L’impasse politique au Sri Lanka et les « préoccupations » occidentales

Le Parlement du Sri Lanka est en plein désarroi depuis le 26 octobre, date à laquelle le président Maithripala Sirisena a limogé son Premier ministre Ranil Wickremesinghe pour le remplacer par celui qui fut son opposant et ancien président, Mahinda Rajapaksa. La Coalition pour l’Alliance du peuple uni (United Peoples’ Freedom Alliance (UPFA)) et le Parti national uni (UNP) de Wickremesinghe avaient formé un gouvernement d’unité nationale après l’élection présidentielle de 2015 au cours de laquelle aucun groupe n’avait remporté de majorité claire. Alors que les lignes de fracture étaient présentes dès le début – l’UNP de Wickremesinghe poussant des politiques néolibérales pro-occidentales et la coalition de centre-gauche de Sirisena défendant une ligne plus nationaliste – trois ans et demi plus tard, les tensions ont éclaté en hostilité ouverte, l’UPFA quittant le gouvernement unitaire. Le président a dissous le Parlement le 9 novembre pour appeler à des élections au début de janvier, que son parti semblait prêt à remporter étant donné la popularité de Rajapaksa. L’ordonnance de dissolution a été contestée devant la Cour suprême, qui doit encore rendre sa décision. Entretemps, le parlement, qui s’est réuni de nouveau, a été en effervescence, le gouvernement et les groupes d’opposition revendiquant chacun une majorité, malgré le manque de clarté quant aux chiffres réels. Lasanda Kurukulasuriya questionne les réactions occidentales à cette impasse.

 

 

Bien que les récents développements aient rendu presque impossible d’anticiper l’évolution du paysage politique d’un jour sur l’autre, certains aspects de la saga parlementaire/constitutionnelle en cours au Sri Lanka sont apparus très clairement. L’un d’eux est la « préoccupation » inhabituelle manifestée par l’Occident à l’égard de ce qui est une question strictement interne pour le Sri Lanka. Un autre est l’évolution extraordinaire du comportement du président de la Chambre depuis le début de la crise.  

À la suite de l’ordonnance de la Cour suprême de suspension de la dissolution, qui a ouvert la voie à la reprise des débats au Parlement, certaines scènes des plus honteuses jamais vues à la Chambre ont eu lieu mercredi, jeudi et vendredi. Des députés se sont agressés verbalement et physiquement et ont vandalisé la Chambre, provoquant un ajournement des séances. Auparavant, il était de notoriété publique que les pires marchandages se déroulaient en coulisses, des députés se mettant aux enchères à des prix allant de 50 à 500 millions de roupies. C’était une course entre le nouveau gouvernement et l’ancien pour faire monter les chiffres et montrer une majorité à la Chambre. Mercredi, dans un geste qui semblait préparé à l’avance, une motion de censure contre le gouvernement a été proposée, appuyée et prétendument « adoptée » à une allure record. Cela été fait d’une manière douteuse et sûrement en violation du Règlement parlementaire parce qu’aucune motion de censure n’était sur le feuilleton [Le feuilleton est une publication quotidienne dans le système de Westminster de gouvernement qui liste le déroulement des travaux du parlement de la séance de la journée, NdT] Il aurait de toute façon fallu un préavis de cinq jours et un débat. Prenant tout le monde par surprise, le président de la Chambre a déclaré à la hâte, au milieu d’une cacophonie incohérente de voix, que le « vote à voix haute » était en faveur de la motion. Nouvelle surprise jeudi, lorsqu’il a joué un drame similaire au milieu de corbeilles à papier volantes et autres projectiles.

Pendant ces événements, des envoyés occidentaux se trouvaient sur la galerie des visiteurs, apparemment à l’invitation du président de l’Assemblée. Malgré la session parlementaire mouvementée de mercredi, l’ambassadrice des États-Unis a publié une déclaration impassible sur Twitter, disant qu’elle était « heureuse » que le Parlement « remplisse de nouveau son rôle constitutionnel ». On est en droit de se demander quelle dose d’imagination il a fallu pour que le chaos de ce jour-là corresponde à l’idée que se fait l’ambassadrice d’un « Parlement remplissant son rôle ». Ces événements ignominieux ne méritaient aucun applaudissement. L’ambassadrice aurait-elle pu être naïve au point de croire les affirmations de députés sans scrupules qu’ils « obéissaient à leur conscience démocratique », etc. ?

                                                                                               

Ce qui ressort de ce conflit entre factions politiques soutenant, respectivement, le Premier ministre limogé et le nouveau, est que ces puissances occidentales prennent parti. Ce genre d’impasse politique interne n’est pas propre au Sri Lanka. Mais il semblerait que dans le cas du Sri Lanka, l’inquiétude quant aux conséquences géopolitiques possibles du remplacement de Ranil Wickremesinghe – un Premier ministre pro-occidental – au profit de Mahinda Rajapaksa, perçu comme pro-Chine, ait déclenché des réactions sans précédent.

