Noam Chomsky sur la guerre en Ukraine, la propagande, les réseaux sociaux et Julian Assange

Avec Edward Herman, Noam Chomsky a théorisé le “modèle de propagande” de notre époque moderne dans Fabriquer un consentement. Comment s’illustre-t-il dans la guerre d’Ukraine? Quel impact ont les réseaux sociaux? Pourquoi Julian Assange est-il plus que jamais menacé d’extradition vers les États-Unis? Chomsky répond dans un nouvel entretien. (IGA)


 

Depuis la Première Guerre mondiale, la propagande joue un rôle crucial dans la guerre. Elle est utilisée pour accroître le soutien à la guerre parmi les citoyens de la nation qui la mène. Les gouvernements nationaux utilisent également des campagnes de propagande ciblées pour tenter d’influencer l’opinion publique et le comportement des pays avec lesquels ils sont en guerre, mais aussi pour influencer l’opinion internationale. Par essence, la propagande, qu’elle soit diffusée par des médias contrôlés par l’État ou par des médias privés, désigne des techniques de manipulation de l’opinion publique fondées sur des informations incomplètes ou trompeuses, des mensonges et des supercheries. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les nazis comme les Alliés ont investi massivement dans des opérations de propagande qui s’inscrivaient dans l’effort global de chaque camp pour gagner la guerre.

La guerre en Ukraine n’est pas différente. Les dirigeants russes et ukrainiens ont entrepris une campagne de diffusion systématique d’informations qui peuvent facilement être qualifiées de propagande. D’autres parties qui ont des intérêts dans le conflit, comme les États-Unis et la Chine, sont également engagées dans des opérations de propagande. Ces opérations vont de pair avec le peu d’efforts qu’ils manifestent pour les initiatives diplomatiques visant à mettre fin à la guerre.

Dans l’entretien qui suit, Noam Chomsky, éminent universitaire et dissident qui, avec Edward Herman, a élaboré le concept de “modèle de propagande”, se penche sur la question de savoir qui gagne la guerre de propagande en Ukraine. Il analyse également la façon dont les réseaux sociaux façonnent la réalité politique d’aujourd’hui et si le “modèle de propagande” fonctionne toujours. Il dissèque également le rôle du “whataboutisme”[1]. Enfin, il nous fait part de ses réflexions sur le cas de Julian Assange et sur ce que son extradition dit des principes démocratiques étasuniens. Assange a commis le “crime” de divulguer publiquement des informations sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan, son extradition vers les États-Unis est désormais quasi certaine.

Chomsky est internationalement reconnu comme l’un des plus importants intellectuels vivants. Sa stature intellectuelle a été comparée à celle de Galilée, Newton et Descartes, et ses travaux ont eu une influence considérable sur divers domaines de recherche scientifique et universitaire, notamment la linguistique, la logique et les mathématiques, l’informatique, la psychologie, l’étude des médias, la philosophie, la politique et les affaires internationales. Il est l’auteur de quelque 150 ouvrages et a reçu de nombreux prix très prestigieux, dont le prix de la paix de Sydney et le prix de Kyoto (l’équivalent japonais du prix Nobel), ainsi que des dizaines de doctorats honorifiques des universités les plus renommées du monde. Chomsky est professeur émérite de l’Institut du MIT et actuellement professeur lauréat à l’Université d’Arizona.

 

C.J. Polychroniou : La propagande en temps de guerre est devenue dans le monde moderne une arme puissante pour obtenir le soutien de l’opinion publique à la guerre et lui fournir une justification morale, généralement en soulignant la nature “malfaisante” de l’ennemi. Elle est également utilisée pour démoraliser les forces ennemies. Dans le cas de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la propagande du Kremlin semble jusqu’à présent fonctionner à l’intérieur de la Russie et sur les réseaux sociaux chinois. Mais il semble que l’Ukraine soit en train de gagner la guerre de l’information sur la scène mondiale, en particulier en Occident. Êtes-vous d’accord avec ce constat ? Y a-t-il des mensonges importants ou des mythes de guerre autour du conflit Russie-Ukraine qui méritent d’être soulignés ?

Noam Chomsky : La propagande en temps de guerre est une arme puissante depuis longtemps, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’Histoire, je suppose. Et c’est souvent une arme qui a des conséquences à long terme, des conséquences qui méritent attention et réflexion.

