Sri Lanka : l’attaque sur les terres

Au Sri Lanka, une circulaire protégeant des milliers d’hectares de forêt pourrait être levée. Officiellement, le but est destiné à soutenir les petits paysans. Mais ce projet s’inscrit dans un contexte moins glorieux où l’on retrouve des multinationales US bien décidées à privatiser aux quatre coins du monde des terres qui échappent à leur appétit vorace. Inquiétant… (IGA)


La récente initiative du gouvernement pour se débarrasser d’une importante circulaire sur les terres, annoncée par la porte-parole du Cabinet, le ministre Bandula Gunewardena le 2 juillet 2020, a débusqué un nid de guêpes capable de se frayer un chemin dans de nombreux domaines de la politique gouvernementale. La circulaire 5/2001 publiée en août 2001 par le Ministère des Ressources forestières et de l’Environnement de l’époque, était censée protéger des centaines de milliers d’hectares de forêt ne faisant pas l’objet de lois parlementaires existantes, en les regroupant sous l’égide du Département des Forêts. Avec la menace de révocation de ladite circulaire, ces forêts perdront cette protection et retourneront sous le contrôle des Secrétaires de district et de division, qui ne seront pas liés par les conditions strictes  posées pour l’affectation de ces terres à “d’autres usages”.

 La raison invoquée par le porte-parole du Cabinet, qui assurait que les activités des cultivateurs Chena étaient entravées par la circulaire, est extrêmement fallacieuse. Elle présente la révocation de la circulaire 5/2001 comme une aide à des fermiers pauvres, alors qu’elle fait partie d’un bien plus vaste projet en cours qui cherche à faire  justement le contraire – en livrant la terre aux mains d’investisseurs privés pour une agriculture commerciale extensive. C’est une politique qui a été appuyée depuis longtemps par la Banque Mondiale et les gouvernements occidentaux, et dont de nombreux analystes disent qu’elle nuira aux intérêts des fermiers sri-lankais, qui sont pour la plupart de petits propriétaires. L’impulsion pour encourager l’agro-business survient à une époque où la déforestation a déjà atteint des proportions alarmantes au Sri-Lanka. Les environnementalistes sont unanimes à déplorer l’initiative visant à supprimer la circulaire 5/2001.

Il est clair à présent que l’objectif d’ouvrir les vannes afin de rendre les terres disponibles pour servir les capitaux étrangers est intégré dans un nombre d’autres projets vantés comme “développement”. Un exemple en est le Millennium Challenge Compact (MCC)  (Contrat du Défi du Millénaire, ndlt) qui, selon les propres mots de l’Ambassadeur US, est censé “aider le gouvernement à identifier quelles terres de l’Etat sont sous-utilisées et disponibles aux investissements…”

 

Mener l’éviction

Un nouveau rapport, publié à la mi-juillet par un think tank américain, l’Institut Oakland, a identifié les Etats-Unis comme “un joueur clé dans une offensive débridée pour privatiser les terres dans le monde entier par l’intermédiaire de sociétés américaines de blockchain (Une (ou un) blockchain, ou chaîne de blocs est  une technologie de stockage et de transmission d’informations sans organe de contrôle – Wikipedia), d’agences gouvernementales et de la Banque Mondiale”. Le Sri Lanka est un des six  cas d’étude dans le rapport intitulé « Mener l’éviction : La poussée globale pour “déverrouiller le potentiel économique des terres”. Il avertit que le contrat entre le Sri Lanka et le Millenium Challenge Corporation américain (MCC) “pourrait potentiellement faire tomber des millions d’hectares de terres sous contrôle privé”.

Selon Frederic Mousseau, l’auteur principal et le responsable politique de l’Institut, “Au Sri Lanka, le Millenium Challenge Corporation, un organisme gouvernemental, a des terres de l’Etat en ligne de mire – il a l’intention de cartographier et de recenser jusqu’à 67% du pays afin de “promouvoir des transactions foncièresqui pourraient stimuler l’investissement et accroître son utilisation en tant qu’actif économique.””

Dans un communiqué, Mousseau poursuit “ Les gouvernements sont poussés à adopter la notion occidentale de propriété privée afin de fournir aux sociétés l’accès aux ressources naturelles – la terre, l’eau et les minerais – juste l’opposé du changement drastique dont nous avons besoin pour lutter contre le changement climatique.” Les cinq autres cas d’étude du rapport sont l’Ukraine, la Zambie, le Myanmar, la Papouasie Nouvelle-Guinée et le Brésil.

 

Manœuvres en cours

Il y a eu une levée publique de boucliers contre toute velléité de signer le MCC – qui avait reçu l’approbation du cabinet du précédent gouvernement. Mais il y a moins de prise de conscience que le processus de transformation recherché par le premier accord  est déjà en route – à travers l’introduction de nouvelles lois, d’amendements aux lois existantes et des changements de politiques. Un exemple en est le projet de loi sur le régime foncier (dispositions particulières), qui aurait rempli une condition préalable du MCC n’eut été un jugement de la Cour Suprême qui a bloqué son adoption. 

