Motricité mutilée. Causes et conséquences de l’intensification des charges de travail

Qu’est-ce qui pousse à toujours vouloir produire plus et augmenter la cadence ? Quelles sont les conséquences pour la santé du travailleur ? Comment le concept d’obsolescence programmée prouve que ce monde marche sur sa tête ? Dans ce troisième volet de son dossier consacré à la motricité mutilée, Carlos Perez, écologue du mouvement, se penche au chevet des travailleurs et de mère Nature.

 

Quelles sont exactement les causes de cette « insoutenabilité » et de cette hausse de pression sur l’empreinte écomotrice d’une part et sur les forces motrices soit les travailleurs, d’autre part ?

L’accélération de la productivité au milieu des années 90 partout dans l’OCDE et l’essor des nouvelles technologies ont totalement transformé le mode de production et les modes de management des entreprises. Tout va beaucoup plus vite, les rythmes s’accélèrent. Tout ceci a eu un impact très positif pour la compétitivité des entreprises. Mais avec le recul, on peut sans crainte de se tromper affirmer que cette transformation a eu un impact inversement très négatif pour le travailleur, voire catastrophique pour l’environnement.

 

Il n’est plus très compliqué de recouper les informations glanées dans les différents médias pour avoir une cartographie réaliste de la catastrophe de notre modèle dominant sur la santé psychomotrice des travailleurs.

 

Que disent les enquêtes à ce propos ? L’intensification dans le monde du travail est de plus en plus insoutenable, c’est un véritable danger qui pèse sur les épaules des forces motrices.

 

Une étude de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) relève ainsi : « L’intensification du travail, après avoir connu une pause lors de l’enquête 2005, reprend sa progression. En trente ans, la proportion de salariés dont le rythme de travail est déterminé simultanément par au moins trois contraintes est passée de 6 % en 1984 à 35,2 % en 2013. (…) Entre 2005 et 2013, pour les salariés en France métropolitaine, les contraintes de rythme de travail se sont accrues, au moment où les changements organisationnels se sont multipliés et où l’insécurité de l’emploi a beaucoup augmenté. C’est ce qui ressort de l’étude de la Dares, réalisée à partir de l’enquête Conditions de travail de 2005 et 2013 auprès d’un grand nombre d’actifs occupés (34 000). »

 

C’est donc tout un protocole d’évaluation et d’augmentation des compétences qui a été mis en place dans les entreprises pour accroître la charge, l’intensité et les rythmes de production des forces motrices. Globalement, tout s’accélère.

 

Les reportages, les articles et les livres ne manquent pas sur le sujet de l’intensité et l’insoutenabilité de ce nouveau modèle de production managériale ainsi que son manque d’humanité. Par exemple, les reportages suivants : Le travaille un monde sans pitié , Le coût de l’excellence ou La révolution manageriale.

 

Tout dois s’accélérer. Il n’y a pas d’autres alternatives. Se pose alors la question : pour quoi faire ? On nous dit que le but de cette accélération est de préserver le cap de la compétitivité. Mais comment peut-on produire toujours plus, plus vite et plus longtemps, tout en préservant le bien-être et la santé des forces productives, le bonheur intérieur brut et la qualité de l’environnement ? Le tout dans une croissance qu’on voudrait infinie ? C’est le paradoxe insurmontable de la société néolibérale.

 

Ce paradoxe de la compétitivité permanente se retrouve dans la crise de surproduction que nous vivons. Et il s’illustre parfaitement à travers le concept d’obsolescence programmée. Cette technique est utilisée par des industriels qui proposent volontairement des produits dont la durée de vie est limitée et qu’on ne peut pas réparer. Le but ? Que le consommateur remplace son téléphone, sa machine à laver ou sa télévision le plus souvent possible.

 

Le problème n’est pas que nous manquons de tout. Nous avons trop de tout. Mais pour maintenir une croissance artificielle, nous inventons la destruction programmée de ce que nous produisons. Ce montage artificiel doit ainsi maintenir les forces motrices dans l’action et dans le cadre de production imposées par les idéologies dominantes.