Pour rester dans l’ère moderne, en 1898, le cuirassé américain Maine a coulé dans le port de La Havane, probablement à la suite d’une explosion interne. Les médias du groupe Hearst ont alors réussi à provoquer une vague d’hystérie populaire sur la mauvaise nature de l’Espagne. Cela a fourni le contexte nécessaire à l’invasion de Cuba, qui fut appelée “la libération de Cuba”. Mais on devrait plutôt parler du blocage de l’auto-libération de Cuba des mains de l’Espagne, car Cuba fut transformée en une colonie virtuelle des États-Unis. Et cela a duré jusqu’en 1959, quand Cuba a vraiment été libérée. Presque immédiatement, les États-Unis ont entrepris une campagne vicieuse de terreur et de sanctions pour mettre fin au “défi réussi” que Cuba posait à la politique US dans sa domination de l’hémisphère depuis 150 ans. C’est ce que le département d’État expliquait à l’époque.

La création de mythes de guerre peut avoir des conséquences à long terme.

Quelques années après l’épisode du Maine, en 1916, Woodrow Wilson était élu président avec le slogan “La paix sans victoire”. Ce slogan est vite devenu en “La victoire sans paix”. En effet, une avalanche de mythes de guerre a rapidement transformé une population pacifiste en une population consumée par la haine de tout ce qui était allemand. La propagande émanait d’abord du ministère britannique de l’Information ; nous savons ce que cela implique. Les intellectuels américains du cercle libéral de Dewey ont intégré cette propagande avec enthousiasme, se déclarant les leaders de la campagne de libération du monde. Pour la première fois dans l’Histoire, expliquaient-ils sobrement, la guerre n’était pas initiée par les élites militaires ou politiques, mais par des intellectuels réfléchis – eux – qui avaient soigneusement étudié la situation et qui avaient rationnellement déterminé, après mûre réflexion, la bonne marche à suivre : entrer en guerre, pour apporter la liberté au monde et pour mettre fin aux atrocités des Boches. Des atrocités concoctées par le ministère britannique de l’Information.

L’une des conséquences de ces très efficaces campagnes “Hate Germany”, c’était l’imposition d’une paix des vainqueurs impliquant un traitement très sévère à l’Allemagne vaincue. Certains s’y sont fermement opposés, notamment John Maynard Keynes. Ils ont été ignorés. Cela nous a donné Hitler.

Dans une interview précédente, nous avons évoqué la façon dont l’ambassadeur Chas Freeman a comparé l’accord d’après-guerre façon “Hate Germany” à un triomphe de l’esprit d’État (pas par des gens bien). Il l’avait comparé au Congrès de Vienne, en 1815. Le Congrès avait cherché à établir un ordre européen après la tentative échouée de Napoléon de conquérir l’Europe. Judicieusement, le Congrès avait incorporé la France vaincue. Et cela avait conduit à un siècle de relative paix en Europe.

Il y a quelques leçons à en tirer.

Pour ne pas être en reste par rapport aux Britanniques, le président Wilson a créé sa propre agence de propagande, la Commission de l’information publique (Commission Creel), qui fournissait ses propres services.

Ces activités ont également eu un effet à long terme. Parmi les membres de la Commission figuraient Walter Lippmann, qui est devenu l’intellectuel public le plus en vue du 20e siècle, et Edward Bernays, qui est devenu l’un des principaux fondateurs de l’industrie moderne des relations publiques. Cette industrie est la plus grande agence de propagande au monde. Son but est de saboter les marchés en créant des consommateurs non informés faisant des choix irrationnels – le contraire de ce que l’on apprend sur les marchés en première année d’économie. En stimulant le consumérisme effréné, cette industrie conduit également le monde au désastre. Mais c’est un autre sujet.

Lippmann et Bernays ont tous deux attribué à la Commission Creel le mérite d’avoir démontré le pouvoir de la propagande avec la “fabrication du consentement” pour Lippmann et “l’ingénierie du consentement” pour Bernays. Ce “nouvel art dans la pratique de la démocratie”, expliquait Lippmann, pouvait être utilisé pour maintenir passifs et obéissants “ceux qui ne sont pas dans le coup”, à savoir le grand public, pendant que les autodésignés “hommes responsables” s’occuperaient des questions importantes, le tout à l’abri du “piétinement et des meuglements du troupeau désorienté.” Bernays a exprimé des vues similaires. Ils n’étaient pas seuls.

Lippmann et Bernays étaient des libéraux qui ont servi Wilson, Roosevelt et Kennedy. La conception de la démocratie qu’ils ont élaborée était tout à fait en accord avec les conceptions libérales dominantes, à l’époque et aujourd’hui.