La révocation de la circulaire 5/2001 n’est qu’un des points d’un processus qui exploite nos ressources naturelles, dit l’environnementaliste Sajiwa Chamikara, parmi les premiers à flairer la manœuvre imminente. Celle-ci n’est pas tombée du ciel mais elle fait partie d’une stratégie soigneusement planifiée, dit-il. Des rapports de la Banque Mondiale de 1996 et 2015 énoncent clairement que des lois doivent être modifiées pour introduire l’agriculture commerciale et une Ordonnance foncière de 2014 a été amendée en 2017 pour permettre aux étrangers d’acheter des terres, fait-il remarquer. “C’est un processus d’étape par étape et la révocation de la circulaire 5/2001 est une étape de plus.” Si les protestations ne sont pas prises en compte, dit-il, les environnementalistes pourraient attaquer la mesure en justice.

L’accord de libre-échange avec Singapour prévoit aussi l’acquisition de terres, selon Chamikara, qui est conseiller environnemental et juridique du MONLAR & Young (Mouvement pour la réforme foncière et agricole). Il dit que 62.500 acres (+ ou  – 25.300 hectares ndlt) affectés à la culture de la canne à sucre selon cet accord de libre-échange, se trouvent dans des zones protégées par la circulaire 5/2001. Et la Chine a recherché 15.000 acres (+ ou – 6.000 hectares ndlt) pour créer des zones industrielles à Hambantota et Moneragala. Il dit que ces projets doivent être contestés.

Dans la province du Nord également “ la difficulté à obtenir des terres appropriées pour  débuter des opérations commerciales” a été identifiée comme étant le principal obstacle pour les investisseurs, selon une étude récente de Ernst & Young. Selon ce qui est rapporté, l’étude préciserait que “Compte tenu de la densité de la forêt dans la province du Nord, une importante portion des terres relève de la compétence du Département de la Préservation de la Faune et du Département de la Forêt du Sri Lanka”. 

Ambiguïté politique

A peu près à l’époque de la décision du cabinet concernant la circulaire 5/2001, le Président Gotabaya Rajapaksa avait aussi donné l’instruction aux fonctionnaires d’accélérer le processus de digitalisation des dossiers de transactions foncières (enregistrement foncier électronique). Ceux qui connaissent bien le sujet préviennent que ce programme, qui remonte à la loi “Bimsaviya” de 1998, est truffé de danger, du fait que les dossiers, une fois digitalisés, ne peuvent plus être modifiés ni contestés au tribunal. “Une fois que votre nom est inscrit dans le registre des titres de propriété, vous êtes le propriétaire légal, même si vous avez acquis la propriété frauduleusement. C’est une garantie endossée par l’État que le propriétaire est authentique”, écrit Priyanga Boschmans, un avocat (barrister) de l’Honorable Society of the Middle Temple et juriste (solicitor) de la Cour Suprême d’Angleterre et du Pays de Galles, dans “A critical Appraisal of Bimsavija” (Daily Mirror, 07.12.19). Une partie des fonds de la MCC servent à la “cartographie cadastrale” et à l’arpentage requis pour digitaliser un méga-nombre de titres de propriété.

L’attitude du Président Rajapaksa constitue une énigme, lui qui s’est montré disposé à rencontrer divers groupes de professionnels pour discuter des problèmes relatifs à la politique gouvernementale mais n’a pas rencontré les environnementalistes, qui ont été très inquiets de ces développements. Le fil conducteur dans le manifeste du SLPP  (Front populaire Sri Lankais – en cinghalais : Sri Lanka Podujana Peramuna ndlt) lors des élections présidentielles de 2019 au Sri Lanka, a mis l’accent sur le besoin de protéger les ressources nationales. Il dénonçait le fait que “les étrangers puissent sans entrave acquérir des terres, une ressource rare (page iii). Il plaidait pour que “soient prises des mesures proactives afin d’augmenter le boisement de 30%” (page 64). Il disait que l’objectif principal de sa politique économique était de d’encourager les fermiers. Mais une déclaration claire au sujet de la politique foncière brillait par son absence.

Le communiqué de janvier selon lequel le nouveau gouvernement a décidé d’intégrer des éléments du National Physical Plan 2017-2050 (NPP – Plan national d’aménagement – ndlt) dans sa déclaration de principe (“Vistas of Prosperity and Splendour”) a créé encore plus d’ambiguïté concernant la politique foncière du gouvernement. L’auteur a montré, dans de précédents articles, qu’il y a un un lien entre le plan national d’aménagement (NPP) et le Millenium Challenge Corporation (MCC).  (‘All is not Wells Part I: Nexus between MCC and National Physical Plan – http://www.dailymirror.lk/opinion/All-is-not-Wells/172-183495 (Daily Mirror 21.02.20); ‘Mega Land grab imminent?’- http://www.island.lk/index.php?page_cat=article-details&page=article-details&code_title=205229  (The Island 03.06.19).

Cette ambiguïté serait exacerbée par la révocation de la circulaire 5/2001.

Avec les doléances des fermiers figurant en bonne place dans les meetings du Président Rajapaksa avec le public à travers tout le pays en prévision de l’élection générale prévue pour le 5 août, on peut prédire que les controverses relatives aux terres sera au coeur de l’arène politique dans les années qui viennent.

 

Source originale: The Island

Traduit de l’anglais par J.H. pour Investig’Action

Source: Investig’Action

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