Que veut obtenir Kagame à l’Est du Congo ?

Le 27 janvier, le Président rwandais, Paul Kagame a donné une longue interview au magazine « Jeune Afrique ». En lisant cet entretien, on en apprend beaucoup sur la vision et la stratégie de Kagame en RDC. Mais aussi sur la déstabilisation permanente de l’Est du Congo et les énormes souffrances endurées par les Congolais depuis 25 années. Notre analyse en 5 points.

 

1. Kagame justifie son activité par la présence du FDLR au Congo

« La menace que fait peser sur notre sécurité l’activité d’un groupe imprégné de l’idéologie génocidaire comme les FDLR est clairement susceptible de nous amener à intervenir en territoire congolais, sans excuses ni préavis. »

« Ce groupe terroriste FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda]. Comment expliquer qu’il soit toujours actif vingt-neuf ans après le génocide, malgré la présence continue de la Monusco ? Fin 2019, ce groupe a encore mené une attaque meurtrière à Kinigi, dans le district touristique de Musanze, tuant 14 civils, avant de trouver refuge du côté congolais de la frontière. »

Kagame ne dit pas que l’armée rwandaise a occupé les Kivus pendant 5 années entre 1998-2003. Et que pendant plusieurs années, des officiers pro-rwandais ont contrôlé tantôt complètement, tantôt partiellement la zone entre 2003 et 2008 (Nkunda) et entre 2009 et 2012 (Ntanganda). Et que pendant toutes ces périodes, les FDLR n’ont pas été éradiquées.

Il ne dit pas non plus que ces FDLR, depuis 1996, se sont fort affaiblies avec le temps. Le « Kivu security tracker », un site auquel collabore Christophe Vogel, un expert de gauche qui ne peut pas être soupçonné d’être anti-rwandais, écrit après la mort du dirigeant militaire des FDLR deux semaines avant l’attaque à Kinigi : « Ce groupe armé, qui a été parmi les plus actifs dans l’Est de la RD Congo, parait aujourd’hui plus faible que jamais. (…) Cette rébellion ne disposerait, aujourd’hui, de moins d’un millier hommes selon les estimations des meilleurs spécialistes, contre 2000 à 2500 en 2016 selon le groupe d’experts des Nations-Unies. Les données du KST indiquent, par ailleurs, une forte décrue de leurs activités ces deux dernières années. » Quelques graphiques illustrent également la dernière phrase.

Kagame ne dit pas non plus que le massacre de Kinigi était une opération qui faisait suite à la liquidation du commandant militaire des FDLR probablement par l’armée congolaise deux semaines avant. Et que plusieurs membres qui ont participé avaient été recrutés en Ouganda quelques mois avant.

Il réfère à ce massacre qui a eu lieu il y a 4 années pour justifier la guerre menée sous la bannière du M23 contre la RDC. Or, l’offensive du M23 depuis novembre a causé en 3 mois la perte de centaines de vies humaines et déplacé des centaines de milliers de réfugiés.

Surtout Kagame se tait sur les intérêts économiques qu’il tire du pillage du Congo et qui est la vraie motivation de son agression contre la RDC. En effet, en avril de l’année précédente une étude a démontré que 90% des quantités de coltan (principale source du tantale), d’étain et de tungstène, exportés par le Rwanda sont introduits illégalement à partir de la RDC (une synthèse se trouve ici).

 

2. Kagame lave ses mains du sang coulé par les rébellions qui agissent aux noms des Tutsis congolais

« Je condamne tous les abus, d’où qu’ils viennent. Je constate simplement que l’on ne documente pas, ou très rarement, les crimes commis par les FDLR et les FARDC. Pourquoi ? En réalité, il n’y a pas d’arbitre impartial dans cette affaire, et c’est l’un des nœuds du problème. »

Tous les dirigeants des rébellions disant qu’ils défendent les Tutsis congolais au Kivu ont été des seigneurs de guerre qui se sont livrés à des crimes de guerre contre des milliers de civils congolais : Nkunda, Mutebutsi, Ntanganda et aujourd’hui Sultani Makenga. Tous ces criminels ont été sous la supervision directe de la hiérarchie militaire rwandaise. Tous ont été intégrés dans l’armée congolaise pendant de longues périodes et se sont comportés de cette façon criminelle avant, pendant et après cette intégration.