Ces idées s’étendent largement aux sociétés les plus libres, où “les idées impopulaires peuvent être supprimées sans recours à la force”, comme le dit George Orwell dans son introduction (non publiée) à La Ferme des animaux sur la “censure littéraire” en Angleterre.

Et cela continue. Surtout dans les sociétés plus libres, où les moyens de la violence étatique ont été limités par l’activisme populaire, il est très important de concevoir des méthodes de fabrication du consentement et de s’assurer qu’elles sont intériorisées, devenant aussi invisibles que l’air que nous respirons, notamment dans les cercles éduqués et bien informés. Imposer des mythes de guerre est une caractéristique récurrente de ces entreprises.

Souvent, cela fonctionne de manière assez spectaculaire. Dans la Russie d’aujourd’hui, selon les informations, une grande majorité accepte la doctrine selon laquelle, en Ukraine, la Russie se défend contre une attaque nazie qui rappelle la Seconde Guerre mondiale, quand l’Ukraine collaborait effectivement à l’agression qui avait failli détruire la Russie et qui avait laissé un horrible bilan.

Cette propagande est aussi absurde que les mythes de guerre en général. Mais comme d’autres, elle s’appuie sur des lambeaux de vérité. Si bien qu’elle semble avoir été efficace au niveau national pour susciter le consentement.

Difficile pour nous d’en être sûrs en raison de la rigide censure qui sévit actuellement. C’est d’ailleurs une caractéristique de la culture politique US depuis longtemps : le “troupeau désorienté” doit être protégé des “mauvaises idées”. Par conséquent, les Américains doivent être “protégés” de la propagande qui, nous dit-on, est si ridicule que seules les personnes ayant subi un lavage de cerveau complet pourraient s’empêcher de rire.

Selon ce point de vue, pour punir Vladimir Poutine, tout matériel émanant de la Russie doit être rigoureusement interdit aux oreilles des Américains. Y compris le travail de journalistes et de commentateurs politiques américains exceptionnels, comme Chris Hedges. Il a un long parcours de journaliste courageux, il a notamment officié comme chef du bureau du New York Times pour le Moyen-Orient et les Balkans, et il continue depuis à fournir des commentaires lucides et perspicaces. Les Américains doivent être protégés de son influence néfaste, car ses reportages apparaissent sur RT. Ils ont maintenant été supprimés. Les Américains sont “sauvés” de leur lecture.

Prenez ça, M. Poutine.

Comme on devrait s’y attendre dans une société libre, il est possible, moyennant quelques efforts, d’apprendre quelque chose sur la position officielle de la Russie sur la guerre – ou comme la Russie l’appelle, “opération militaire spéciale”. Par exemple, on peut prendre connaissance via l’Inde des propos du ministre des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, qui a tenu une longue interview pour India Today le 19 avril.

Tous les jours, nous sommes témoins des effets instructifs de cet endoctrinement rigide. En ce moment, il convient de désigner l’agression criminelle de Poutine en Ukraine comme son “invasion non provoquée de l’Ukraine”. Une recherche Google sur cette expression donne “environ 2 430 000 résultats” (en 0,42 seconde).

Par curiosité, nous pourrions rechercher “invasion non provoquée de l’Irak”. La recherche donne “environ 11 700 résultats” (en 0,35 seconde) – et une brève recherche suggère que cela vient principalement de sources anti-guerre.

L’exemple n’est pas seulement intéressant en lui-même. Il montre aussi un renversement brutal des faits. La guerre d’Irak n’était absolument pas provoquée : Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont dû se démener, voire recourir à la torture, pour tenter de trouver la moindre particule de preuve permettant de lier Saddam Hussein à Al-Qaïda. Et les fameuses armes de destruction massive, volatilisées, n’auraient pas fourni un motif à l’agression, même s’il y avait eu des raisons de croire en leur existence.

En revanche, l’invasion russe de l’Ukraine a sans aucun doute été provoquée – cependant, dans le climat actuel, il faut ajouter le truisme selon lequel la provocation ne justifie pas l’invasion.

Une foule de diplomates et d’analystes politiques américains de haut niveau ont averti Washington depuis 30 ans qu’il était imprudent et inutilement provocateur d’ignorer les préoccupations de la Russie en matière de sécurité, notamment ses lignes rouges : pas d’adhésion à l’OTAN pour la Géorgie et l’Ukraine situées dans le cœur géostratégique de la Russie.

