pologne ?

On peut presque parler d’un retournement. Il y a deux raisons: une conjoncturelle et une à plus long terme. La Pologne est en période électorale et la position du parti gouvernemental n’est pas évidente pour les élections. L’Ukraine est un sujet qui divise la société polonaise, en particulier l’électorat du parti gouvernemental PiS qui est en partie rural et spécialement irrité par l’importation massive de blé et d’autres produits agricoles d’Ukraine qui concurrencent les productions polonaises.

Beaucoup de Polonais trouvent l’Ukraine particulièrement ingrate car elle a beaucoup été aidée par la Pologne. La situation électorale pousse le parti gouvernemental à essayer de flatter une partie de l’électorat qui est dérangé par le poids économique des mesures prises pour l’Ukraine. Cependant, cet aspect à court terme pourrait cesser après les élections. Étant donné la configuration politique en Pologne, je ne pense pas que le gouvernement polonais prenne des positions stratégiques, c’est-à-dire à plus long terme, sans l’aval des Etats-Unis. Je pense que ce qu’a dit le président à New York à l’occasion de la session annuelle de l’ONU, ce n’est pas un hasard que ce soit passé à New York, à un moment où le New York Times publiait des articles critiques sur la situation militaire et générale de l’Ukraine.

Au sein des élites américaines il doit y avoir un débat virulent entre ceux qui veulent continuer à armer l’Ukraine et ceux qui disent que ça commence à coûter cher et que ça ne rapporte pas beaucoup. La position des « pro-ukrainiens » semble de en plus précaire. On en saura plus après les élections polonaises pour voir si il s’agit juste d’une flatterie électorale ou d’un réel changement de stratégie.

Pour la question des armes, la Pologne avait un armement hérité de l’Union Soviétique qui est parti en Ukraine. La Pologne l’a remplacé par des armes plus modernes qu’elle a payées très cher, des armes importées des pays de l’Ouest, très majoritairement des Etats-Unis. La Pologne a entre guillemets profité du conflit pour se débarrasser des vieilles armes,et par conséquent renouveler son arsenal militaire. Mais cela vient s’ajouter, ce n’est pas le fondement du problème qui est le coût général de l’aide à l’Ukraine, le coût des réfugiés ukrainiens et surtout le coût pour le marché polonais et les agriculteurs polonais des importations agricoles d’Ukraine et en particulier du blé.

 

Pour les personnes peu au fait de la politique polonaise, pouvez-vous nous expliquer pourquoi elle aurait besoin de l’aval des Etats-Unis ?

Globalement, la classe politique polonaise et une grande partie de l’opposition ont été bercées par les Etats-Unis après 1989. Il y a eu une véritable restructuration et réorientation des élites politiques au début des années 1990. Les Etats-Unis ont mis le paquet pour rediriger les élites polonaises en direction de l’Atlantique, y compris les élites que l’on appelait ex-communistes. On y voyait affluer tous les conseillers américains, qui participaient à la « transformation » de l’économie polonaise. Et depuis la Pologne est « gangrénée » par des agents d’influence pro-américains, avec évidemment une certaine crainte de la Russie. Même si on exagère souvent l’aspect historique de la crainte de la Russie car les rapports entre Polonais et Russes n’ont pas toujours été aussi tendus qu’on l’entend généralement. La situation économique et sociale était difficile, il fallait un ennemi. Jusqu’en 1989, l’ennemi tout trouvé c’était l’Allemagne mais ensuite il fallait bien en trouver un autre. Les rapports entre la Pologne et l’Allemagne sont complexes. Le partenaire privilégié, aussi le moins encombrant, était les Etats-Unis.

 

Est-ce qu’on assiste à un changement global dans le soutien à Zelenski ? Qu’en est-il des autres pays voisins de Ukraine dont on entend moins parler?

Déjà pour la Pologne, soulignons que l’opinion polonaise n’a jamais été très pro-ukrainienne. Mais le choc de la guerre a repoussé beaucoup de Polonais par « réalisme» dans le camp de l’appui à Kiev et à Zelenski. Les choses ont beaucoup bougé depuis, la situation militaire de l’Ukraine montre que la guerre se prolonge et la victoire est loin d’être au bout du tunnel.

Le soutien économique à l’Ukraine coûte cher à la population polonaise. Ensuite, la présence d’un million de réfugiés ukrainiens en Pologne qui vient s’ajouter à la population déjà présente avant février 2022 coûte cher également. Les Ukrainiens en Pologne bénéficient de beaucoup de prestations sociales dans un pays où une grande partie de la société est précaire. Il y a aussi toute une série de privilèges qu’on leur a accordé. Les Polonais ne comprennent pas pourquoi, par exemple, les Ukrainiens passent devant eux au niveau de l’accès au logement.

Ensuite globalement, le changement de la politique polonaise témoigne du fait qu’en Occident, en particulier aux Etats-Unis, on commence à se poser des questions sur les perspectives d’avenir des choix qui ont été faits par l’Otan en Ukraine. L’Ukraine commence à coûter cher et on ne voit plus très bien ce qu’elle peut rapporter. D’autant plus que les Etats-Unis avaient des ambitions agricoles avec les terres ukrainiennes. Mais la moitié d’entre elles est aux mains des Russes, l’autre moitié est sur la ligne de front, on ne peut pas vraiment les mettre en exploitation. La rentabilité du projet ukrainien commence à être douteuse.

Tous les pays voisins à la frontière de l’Ukraine ont subi l’arrivée massive de blé ukrainien à bas prix. Ils se trouvent économiquement concurrencés par le pays qu’ils aident. Chaque pays réagit de façon plus ou moins virulente, aucun de ces pays n’est ravi de cette situation. On a vu la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne s’élever contre ces importations et l’Union Européenne ne sait pas trop comment faire. D’un côté, elle veut soutenir l’Ukraine et d’un autre ce sont tout de même ses membres qui en paient le prix.

 

Source : https://www.investigaction.net/fr/trois-questions-a-bruno-drewski-sur-la-pologne-et-lukraine/

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