Kagame prend d’abord très hypocritement ses distances avec les « abus » du M23. Mais il justifie ensuite ces crimes par les crimes des autres et finit avec la demande d’un « arbitre impartial ». Or, il sait parfaitement qu’un tel arbitre n’existe pas, car même les groupes d’experts de l’ONU ne sont pas impartiaux selon lui.

 

3. Le gouvernement congolais serait le « responsable principal » de la situation

« Il est absolument clair à mes yeux que la responsabilité́ de cette situation incombe d’abord aux autorités congolaises et, ensuite, aux pays occidentaux, partie prenante dans la genèse du problème. »

Si l’on retourne en arrière, c’est bien l’opération Turquoise de l’armée française qui a créé, avec l’accord des Américains, la situation massive des réfugiés rwandais au Congo en 1994. Donc il devrait en tout cas dire que ce sont les pays occidentaux qui ont créé le problème. Or, pour Kagame, c’est le gouvernement congolais qui est le responsable principal de la situation et les puissances occidentales ne sont que “partie prenante”, pour le reste plutôt sympas. 

De plus, il lance des accusations complètement arbitraires et sans aucune preuve contre le gouvernement congolais : « Les FDLR sont intégrées au sein même des FARDC [Forces armées de RDC] et c’est bien là que le bât blesse »

Dans tous les rapports des experts de l’ONU depuis 1998, on retrouve l’accusation que certains officiers de l’armée congolaise coopèrent avec des groupes des FDLR. Il s’agit d’officiers qui essaient de compléter leur faiblesse sur le terrain avec la collaboration des milices, dont parfois des FDLR. Il n’y a pas de rapports qui parlent d’intégration des FDLR dans les FARDC.

Deuxième accusation : « Je ne crois pas à la fable d’individus ou de groupes isolés coupables de tenir des discours de haine. Ces discours sont encouragés par le gouvernement congolais. On ne peut pas, d’un côté, créer les conditions pour que de tels discours soient proférés et, de l’autre, faire mine de les condamner. »

Il ne cite aucun discours ni décision ou acte du gouvernement congolais. Or, aussi bien les gouvernements de Kabila que ceux de Thsiskedi ont fait de nombreuses déclarations et autres avertissements contre des discours de haine pour ne pas donner prétexte à l’agression rwandaise.

Sous Kabila, des commandants tutsis (pro et anti-Kagame) ont été intégrés dans l’armée congolaise. Les pro-Kagame se sont transformés en rebelles, d’autres commandants importants comme Padiri et Masunzu y sont toujours. Et Masunzu reste jusqu’à aujourd’hui le commandant de la zone militaire qui comprend le Katanga et le Kasai, les deux régions les plus riches du Congo. De plus, une fois que Nkunda a été chassé, Kabila a intégré à son alliance le CNDP et ses dirigeants politiques. Et il en a fait de ministres dans son gouvernement ainsi que dans le gouvernement d’alliance qu’il avait noué avec Tshisekedi (2019 jusqu’à fin 2020).

Tshisekedi a déjà sonné l’alerte contre les discours de haine en octobre 2021 et il l’a répété depuis lors à plusieurs reprises.

Les discours de haine sont tenus par des extrémistes qui se trouvent souvent dans la diaspora en Occident comme feu Ngbanda et son organisation Apareco, le journaliste camerounais Charles Onana ou encore Boniface Musavuli. Ces personnes sont parfaitement identifiables et Kagame pourrait protester auprès des gouvernements occidentaux, dans les pays où ils vivent. Mais il préfère attiser la haine en protégeant des rebelles criminels et en accusant arbitrairement le gouvernement congolais.

Enfin : « Croyez-vous une seconde que je sois responsable du fait que 1 % des Congolais profite des richesses de ce pays et que 99 % en sont exclus ? Ou du fait que près de 120 groupes armés prolifèrent dans l’Est ? »

C’est assez démagogique que de surfer sur les clichés qui persistent dans les médias occidentaux. Comme si le Rwanda connaissait plus d’égalité et était plus social que la RDC. Quant aux 120 groupes armés : quand on compare les actions militaires de tous ces groupes avec le M23, on constate que le M23 agit avec une stratégie militaire, un équipement et des soldats entrainés comme une armée professionnelle, capable de conquérir de grandes surfaces et même d’occuper Goma. 