Sachant pertinemment ce qu’elle faisait, l’OTAN (c’est-à-dire essentiellement les États-Unis) a depuis 2014 “fourni un soutien important [à l’Ukraine] en matière d’équipement, de formation, des dizaines de milliers de soldats ukrainiens ont été formés, puis lorsque nous avons vu les renseignements indiquant une invasion très probable, les Alliés ont intensifié leurs efforts à l’automne dernier et cet hiver “, selon les mots prononcés avant l’invasion par le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg.

La volonté des États-Unis d’intégrer l’Ukraine au sein du commandement de l’OTAN a également été renforcée à l’automne 2021 par les déclarations politiques officielles dont nous avons déjà parlé – des déclarations cachées au troupeau désorienté par la “presse libre”, mais sûrement lues avec beaucoup d’attention par les renseignements russes. Ces derniers n’avaient pas besoin des infos pour apprendre qu’ “avant l’invasion russe de l’Ukraine, les États-Unis n’ont fait aucun effort pour répondre à l’une des principales et plus souvent formulées préoccupations de Vladimir Poutine en matière de sécurité, à savoir la possibilité d’une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN“. C’est ce qu’a concédé le Département d’État US, sans grand écho chez nous.

Sans entrer dans les détails, l’invasion de l’Ukraine par Poutine a été clairement provoquée alors que l’invasion de l’Irak par les États-Unis ne l’a pas été. Or, c’est exactement le contraire de ce que l’on trouve dans les analyses et reportages standards. Mais c’est aussi exactement la norme de la propagande en temps de guerre. Cela ne se produit pas seulement aux États-Unis évidemment, mais il est plus instructif d’observer ce processus dans les sociétés libres.

Nombreux sont ceux qui estiment que c’est une erreur d’évoquer de tels sujets, ou même que c’est une forme de propagande pro-Poutine : nous devrions plutôt nous concentrer comme un laser sur les crimes actuels de la Russie. Contrairement à ce qu’ils pensent, cette position n’aide pas les Ukrainiens. Elle leur fait du tort. Si nous sommes empêchés par un diktat d’apprendre à nous connaître, nous ne pourrons pas élaborer des politiques qui profiteront aux autres, notamment aux Ukrainiens. Cela semble élémentaire.

Une analyse plus approfondie permet de trouver de nombreux autres exemples instructifs. Dans un précédent entretien, nous avons évoqué les éloges du professeur de droit de Harvard, Lawrence Tribe, à l’égard de la décision du président George W. Bush. En 2003, il avait décidé d’ “aider le peuple irakien” en saisissant “les fonds irakiens se trouvant dans les banques américaines” – et, accessoirement, en envahissant et en détruisant le pays; mais c’est trop peu important pour être mentionné. Plus précisément, les fonds ont été saisis “pour aider le peuple irakien et indemniser les victimes du terrorisme”, terrorisme pour lequel le peuple irakien n’a aucune responsabilité.

Nous n’avions pas poursuivi en demandant comment le peuple irakien allait être aidé. À n’en pas douter, il ne s’agit pas d’une compensation pour le “génocide” commis par les États-Unis en Irak avant l’invasion.

Ce n’est pas moi qui parle de “génocide”. Ce sont plutôt les éminents diplomates internationaux qui ont administré le programme “Pétrole contre nourriture”, c’est-à-dire le côté doux des sanctions du président Bill Clinton (techniquement, via l’ONU). Le premier, Denis Halliday, a démissionné en signe de protestation, car il considérait que les sanctions étaient “génocidaires”. Il a été remplacé par Hans von Sponeck, qui a non seulement démissionné en signe de protestation en portant la même accusation, mais qui a également écrit un livre très important fournissant de nombreux détails sur la torture choquante des Irakiens par les sanctions de Clinton, A Different Kind of War.

Les Américains ne sont pas entièrement protégés de ces révélations désagréables. En effet, bien que le livre de von Sponeck n’ait jamais fait, à ma connaissance, l’objet d’une recension, il peut être acheté sur Amazon (pour 95 dollars) par tous ceux qui en auraient entendu parler par hasard. Et le petit éditeur qui a publié la version anglaise a même pu recueillir deux commentaires : ceux de John Pilger et de moi-même, écartés comme il se doit du courant dominant.

Il y a, bien sûr, beaucoup de choses à dire sur le terme “génocide”. Selon les standards utilisés, les États-Unis et leurs alliés se sont rendus coupables de cette accusation à maintes reprises. Mais la censure empêche volontairement toute reconnaissance de ce fait. De même, la censure protège les Américains des sondages internationaux Gallup. Ces sondages montrent que les États-Unis sont considérés comme la plus grande menace pour la paix dans le monde. Ou que l’opinion publique mondiale s’est massivement opposée à l’invasion américaine de l’Afghanistan (également “non provoquée”, si nous y prêtons attention). Les sondages Gallup montrent encore d’autres informations inconvenantes.