 

Comme l’expliquait Marx, « c’est la nature de la production capitaliste de produire sans se préoccuper des limites du marché (…) Le marché s’étend plus lentement que la production (…) Vient un moment où le marché devient lui-même trop étroit pour la production. Cela se produit à la fin d’un cycle. Mais cela signifie simplement que le marché est saturé. La surproduction est manifeste. » (Marx, Théorie de la plus-value)

 

Lawrence Summers, ex-secrétaire au Trésor américain, prévient : « Les dangers auxquels fait face l’économie mondiale aujourd’hui sont plus importants qu’à l’époque de la faillite de Lehman Brothers, en 2008. C’est indiscutable. L’économie chinoise – qui représente 16 % de la production et 30 % de la croissance mondiale – continue de ralentir (à 6,9 % officiellement, mais nettement moins en réalité). Les exportations et les importations chinoises chutent depuis plusieurs mois. Les prix des marchandises baissent du fait d’une contraction de la demande. Ce sont les symptômes de ce que les marxistes appellent une crise de surproduction – ou de surcapacité, selon la formule des économistes bourgeois. Les forces productives – l’industrie, la technique et la science – étouffent dans les limites des Etat-nations et de la propriété privée des moyens de production. »

 

C’est la qu’intervient l’obsolescence programmée. Produire pour détruire. C’est ce que nous avons trouvé de mieux pour garder le cap de la productivité et de la croissance, une chimère qui se mord la queue. Produire toujours plus, plus vite et plus longtemps, pour tout détruire et tout recommencer. Pour le travailleur, quels sont le sens et l’intérêt de ce modèle de production ?

 

Difficile de répondre, alors qu’émergent “les jobs à la con” : « Le sociologue Émile Durkheim avait prédit que la perte de normes et de repères serait le prochain mal du siècle. Au travail, cette tendance est assez symptomatique de notre époque. À l’été 2013, l’anthropologue américain David Graeber publiait une tribune qui avait eu l’effet d’une bombe, intitulée «Du phénomène des jobs à la con». Sa théorie : à cause des progrès technologiques, la société invente des rôles et produits des métiers inutiles. Il vise particulièrement les secteurs suivants : ressources humaines, management, conseil, finance, et une grande partie des emplois de bureau. L’anthropologue va plus loin. Selon lui, les salariés visés savent pertinemment que leur travail n’a aucun sens ou aucune utilité.».

 

Une perte de sens que pointe également les travaux de l’UCL: « Dans les évaluations, lorsque la quantité́ devient plus importante que la qualité́ et que disparaît toute délibération sur les critères d’un travail bien fait, les professionnels peuvent se voir dans l’obligation de bâcler leur travail. D’où le sentiment souvent exprimé d’une perte du sens du métier ».

 

Pour la force motrice ou « le travailleur », cela se traduit par une perte de sens de ce que font les mains et l’esprit. Le tout étant lié au processus d’intensification, le pouvoir de la mesure, les évaluations multiformes et la sélection. Tous tendus vers l’excellence.

Dans des entreprises dont les organigrammes deviennent indéchiffrables et dont les tâches et attributions sont maintenues dans le flou, le travailleur se sent impuissant et comme piégé dans un TGV sans frein où il na plus aucun contrôle.

 

Pour le travailleur, les résultats de cette configuration pleine de paradoxes et de contre-sens est que cette activité économique et productiviste bouleverse son empreinte écomotrice. Elle altère ses capacités de production au point de créer des catastrophes psychomotrices en masse. Selon l’OCDE, plus de 360.000.000 millions de personnes seraient touchées par la dépression dans les pays industrialisés. Les forces motrices, les travailleurs, ont l’impression de manquer de temps, de devoir s’adapter en permanence et de ne plus rien contrôler.

 

Compétitivité, position concurrentielle et restructuration constituent une triade, pierre angulaire de notre système de valeurs dominant. Ses résultats sont véritablement catastrophiques pour les travailleurs. Les traumatismes psychosociaux liés au monde du travail génèrent des pathologies lourdes. L’agence européenne pour la sécurité et la santé au travail le pointe dans un rapport: « Les travaux de recherche menés sur plusieurs décennies mettent en évidence le lien existant entre les risques psychosociaux et le stress au travail ainsi que les conséquences négatives sur la santé, telles que les problèmes de santé mentale (dépression), les maladies cardiovasculaires, les troubles musculo-squelettiques et également, plus récemment, le diabète. Il n’est habituellement pas facile de déterminer dans quelle mesure le travail contribue au développement de ces effets négatifs, mais lorsque l’on étudie la charge financière du stress et des risques psychosociaux, il convient de tenir compte des coûts associés également à ces problèmes de santé. »