Par ailleurs, les milices ont connu une prolifération depuis la guerre d’agression. Dans le point suivant, on verra comment le gouvernement rwandais considère ces milices comme des éléments de la stratégie rwandaise. Dans les rapports des experts de l’ONU sur le M23, on peut lire que des officiers du M23 ont été dépêchés avec des armes auprès des milices juste avant la défaite du M23 en 2013. Ils ont fonctionné comme des formateurs militaires pour des milices (cfr rapport des experts de 2012, pages 26 à 30, points 6 et 7).

 

4. Que veut obtenir Kagame?

« D’un côté, le M23 doit cesser les combats. De l’autre, et simultanément, le gouvernement congolais doit étudier sérieusement ses revendications et y répondre. Les autorités de Kinshasa doivent aussi mettre un terme aux discours de haine anti-Tutsis et ne plus menacer ces populations de les renvoyer au Rwanda alors qu’elles sont chez elles au Congo. »

Dans tous les communiqués du mois de janvier (qu’on retrouve via https://twitter.com/M23_ARC ), le M23 justifie son droit de défense en disant qu’ils respectent un armistice et leur retrait de Bunagana. Or dans la même période, les M23 ont continué d’avancer et d’occuper le terrain jusqu’à 20 km de Goma. Ils ont également fermé tous les accès à la ville de Goma, sauf par le Lac. Donc, c’est via la lutte armée que le M23 veut obliger le gouvernement à ouvrir des négociations politiques. Ces négociations auront inévitablement comme but de donner des garanties au M23 pour qu’il n’y aurait “plus de collaboration avec les FDLR, ni de discours de haine anti-tutsi”. Ces garanties ne peuvent être autre chose que l’intégration de la majorité des cadres du M23 dans l’armée et l’appareil d’État à grande échelle, comme dans les périodes où Nkunda et Ntanganda se trouvaient au commandement des FARDC au Kivu.

Mais la stratégie va beaucoup plus loin que ça. On voit resurgir dans le discours officiel du Rwanda, l’idée dangereuse de retourner vers le « grand Rwanda » d’avant la colonisation, quand d’importants morceaux de l’Est du Congo tombaient « sous l’autorité du roi rwandais ». Lors d’une intervention devant l’Assemblée nationale fin janvier, le ministre rwandais des Affaires étrangères a déclaré entre autres que la colonisation a coupé « deux provinces du Rwanda » pour les mettre au Congo.  Dans ce sens on a installé une « commission spéciale sur la genèse du passé colonial comme l’une des sources des conflits à l’Est de la RDC, et ses impacts sur les relations entre la RDC et le Rwanda » au parlement rwandais et on peut lire des articles nostalgiques de la féodalité d’avant la colonisation dans la presse rwandaise.

Ce n’est pas la première fois que surgit l’idée que l’Est du Congo appartient en fait au Rwanda. Au début de la guerre d’agression en 1998, l’ambassadeur rwandais à Bruxelles montrait lors d’une conférence de presse une carte avec les frontières du Rwanda d’avant la colonisation, frontières qui contenaient aussi de grandes espaces à l’Est du Congo.

Le 11 décembre 2012, Steve Hege, le dirigeant du groupe d’experts de ‘ONU, a décrit la stratégie du Rwanda lors d’un témoignage devant le sous-comité pour l’Afrique de la commission des affaires étrangères du congrès US, comme « la création d’un État fédéral autonome pour l’est du Congo ». L’interview de Kagame à Jeune Afrique prend sa vraie signification à travers cette description de la stratégie rwandaise pour l’Est du Congo.  Voici quelques extraits du témoignage de Steve Hege :

« L’un des plus hauts responsables du renseignement au sein du gouvernement rwandais a discuté avec moi de plusieurs scénarios possibles pour la sécession de l’est du Congo. Reflétant la pensée de nombre de ses collègues, il a affirmé que, puisque le Congo était trop grand pour être gouverné par Kinshasa, le Rwanda devait soutenir l’émergence d’un État fédéral pour l’est du Congo. Selon lui, “Goma devrait être liée à Kinshasa de la même manière que Juba était liée à Khartoum”, avant l’indépendance du Sud-Soudan. (…)