Je ne pense pas qu’il y ait de “mensonges importants” dans les reportages de guerre. Les médias américains font généralement un travail très honorable en rapportant les crimes russes en Ukraine. C’est précieux, tout comme il est précieux que des enquêtes internationales soient en cours en vue d’éventuels procès pour crimes de guerre.

Ce schéma est également normal. Nous sommes très scrupuleux lorsqu’il s’agit de déterrer des détails sur les crimes d’autrui. Bien sûr, il y a parfois des fabrications qui peuvent atteindre le niveau de la comédie. Feu Edward Herman et moi-même avons documenté de manière très détaillée ces questions. Mais lorsque les crimes de l’ennemi peuvent être observés directement sur le terrain, les journalistes font généralement un excellent travail en les rapportant et en les exposant. Ces crimes sont ensuite détaillés par des études et des enquêtes approfondies.

Comme nous en avons discuté, les très rares fois où les crimes américains sont si flagrants qu’ils ne peuvent être niés ou ignorés, ils sont rapportés eux aussi. Mais comme des notes de bas de page de crimes bien plus importants qui restent ainsi bien dissimulés. Le massacre de My Lai, par exemple.

En ce qui concerne la victoire de l’Ukraine dans la guerre de l’information, la qualification “en Occident” est exacte. Les États-Unis ont toujours fait preuve d’enthousiasme et de rigueur dans la dénonciation des crimes de leurs ennemis. Et dans le cas présent, l’Europe suit le mouvement. Mais en dehors des États-Unis et de l’Europe, le tableau est plus ambigu. Dans les pays du Sud, où vit la majeure partie de la population mondiale, l’invasion est dénoncée. Mais le cadre de la propagande américaine n’est pas unanimement adopté, ce qui a suscité une grande perplexité ici quant à la raison de ce “décalage.”

C’est tout à fait normal aussi. Les victimes traditionnelles de la violence brutale et de la répression voient souvent le monde de manière assez différente de ceux qui ont l’habitude de tenir le fouet.

Même en Australie, il y a une certaine insubordination. Dans la revue d’affaires internationales Arena, le rédacteur Simon Cooper examine et déplore la censure rigide et l’intolérance à l’égard de toute dissidence, même légère, dans les médias libéraux américains. Il conclut, assez raisonnablement: “cela signifie qu’il est presque impossible, au sein de l’opinion dominante, de reconnaître simultanément les actions insupportables de Poutine et de chercher une issue à la guerre qui n’implique pas une escalade et la poursuite de la destruction de l’Ukraine”.

Aucune aide pour les Ukrainiens qui souffrent, bien sûr.

Ça non plus, ce n’est pas nouveau. C’est un schéma dominant depuis longtemps, notamment pendant la Première Guerre mondiale. Certains ne sont pas simplement rentrés dans les rangs de l’orthodoxie après l’entrée en guerre de Wilson. Ainsi, le principal leader syndical du pays, Eugene Debs, a été emprisonné pour avoir osé suggérer aux travailleurs qu’ils devaient penser par eux-mêmes. Il était tellement détesté par l’administration libérale de Wilson qu’il a été exclu des amnistiés d’après-guerre. Dans les cercles intellectuels libéraux deweyites, il y avait aussi des désobéissants. Le plus célèbre d’entre eux est Randolph Bourne. Il n’a pas été emprisonné, mais il a été exclu des journaux libéraux afin qu’il ne puisse pas diffuser son message subversif selon lequel “la santé de l’État, c’est la guerre.”

Je dois mentionner que quelques années plus tard, et c’est tout à son honneur, Dewey lui-même est revenu sur sa position.

Il est compréhensible que les libéraux soient particulièrement enthousiastes lorsqu’ils ont l’occasion de condamner les crimes de l’ennemi. Pour une fois, ils sont du côté du pouvoir. Les crimes sont réels, et ils peuvent participer au défilé qui les condamne à juste titre tout en étant félicités pour leur conformité (tout à fait appropriée). C’est très tentant pour ceux qui condamnent parfois, même timidement, des crimes dont nous partageons la responsabilité et qui sont alors fustigés pour leur adhésion à des principes moraux élémentaires.

 

La prolifération des réseaux sociaux a-t-elle rendu plus ou moins difficile l’obtention d’une image précise de la réalité politique ?

Difficile à dire. Surtout pour moi, car j’évite les réseaux sociaux et je ne dispose que d’informations limitées. Mon impression est que les résultats sont contrastés.