 

En mai 2016, la Fondation Travailleur autrement commentait un rapport de l’OIT : « A l’occasion de la journée mondiale de la sécurité et de la santé au travail qui se déroulait le 28 avril, L’OIT (Organisation internationale du Travail) a publié un rapport sur les tendances mondiales du stress au travail et de son impact : 20 à 25 % des travailleurs seraient concernés. Dans «Stress au travail : un défi collectif», l’Organisation Internationale du Travail dresse un panorama mondial de la situation de stress lié au travail, sont ampleur et ses répercussions sur la santé des travailleurs.

Le rapport au travail et à l’entreprise connaît une mutation sans précédent. La mondialisation et la révolution numérique bouleversent les manières de travailler : nouvelles formes d’emploi, nouveaux modes d’organisation du travail ou encore nouvelles exigences (flexibilité, productivité accrue face à la concurrence internationale…). Dans un contexte marqué par la précarisation de l’emploi, avec un chômage important et une peur de perdre sont emploi, le travailleur évolue dans un environnement de plus en plus stressant. Toutes les professions sont affectées, tous les continents sont touchés. Le stress ne connait pas de frontières. »

 

Les conséquences sont importantes, et à plusieurs niveaux :

Stress au travail : Quatre Belges sur cinq soufre du stress au travail titrait un article de la RTBF; au Royaume Unis en 2010-2011, le Bureau pour la Santé et la Sécurité (HSE,2010-2011) donnait une estimation prudente du coût du stress, de la dépression et     de l’anxiété, à savoir 3,6 milliards de GBP; en Australie d’après des statistiques de 2008-2009, Safe Work Australia (2012) a estimé que le stress psychologique lié au travail coûte à la société australienne 5,3 milliards de dollars australiens (AUD) par ans. Ce chiffre inclut les coûts résultant des perturbations de la production et les coûts médicaux; au Canada, le coût annuel du stress au travail et des maladies liées au stress (y compris le coût des soins de santé mentale, des services sociaux et autres) pour la société a été estimé à 2,75 milliards de dollars canadiens (CAD) pour une faible prévalence du stress et à 8,25 milliards de CAD pour une prévalence plus élevée (Shain, 2008). De même, une estimation prudente du coût annuel pour les employeurs canadiens des maladies mentales liées au stress et de la perte de productivité s’établit à entre 222 millions et 2,75 milliards de CAD. La somme de ces chiffres a conduit les auteurs à estimer le coût total du stress lié au travail au Canada entre 2,9 et 11 milliards de CAD. Aux États-Unis en 1987, Matteson et Ivancevich ont déterminé que le stress au travail coûtait 300 milliards de dollars américains (USD) à l’économie américaine. Ils ont considéré que l’économie américaine était constituée d’entreprises fictives employant chacune 1.000 personnes et ont calculé le coût de l’absentéisme lié au travail, de l’augmentation des effectifs, des contre-performances et des mauvais résultats ainsi que de la rotation de personnel dans les entreprises de cette taille. Ils ont ensuite constaté qu’en moyenne, le coût du stress par employé s’élevait à 2.270 USD. Ils ont ensuite multiplié ce chiffre par le nombre total de travailleurs américains de l’époque, soit 108 millions, et ont obtenu un coût annuel de 300 milliards d’USD.

La dépression : Sur le coût de la dépression en Europe, Sobocki et Al (2006) ont regroupé les données nationales et européennes de 28 pays européens afin d’évaluer le coût global de la dépression en Europe. En utilisant les données de prévalence sur une période d’un an, ils ont estimé qu’en 2014, le coût global de la dépression en Europe s’élevait à 118 milliards d’EUR, soit 1 % du PIB de l’Europe.