 Au cours de plusieurs réunions internes du M23 pour la mobilisation, de hauts responsables gouvernementaux, y compris l’assistant spécial du ministre de la Défense, ont ouvertement affirmé que l’établissement de cet État autonome était en fait l’objectif clé de la rébellion.(…) Un porte-parole du M23 a récemment déclaré au New York Times : ”Nous voulons plus que la décentralisation, nous voulons le fédéralisme” et ”Les intérêts de l’est du Congo se trouvent en Afrique de l’Est.” (…)

 Cet objectif explique également pourquoi le Rwanda a constamment cherché à dépeindre tous les groupes armés de l’est de la RDC comme un seul front uni contre Kinshasa … Lors de nos rencontres avec eux, le ministre rwandais de la Défense et le chef de l’armée ont tous deux justifié et défendu tous les groupes armés de l’est de la RDC, y compris l’extrêmement brutal Raia Mutomboki.

 En outre, les Rwandais ont déployé tous les efforts possibles pour dépeindre le Congo comme un “grand vide noir” … les diplomates rwandais n’ont cessé de déclarer que “le Congo a toujours été un gâchis, c’est une cause perdue” et ont insinué qu’un changement structurel radical serait nécessaire pour le sauver. »

 

5. Avec les Occidentaux, Kagame se retrouve “entre amis”

« Je pensais qu’Emmanuel Macron était animé par la volonté sincère de contribuer au règlement du problème. J’espère donc que la France saura aborder ce dossier d’une meilleure manière et de la façon appropriée. »

La France prend une attitude assez ambiguë : Macron se voit « fustigé » par Kagame, car la France a demandé au Rwanda de cesser d’intervenir en RDC. Mais en même temps, la coopération des deux pays reste assez intense. Notamment au niveau de l’organisation de la Francophonie, dont l’ancienne ministre rwandais des Affaires étrangères, très proche de Kagame, Louise Mushikiwabo reste secrétaire générale et en Mozambique où l’armée rwandaise protège les intérets de Total.

Les Américains se disent maintenant « critiques envers Kagame » et ses liens avec le M23. Ils reprochent même aux services de Kagame d’avoir kidnappé un opposant rwandais. Ils veulent éviter que le peuple congolais devienne vraiment anti-américain.

La révolte contre la Monusco illustre des sentiments anti-occidentaux dans la population congolaise, comme partout en Afrique. En novembre, lors d’une grande manifestation à Goma les manifestants portaient deux cercueils disant « Adieu États-Unis » et « Adieu France ».

Mais Kagame sait parfaitement interpréter toutes ces gesticulations des États-Unis, il sait qu’il ne s’agit que de paroles ou au maximum de gestes symboliques. Il sait que l’appui structurel est assuré et que les nombreux accords de coopération ne seront pas remis en question.   

Ainsi à la question : « De nombreux observateurs ont été étonnés par la teneur, pour le moins cinglante, de la réponse que vous avez faite à Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, et à ceux qui, comme lui, réclament la libération de l’opposant Paul Rusesabagina, qui fut le directeur de l’Hôtel des Mille Collines pendant le génocide. Seule une invasion du Rwanda, avez-vous dit, serait en mesure de le libérer. Cela signifie-t-il que vous n’êtes prêt à aucune mesure de clémence à son égard ? »

Il répond d’un ton moqueur : « Le mot « invasion » n’est évidemment pas à prendre au sérieux. C’était juste une image pour faire comprendre à quel point cette affaire touche, chez nous, un point particulièrement sensible. … Leur attitude revient donc à dire : « OK, peu importe ce que vous lui reprochez, libérez-le, nous l’exigeons. » Et nous devrions leur répondre : « Yes, sir » ? Ce type de pression fonctionne peut-être ailleurs, mais pas au Rwanda.»

 

Tony Busselen, 3 février 2023

Source: Investig’Action

 

Retrouvez sur notre boutique
Le Manuel stratégique de l’Afrique

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.