Les réseaux sociaux permettent d’entendre une variété de points de vue et d’analyses, et de trouver des informations qui bien souvent, ne sont pas disponibles dans les médias mainstream. D’un autre côté, il n’est pas évident de savoir si ces opportunités sont bien exploitées. De nombreux commentaires – confirmés par ma propre expérience limitée – affirment que beaucoup de gens ont tendance à graviter dans des bulles qui se renforcent d’elles-mêmes, n’entendant pas grand-chose d’autre que leurs propres croyances et opinions. Pire, ça les ancre plus fermement, et sous des formes à la fois plus intenses et extrêmes.

Cela mis à part, les sources d’information de base restent à peu près ce qu’elles étaient : la presse traditionnelle, qui dispose de reporters et de bureaux sur le terrain. Internet offre des possibilités d’échantillonner un éventail beaucoup plus large de ces médias, mais j’ai l’impression, là encore, que ces possibilités sont peu utilisées.

Une conséquence néfaste de la prolifération rapide des réseaux sociaux est le déclin brutal des médias traditionnels. Il n’y a pas si longtemps, il existait aux États-Unis de nombreux médias locaux de qualité, qui ont pour la plupart disparu. Parmi ceux qui restent, très peu ont ne fût-ce qu’un bureau à Washington, et encore moins ailleurs. C’était pourtant le cas il n’y a pas si longtemps. Pendant les guerres de Ronald Reagan en Amérique centrale, qui ont atteint des sommets de sadisme, certains des meilleurs reportages ont été réalisés par des journalistes du Boston Globe, dont quelques-uns étaient de proches amis personnels. Tout cela a pratiquement disparu.

La raison fondamentale, c’est la dépendance aux annonceurs, l’une des malédictions du système capitaliste. Les pères fondateurs avaient une vision différente. Ils étaient favorables à une presse véritablement indépendante et l’ont encouragée. The Post Office a été en grande partie créé dans ce but: fournir un accès bon marché à une presse indépendante.

Évidemment, et c’est assez inhabituel, c’est une société gérée par des entreprises. Une autre particularité des États-Unis assez inhabituelle, il n’y a pratiquement pas de médias publics. Il n’y a par exemple rien de comparable avec la BBC. Aux États-Unis, les efforts visant à développer des médias de service public – d’abord à la radio, puis à la télévision – ont été repoussés par un intense lobbying des entreprises.

Il existe d’excellents travaux universitaires sur ce sujet, qui portent également sur de sérieux projets militants visant à surmonter ces graves atteintes à la démocratie. Je pense notamment aux travaux de Robert McChesney et Victor Pickard.

 

Il y a près de 35 ans, Edward Herman et vous-même avez publié Fabriquer un consentement. La gestion politique des médias de masse. Ce livre présentait le “modèle de propagande” de la communication, qui fonctionne à travers cinq filtres : la propriété, la publicité, l’élite médiatique, les critiques et l’ennemi commun. L’ère numérique a-t-elle modifié le “modèle de propagande” ? Fonctionne-t-il encore ?

Malheureusement, Edward – l’auteur principal – n’est plus de ce monde. Il nous manque cruellement. Je pense qu’il serait d’accord avec moi pour dire que l’ère numérique n’a pas beaucoup changé, au-delà de ce que je viens de décrire. Dans une société largement dirigée par les entreprises, ce qui survit des médias mainstream reste la principale source d’information, une source toujours soumise aux mêmes types de pressions qu’auparavant.

Il y a eu des changements importants en dehors de ce que j’ai brièvement mentionné. Comme d’autres institutions, y compris le secteur des entreprises, les médias ont été influencés par les effets civilisateurs des mouvements populaires des années 60. Il est assez éclairant de voir à quoi ressemblaient les éditos et les reportages durant la période qui précédait. De nombreux journalistes ont eux-mêmes vécu ces expériences libératrices.

Naturellement, il y a eu un énorme retour de bâton. Cela comprend notamment les dénonciations enflammées de la culture “woke” qui reconnaît qu’à côté des hommes blancs chrétiens, il existe aussi des êtres humains qui ont des droits. Depuis la “stratégie sudiste” de Nixon[2], les dirigeants du Parti républicain ont compris que, puisqu’ils ne peuvent pas gagner des voix sur leurs politiques économiques au service des grandes fortunes et des entreprises, ils doivent essayer de diriger l’attention vers des “questions culturelles” : la fausse idée d’un “Grand Remplacement“, ou les armes à feu, ou tout autre chose qui peut masquer le fait qu’ils travaillent dur pour vous poignarder dans le dos. Donald Trump était un maître de cette technique, parfois appelée la technique du “au voleur, au voleur” : lorsque vous êtes pris la main dans la poche de quelqu’un, criez “au voleur, au voleur” en pointant votre doigt ailleurs.