Maladies cardiovasculaires : Le coût des maladies cardiovasculaires peut également être lié au travail. Il s’agit des derniers résultats d’une méta-analyse (comportant la somme de plusieurs grandes études européennes) ayant porté sur plus de 200 000 personnes. En France, la cohorte Gazel a suivi, de 1989 à 2006, 20 000 agents EDF. Le but était d’établir le lien entre les contraintes au travail et l’incidence de la maladie coronaire. Chez les grands stressés, le risque d’infarctus s’est révélé augmenté de 23 %. Cela signifie que, sur les 100 000 infarctus annuels en France, 4 000 seraient imputables au stress au travail. En 2012, le rapport du Réseau européen du cœur (Nichols et al., 2012) s’est intéressé au coût global des MCV pour l’économie de l’Union européenne dans son ensemble et pour chaque État membre en particulier. Il a estimé le coût annuel des MCV pour l’économie de l’Union européenne à 196 milliards d’EUR en 2009.

 

Troubles musculo-squelettiques : A l’instar des systèmes de production qui les génèrent, les troubles musculo-squelettiques liés au travail se mondialisent. Tel est le constat établi à l’issue de la septième édition de Premus, congrès international sur les TMS liés au travail, qui s’est tenue à Angers (Maine-et-Loire), en fin d’été. Pendant cinq jours, le point a été fait sur les connaissances scientifiques les plus récentes portant sur la physiopathologie, l’épidémiologie et la prévention de ces pathologies, qui représentent la principale cause de maladies professionnelles dans le monde. Première cause de maladie professionnelle en France, les Troubles Musculo-Squelettiques (TMS) sont des douleurs articulaires provoquées par des gestes répétitifs. Comment prévenir ces douleurs ? Quelles sont les solutions pour améliorer les conditions de travail ?

Il est difficile d’estimer précisément le coût des TMS, selon cette étude, parce qu’il en existe une grande variété. Certains auteurs tentent de quantifier le coût des TMS en général, tandis que d’autres se concentrent sur un type de TMS, par exemple les douleurs lombaires ou l’arthrite (Parsons et al., 2001). Au niveau de l’Union européenne, on estime que les coûts directs des TMS représentent jusqu’à 2 % du PIB; les douleurs lombaires chez les travailleurs européens coûte plus de 12 milliards d’EUR par an (Bevan et al., 2009) et l’arthrite rhumatoïde 45 milliards d’EUR par an (Lundkvist et al., 2008). Au Royaume-Uni, on estime qu’en 2008 les « TMS et affections associées » ont coûté 186 millions de GBP aux services de santé nationaux. Les dépenses de santé imputables à l’arthrite rhumatoïde s’élevaient à 560 millions de GBP par an, ce chiffre atteignant 1,8 milliard de GBP si l’on y englobe la perte d’emploi et les arrêts maladie (Morse, 2009). Toujours au Royaume-Uni, on a calculé qu’en 1998, les dépenses de santé, les soins informels et les pertes de production imputables aux douleurs lombaires représentaient un total de 10,67 milliards de GBP (Maniadakis et Gray, 2000). Aux Pays- Bas, le coût annuel des lésions répétitives liées au stress au travail s’élève à 2,1 milliards d’EUR (Bevan et al., 2009). En Irlande, le coût annuel de l’arthrite rhumatoïde a été estimé à 1,6 milliard d’EUR (Arthiritis Ireland, 2008) et à 2 milliards d’EUR en Espagne (Lajas et al., 2003).

Diabète lié au travail : Le stress provoqué par le travail augmente la probabilité de développer un diabète de type 2, selon une nouvelle étude scientifique allemande. Cette étude confirme les conclusions d’une précédente étude canadienne de l’Université de Toronto qui révélait que 19% des cas de diabète de type 2 était associés chez les femmes au stress au travail.

 

Le mode de gestion dans l’entreprise, le mode de production et le mode de redistribution provoquent des altérations et une érosion catastrophique qui déminéralise l’homme tout comme son environnement. C’est le paradoxe de notre société néolibérale que de vouloir coûte que coûte une croissance infinie dans un monde constitué d’une biomasse, d’une biodiversité et d’une biomotricité qui ont leurs limites.

 

Le corps est le réceptacle de toutes nos tensions. Chaque traumatisme s’incruste dans le corps et petit a petit, il peut se verrouiller et devenir notre ennemi. Le corps est l’image somatique de nos traumatismes. Ce n’est pas à notre motricité et à nos corps de s’adapter au besoin des entreprises, mais aux entreprises de s’adapter à notre motricité et à nos limites corporelles.

 

Source: Investig’Action

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