Quand Étienne Davignon refait l’histoire du Congo

Etienne Davignon a sorti ses mémoires et dans la foulée, a accordé une interview au journal Le Soir. Il en profite pour refaire l’histoire du Congo et ça n’a pas manqué de faire réagir Ludo De Witte. L’auteur de L’Assassinat de Lumumba et de L’ascension de Mobutu revient sur le rôle de la Belgique et de Davignon dans l’élimination du premier Premier ministre congolais…


À l’occasion de la sortie de ses mémoires, Étienne Davignon n’a pas manqué l’occasion d’obscurcir pour la énième fois le rôle de la Belgique dans la destruction du premier gouvernement congolais, démocratiquement élu, et la liquidation de son Premier ministre, Patrice Lumumba.

Dans l’interview accordé au journal Le Soir du 5 mars 2020, Davignon prétend que la crise congolaise a commencé par une révolte des soldats congolais, “pas contre les Belges, mais  contre Lumumba”. C’est faux. La révolte a commencé quelques jours après l’indépendance, en juillet 1960, après que le commandant en chef de l’armée congolaise, le général belge Janssens, avait annoncé aux soldats que l’indépendance n’allait rien changer pour eux. Cela voulait dire qu’il n’y aurait pas à court terme de promotions de noirs à des postes d’officiers. Ceci était essentiel pour la Belgique.

Le gouvernement belge avait transféré l’armée coloniale. Cette armée était dirigée par des officiers belges, très colonialistes et éduqués dans la tradition d’honorer le roi Léopold II, ‘fondateur’ du Congo. Dans la bonne tradition de l’apartheid, tous les soldats étaient noirs, tous les officiers blancs. Ainsi, le gouvernement belge voulait utiliser l’armée congolaise, dirigée par des officiers loyaux à la Belgique et à la monarchie, comme un instrument pour ‘tenir en main’ le gouvernement congolais.

Le Premier ministre Lumumba avait demandé pendant des mois une africanisation de l’armée, en préparation de l’indépendance. Il considérait la révolte des troupes comme un mouvement social, avec des revendications raisonnables. Il décidait donc d’africaniser l’armée et de licencier Janssens. Il invitait les soldats à faire le tri parmi leurs officiers belges: ceux qui étaient jugés trop réactionnaires seraient renvoyés en Belgique. Ainsi, Lumumba brisait la colonne vertébrale de cette armée fondamentalement colonialiste, ce qui a provoqué la réaction de la Belgique: sans instrument de contrôle sur Lumumba, Bruxelles décidait d’éliminer ce nationaliste récalcitrant.

Une intervention militaire belge et la sécession du Katanga (qui représentait 70% des recettes de l’État du Congo) organisés par des fonctionnaires et militaires belges, et financés par l’Union Minière, devaient provoquer la chute du gouvernement congolais, jugé trop nationaliste, trop indépendant et trop braqué sur une décolonisation réelle.

Selon Davignon, les Belges n’ont rien fait pour inciter le président Kasa Vubu à démettre de ses fonctions le Premier ministre Lumumba. Vraiment? Dans ses mémoires, le Premier ministre belge Gaston Eyskens écrit: “Le 18 août, j’ai chargé Jef Van Bilsen, conseiller juridique auprès de Kasa Vubu, d’une tâche confidentielle. Je lui ai fait comprendre qu’il devait mettre Lumumba à la porte.” Quelque temps plus tard, des collaborateurs du ministre Wigny prennent contact avec Georges Denis, un conseiller de Kasa Vubu. Le sujet de leurs conversations concernait, selon un télex envoyé à Bruxelles, “le renversement du gouvernement selon nos vœux.” Ce télex a été envoyé à Bruxelles par…. Étienne Davignon, émissaire sur place du ministre Pierre Wigny. (Télex ‘davwe’ (Belsulat Brazza) à Belext Bruxelles, 3/9/60, Archives Affaires étrangères).