Malgré ces efforts, les médias ont connu des améliorations à cet égard, reflétant ainsi l’évolution de la société en général. Ce n’est pas sans importance.

 

Que pensez-vous du “whataboutisme”, qui suscite une vive polémique ces jours-ci en raison de la guerre en Ukraine ?

Là encore, il y a une longue histoire. Au début de l’après-guerre [Seconde Guerre mondiale], la pensée indépendante pouvait être réduite au silence par des accusations de comsymp[3] : vous êtes un apologiste des crimes de Staline. Sous la forme du maccarthysme, cette tendance est parfois condamnée. Mais en réalité, le maccarthysme n’était que la vulgaire partie émergée de l’iceberg. Ce que l’on dénonce aujourd’hui comme la “cancel culture” était déjà répandu et l’est resté.

Cette technique a perdu de son efficacité lorsque le pays a commencé à sortir de son sommeil dogmatique dans les années 60. Mais au début des années 80, Jeane Kirkpatrick, une intellectuelle majeure de la politique étrangère reaganienne, a conçu une autre technique : l’équivalence morale. Si vous révéliez et critiquiez les atrocités qu’elle soutenait au sein de l’administration Reagan, vous étiez coupable d'”équivalence morale”, vous prétendiez que Reagan n’était pas différent de Staline ou d’Hitler. Cela a servi pendant un certain temps à soumettre les dissidents à la ligne du parti.

Le whataboutisme est une nouvelle variante, à peine différente de ses prédécesseurs.

Mais pour la véritable mentalité totalitaire, rien de tout cela n’est suffisant. Ainsi, les dirigeants républicains travaillent d’arrache-pied pour nettoyer les écoles de tout ce qui est “source de division” ou de “malaise”. Cela inclut pratiquement toute l’Histoire, à l’exception des slogans patriotiques approuvés par la Commission 1776 de Trump. Cela inclut aussi tout ce qui sera conçu par les dirigeants républicains lorsqu’ils prendront les commandes et seront en mesure d’imposer une discipline plus stricte. Nous en voyons de nombreux signes aujourd’hui, et il y a toutes les raisons de croire qu’il y en aura d’autres.

Il est important de se rappeler à quel point les contrôles de la doctrine ont été rigides aux États-Unis. Peut-être cela reflète-t-il le fait qu’il s’agit d’une société très libre par rapport aux normes comparatives. Mais cela pose des problèmes aux responsables doctrinaux qui doivent être toujours attentifs aux signes de déviation.

Aujourd’hui, après de nombreuses années, il est possible de prononcer le mot “socialiste”, qui signifie avec modération “social-démocrate”. De ce point de vue, les États-Unis sont enfin sortis des rangs des dictatures totalitaires. Revenez 60 ans en arrière et même les mots “capitalisme” et “impérialisme” étaient trop radicaux pour être prononcés. En 1965, le président des Étudiants pour une Société Démocratique, Paul Potter, avait eu assez de courage pour “nommer le système” dans son discours présidentiel. Mais il n’avait pas réussi à sortir les mots.

Il y a tout de même eu quelques percées dans les années 60. Et cela a profondément préoccupé les libéraux américains qui ont mis en garde contre une “crise de la démocratie”, car trop de secteurs de la population tentaient d’entrer dans l’arène politique pour défendre leurs droits. Les libéraux ont préconisé plus de “modération dans la démocratie”, un retour à la passivité et à l’obéissance. Et ils ont condamné les institutions responsables de “l’endoctrinement des jeunes”, car elles avaient selon eux manqué à leurs devoirs.

Les portes ont été plus largement ouvertes depuis, ce qui ne fait qu’appeler des mesures plus urgentes pour imposer la discipline.

Si les autorités républicaines parviennent à détruire suffisamment la démocratie pour établir le règne permanent d’une caste de nationalistes chrétiens suprématistes blancs asservis à l’extrême richesse et au pouvoir privé, nous risquons d’apprécier les frasques de personnages tels que le gouverneur de Floride, Ron DeSantis. Il a interdit 40 % des cours de mathématiques pour les enfants en Floride en raison de “références à la théorie de la race critique (TRC), d’inclusions du Common Core[4] et de l’ajout non sollicité de l’apprentissage émotionnel social (SEL) en mathématiques“, selon la directive officielle. Sous pression, l’État de Floride a dû publier des exemples terrifiants. Par exemple, un objectif éducatif selon lequel “les élèves acquièrent des compétences en matière de conscience sociale en s’exerçant à faire preuve d’empathie envers leurs camarades de classe.”