« Pourquoi le Sri Lanka suscite-t-il tant d’intérêt ? », a demandé le Dr Palitha Kohona, ancien représentant permanent du pays aux Nations unies à New York, « Il doit y avoir quelque chose de plus que la nécessité de protéger la démocratie », a-t-il déclaré lors d’une réunion du mouvement populaire Eliya, mardi dernier.

« Au niveau international, je trouve que la série actuelle d’interventions dans nos affaires intérieures est maladroite et inacceptable. Ce n’est pas cohérent avec la pratique diplomatique contemporaine. On pourrait même dire que c’est illégal selon le droit international », a-t-il affirmé. Kohona, ancien chef de la Section des traités de l’ONU, a suggéré qu’avec le limogeage inattendu de Wickremesinghe « de nombreux pays occidentaux et leurs ambassades, les hauts-commissariats à Colombo était mal placés. Ils ne s’y attendaient pas ». Ils présumaient qu’ils avaient « assez de temps pour faire face à l’émergence des Rajapaksas » entre aujourd’hui et l’élection prévue en 2020. La soudaineté de ces développements peut expliquer les lacunes dans leur logique et leur raisonnement, a-t-il dit.

                  

Les amis non occidentaux du Sri Lanka ont réagi différemment à ces événements. Il n’y a pas eu d’exigences comme il y en a eu des missions et des ministères des Affaires étrangères occidentaux que le Parlement sri lankais « se réunisse de nouveau immédiatement ! », etc.

La Chine a déclaré qu’il s’agissait d’un problème interne et qu’elle pensait que le Sri Lanka trouverait les moyens de résoudre. Le porte-parole du gouvernement indien Raveesh Kumar a dit à des journalistes à Dehli : « C’est quelque chose qui doit être traité au Sri Lanka. » Dans une déclaration faite à Dehli, apparemment attribuée au ministre indien des Affaires étrangères Vijay Gokhale, le quotidien étatique du Sri Lanka, le Daily News, a affirmé qu’« il était prêt à travailler avec tout Premier ministre dans l’intérêt des deux pays ». Des remarques similaires ont été rapportées dans le Sunday Morning, qui cite des sources anonymes du ministères indien des Affaires étrangères. Le message, dans ces rapports quelque peu cryptiques – mais non contredits par Dehli – devrait être déchiffré à la lumière des articles des médias indiens sur l’accueil « sur tapis rouge » accordé à Rajapaksa, un ancien président, lorsqu’il s’est rendu à Dehli il y a deux mois à l’invitation de Subramanian Swamy, du parti Bharatiya Janata (BJP).

Le Japon a exprimé l’espoir que « la stabilité sera assurée par une procédure régulière et la loi ». Contrairement à ce qu’affirment les articles des médias étrangers, le Japon n’a pas menacé de retenir un prêt de 1.4 milliard de dollars pour un projet de train léger. « Le prêt n’est pas suspendu ou différé », a déclaré un porte-parole de la section commerciale de l’ambassade du Japon, qui n’a pas souhaité être nommé.

Quant à la conduite du président de la Chambre Karu Jayasuriya, qui a joué un rôle de premier plan dans le drame de ces derniers jours, nombre de ses aspects restent un mystère. Au début, il a accepté le Premier ministre et le cabinet nommé par le Président, et leur a attribué des postes et des sièges au Parlement. Plus tard, dans une volte-face inexplicable, il a écrit au Président, affirmant que sa « conscience » l’avait contraint d’« accepter le statut qui existait auparavant », parce que les actions du président étaient « antidémocratiques et anticonstitutionnelles ».

Est-ce une coïncidence si le président de la Chambre a subitement remplacé le Règlement parlementaire par sa conscience après avoir reçu la visite d’envoyés d’Europe et du Canada, ainsi que du représentant résident des Nations unies, et avoir été averti des conséquences négatives du renvoi de Wickremesinghe ? Des employés de l’ambassade des États-Unis l’auraient également rencontré au Parlement à ce moment-là. Quelques jours plus tard, onze envoyés basés à Colombo l’ont de nouveau rencontré et l’ont collectivement exhorté à « réunir à nouveau le Parlement pour qu’ils puissent déterminer quel était le gouvernement du Sri Lanka », selon la chronique politique du Sunday Times du 4 novembre 2018.

                               

Ce n’est pas le travail du président de la Chambre de convoquer le Parlement. On ne sait pas si ces visites diplomatiques ont mis Jayasuriya sous pression ou si elles l’ont encouragé. Ce qui ressort de ses actes, visibles par tous à la télévision ces derniers jours, c’est que le président de la Chambre a adopté une ligne de conduite partisane et influencée par son affiliation partidaire. À tel point qu’il faut se demander s’il a abandonné sa prétention à un rôle qui exige de lui qu’il soit indépendant et impartial. La détermination artificielle dont il a fait preuve pour faire adopter, par des moyens justes ou non, une motion de censure contre le gouvernement, au mépris du Règlement et de la tradition parlementaires, a contribué à réduire la Chambre et ses procédures au niveau d’une mascarade.

 

Source originale: Dateline Colombo

Traduit de l’anglais par Diane Gilliard pour Investig’Action

Source: Investig’Action

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