D’ailleurs, la destitution de Lumumba par  le président Kasa Vubu était inconstitutionnelle. La Constitution du Congo était une copie de la Constitution belge, avec un chef d’État “irresponsable”. Le roi en Belgique, le président au Congo. La Constitution congolaise donne non au président, mais au parlement le droit de démettre un ministre ou le gouvernement de ses fonctions. Et dans le parlement congolais, une grande majorité soutenait le gouvernement de Lumumba. C’est ce qui a provoqué un coup d’État mené par Mobutu. Il est venu en aide au président, en fermant le parlement. Lumumba était mis en résidence surveillée.

Lumumba s’est échappé de sa résidence surveillée. En essayant de rejoindre ses partisans à l’est du Congo, il a été capturé par des soldats de Mobutu et enfermé dans une prison contrôlée par des troupes d’élite. Mais Lumumba devenait de plus en plus populaire et les soldats exigeaient sa libération. Une panique généralisée s’est emparée de Bruxelles, Londres et Washington. Le 17 janvier 1961, Lumumba fut transféré au Katanga, toujours en sécession. Pendant le trajet, lui et ses deux camarades Mpolo et Okito, furent fortement maltraités par des soldats congolais. Sur le sol katangais, les trois vécurent encore un cauchemar de 4 heures de tortures, avant d’être fusillés.

Selon Davignon, ce sont “les Congolais” qui les ont envoyés auKatanga. Pardon? Le transfert a été organisé après que  le ministère des Affaires africaines, le comte Harold d’Aspremont Lynden, avait envoyé un message aux Katangais expliquant qu’il voulait le transfert de Lumumba au Katanga (message du 16 janvier). Les Katangais – ni les noirs, comme le “président” Tshombe, ni les éminences grises belges sur place qui tenaient debout l’État du cuivre – ne voulaient accepter Lumumba, ce cadeau empoisonné. Mais le vœu du ministre était pour eux un ordre… Le transfert a été fait avec un avion belge, un équipage belge, et sur place c’étaient des officiers belges qui ont “accueilli” les trois dirigeants nationalistes vers 17h. Ensuite, ils ont supervisé les tortures et finalement l’élimination des trois, vers 22h du soir. Ce même jour du 17 janvier, un certain Étienne Davignon, actif dans le cabinet du ministre des Affaires étrangères Wigny, avait encore envoyé un télex aux Katangais, dans lequel l’organisation du transfert de Lumumba était validée – un réconfort de plus pour ceux qui allaient recevoir “un paquet” de Léopoldville/Kinshasa…

Au moment de l’annonce de la mort de Lumumba, quelques semaines après, L’Echo de la Bourse, le plus grand journal du capital belge, évoquait incontestablement le mieux l’ambiance dominante à Bruxelles, lorsqu’il comparait l’élimination de Lumumba à une intervention chirurgicale nécessaire: “l’existence même de M. Lumumba était un abcès qui avait déjà infecté le Congo et qui menaçait de l’infecter davantage”. Et le journal ajoute dans une attaque pleine de franchise: “il nous est fort difficile d’être tristes… sans être hypocrites!” (14 février 1961)

Étienne Davignon, éminence grise de la bourgeoisie belge, a été ou est encore aujourd’hui, à l’âge de 87 ans, président ou membre des conseils d’administration des entreprises suivantes: Anglo American Mining, Gilead Sciences, ICI, Pechiney, Foamex, Kissinger Associates, Fiat, Suez, BASF, Solvay, Sofina, Recticel, CMB, Cumerio, Brussels Airlines, BIAC, Petrofina, Bozar… Vicomte par titre hérité de son père, il a été anobli Comte par le roi en 2017. Il n’y a donc rien d’étonnant de voir Davignon défendre les intérêts de sa classe sociale et de sa propre personne en niant leur responsabilité écrasante dans un crime qui aura finalement abouti à l’instauration de la dictature de Mobutu et trois décennies de règne totalement ravageuses pour le Congo.

 

Source: Investig’Action

 

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