Si le pays dans son ensemble s’élève jusqu’aux sommets des aspirations républicaines, il sera inutile de recourir à des dispositifs tels que “l’équivalence morale” et le “whataboutisme” pour étouffer la pensée indépendante.

 

Une dernière question. Un juge britannique a officiellement approuvé l’extradition de Julian Assange vers les États-Unis, malgré les vives inquiétudes qu’une telle mesure lui fasse courir le risque de “graves violations des droits de l’homme”. Agnès Callamard, ancienne rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, avait tiré la sonnette d’alarme de cette façon il y a quelques années. Si Assange est effectivement extradé vers les États-Unis, ce qui est presque certain maintenant, il risque jusqu’à 175 ans de prison pour avoir divulgué publiquement des informations sur les guerres d’Irak et d’Afghanistan. Pouvez-vous commenter le cas de Julian Assange, la loi utilisée pour le poursuivre, et ce que sa persécution dit de la liberté d’expression et de l’état de la démocratie américaine ?

Assange est détenu depuis des années dans des conditions qui s’apparentent à de la torture. Cela est assez évident pour quiconque a pu lui rendre visite (je l’ai fait, une fois). Cela a aussi été confirmé en mai 2019 par Nils Melzer, le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture [et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants].

Quelques jours plus tard, Assange était inculpé par le gouvernement Trump en vertu de l’Espionage Act de 1917. C’est la même loi que le président Wilson avait employée pour emprisonner Eugene Debs (entre autres crimes d’État commis à l’aide de cette loi).

Manigances légalistes mises à part, les raisons fondamentales de la torture et de l’inculpation d’Assange sont qu’il a commis un péché capital : il a divulgué au public des informations sur des crimes américains que le gouvernement aurait préféré dissimuler évidemment. Cela a particulièrement offensé les extrémistes autoritaires comme Trump et Mike Pompeo, qui ont lancé une procédure en vertu de l’Espionage Act.

Leurs préoccupations ne font pas de mystères. Elles ont été expliquées il y a des années par le professeur de sciences gouvernementales à Harvard, Samuel Huntington. Il a observé que “le pouvoir reste fort lorsqu’il reste dans l’obscurité ; exposé à la lumière du soleil, il commence à s’évaporer.”

C’est un principe crucial de l’art de gouverner. Il s’applique également au pouvoir privé. C’est pourquoi la fabrication, l’ingénierie du consentement est une préoccupation majeure des systèmes de pouvoir, étatiques et privés.

Cette idée n’est pas nouvelle. Dans l’un des premiers ouvrages de ce que l’on appelle aujourd’hui la science politique, il y a 350 ans, David Hume écrivait ceci dans son “Essai sur les premiers principes de gouvernement”:

Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d’un oeil philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit, et l’humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs penchants à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille ? Ce n’est pas la force ; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l’opinion. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre.

En effet, surtout dans les sociétés les plus libres, la force est du côté des gouvernés. Et il vaut mieux qu’ils ne s’en rendent pas compte, sinon les structures de l’autorité illégitime s’écrouleront, qu’elles soient étatiques ou privées.

Ces idées ont été développées au fil des ans, notamment par Antonio Gramsci. La dictature de Mussolini a bien compris la menace qu’il représentait. Lorsqu’il a été emprisonné, le procureur a annoncé : “Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans.”

Nous avons considérablement progressé depuis l’Italie fasciste: l’acte d’accusation Trump-Pompeo cherche à réduire Assange au silence pendant 175 ans. Et les gouvernements américain et britannique ont déjà imposé des années de torture à ce criminel qui a osé exposer le pouvoir à la lumière du soleil.

 

Source originale: Truthout

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

Photo: Andrew Rusk – Flickr (CC)

Notes:

[1] Technique oratoire qui revient fort à la mode aux États-Unis et qui vise à excuser ses manquements en attaquant ceux de l’adversaire. (NDT)

[2] Stratégie du parti républicain pour gagner des voix auprès de l’électorat blanc du Sud des États-Unis qui votait traditionnellement pour les démocrates. (NDT)

[3] Communist Sympathy ou sympathie communiste. (NDT)

[4] Programme éducatif qui établit les apprentissages requis à travers les différents Etats des États-Unis. (NDT)

 

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