L’Europe saigne et, une fois de plus, l’Amérique est le troisième larron

Outre l’Ukraine, la grande perdante est l’Europe, et surtout l’Allemagne. L’Europe est tombée dans le piège que lui avaient tendu les États-Unis en 2008. Malgré le fait que la France et l’Allemagne n’étaient pas d’accord à l’époque pour promettre à l’Ukraine qu’elle pouvait devenir membre de l’OTAN, la délégation américaine avait imposé cette idée contre leur gré. Le Pentagone ne savait que trop bien que cela allait se solder par un conflit avec la Russie.

Depuis la chute du mur, les relations économiques entre l’Allemagne et la Russie n’ont cessé de se développer. Poutine avait reçu Merkel avec des roses rouges. L’Allemagne a un potentiel économique énorme et la Russie a les matières premières nécessaires pour le faire tourner. Nord Stream 2 en était le cheval de bataille et représentait depuis longtemps une épine dans le pied des États-Unis. La poursuite du développement de l’axe Allemagne-Russie-Chine allait constituer une menace définitive pour l’hégémonie mondiale des États-Unis. Le fait que ces derniers ont opiniâtrement refusé de promettre à Poutine que l’Ukraine ne ferait jamais partie de l’OTAN n’a rien à voir avec la protection de la souveraineté de l’Ukraine ou la sauvegarde de la démocratie, mais tout à voir avec le déclenchement d’un conflit entre la Russie et l’Europe. L’Amérique est le troisième larron de la fable, ici. Poutine et les Russes peuvent de nouveau être diabolisés pendant longtemps et le commerce avec Moscou se retrouve définitivement au point mort. Comme ce fut le cas pendant les deux guerres mondiales, l’économie américaine ne subit aucune entrave, au contraire. Le PNB des EU avait quasiment triplé durant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, leurs livraisons d’armes à l’Europe tournent à nouveau à plein régime. La nation ukrainienne saigne et l’économie européenne – surtout en Allemagne – encaisse vilainement, mais le budget de la guerre, lui, remonte en flèche.

La guerre a débuté en 2014

Les guerres ne sont jamais menées pour des principes ou des valeurs, mais toujours pour des intérêts. La Russie elle aussi est devenue un pays capitaliste, avec des multinationales – que nous appelons des oligarques – qui, aujourd’hui, tentent de reconquérir manu militari leurs intérêts en Ukraine. Comme au Moyen-Orient, la guerre en Ukraine tourne autour du pétrole, du gaz et aussi autour de terres agricoles très fertiles. Ce n’est pas pour rien que l’Ukraine a été parée du titre de grenier de l’Europe.

Directement après l’implosion de l’Union soviétique à la fin des années 1980, l’Ukraine concluait des accords commerciaux avec les États-Unis et l’Europe. Ce ne fut pas un hasard si un membre fondateur important de l’association économique Ukraine-EU n’était autre que la multinationale alimentaire Cargill qui, de la sorte, recevait un accès direct au grenier de l’Ukraine. Sur le plan mondial, le pays est le plus gros exportateur d’huile de tournesol, le quatrième pour le maïs et le sixième pour le blé. Sur les terres noires et fertiles de l’Ukraine, tout prospère, ou presque. Du fait que le gouvernement a imposé des limitations à l’exportation de céréales et a interdit la vente de terrains, l’agrobusiness occidental n’a pas reçu les coudées franches.

La révolution de Maïdan en Ukraine a marqué le tournant dans les rapports entre la Russie et l’Occident. En novembre 2013, les Ukrainiens étaient descendus massivement dans la rue pour protester contre le président prorusse Ianoukovytch. Il avait refusé de signer un traité associatif avec l’Union européenne. En 2014, avec l’aide des néonazis et de la CIA, le gouvernement élu fut renversé par un coup d’État violent – baptisé ici « révolution » – et remplacé par un gouvernement pro-occidental. Pour Moscou, le soutien ouvert de l’UE et des EU aux manifestants à Kiev était une confirmation de ce que l’OTAN voulait à tout prix étendre sa sphère d’influence. La Russie réagit militairement en annexant la Crimée et en soutenant les séparatistes dans l’Est de l’Ukraine. C’est à ce moment que la guerre débuta, voilà huit ans, et non la semaine dernière.

Après Maïdan, la porte s’ouvrit toute grande pour les multinationales occidentales, les parties prenantes, juste après le coup d’État. Le FMI apporta sa petite pierre à l’édifice en promettant à l’Ukraine un prêt de 17 milliards d’USD, à condition que le pays lève les restrictions concernant la propriété foncière. Le champagne coula à flots aux sièges des multinationales. Le géant de la chimie Bayer, le vendeur de machines agricoles Deere et le fournisseur de graines DuPont trinquèrent au « libre marché ». Cargill investit aussi sec 200 millions de rabiots dans ses sept sites. En Ukraine, Cargill possède des silos à grain, des entreprises d’aliments pour bétail, des usines de farine et d’huile et il fournit toutes sortes de graines. Directement, Cargill a acquis 5 pour 100 des parts d’UkrLandFarming, le plus gros conglomérat agricole d’Ukraine, propriété du milliardaire Oleg Bakhmatyuk. La multinationale Monsanto, entre-temps devenue propriété de Bayer, a également eu accès à ce domaine agricole immense et non encore exploité. L’article 404 de l’accord avec l’Europe n’autorise pas les plantes génétiquement modifiées, mais une petite clause accorde toutefois une faveur à Monsanto en disant que les deux parties collaboreront en vue d’étendre l’utilisation des biotechnologies. La Banque mondiale, le FMI et diverses banques d’investissement dotent richement les multinationales de fonds afin qu’elles puissent réaliser leurs investissements en Ukraine. Le 22 mars 2016, l’agrobusiness international tint à Kiev son septième Congrès Adam Smith.

Il est presque inéluctable que les magnifiques terres agricoles fertiles de l’Ukraine subissent le sort des grands espaces américains : épuisement de la terre agricole empoisonnée par des tonnes d’engrais et de pesticides, faillites des petites exploitations agricoles, bouleversement total de l’écosystème et introduction de plantes génétiquement modifiées. Au Moyen Âge, on menait des guerres pour des terres fertiles. Manifestement, ces conflits n’appartiennent toujours pas au passé.

Qui gagne et qui perd, dans cette guerre en Ukraine ? 

Depuis la désintégration de l’Union soviétique, la Russie a entrepris des actions militaires en Tchétchénie, en Géorgie et en Ukraine. Durant la même période, les États-Unis ont entrepris plus de 50 actions militaires dans d’autres pays, non pas à leurs frontières, mais très loin de leur territoire. Ils ont plus de 800 bases militaires en dehors des EU, surtout concentrées autour de la Russie et de la Chine. Tant pour la Russie que pour les EU, il s’agit de garantir les intérêts économiques de leur économie et c’est quelque chose qu’ils ne font pas avec des mots, mais avec des armes. Depuis l’association du dollar au contrôle des matières premières et surtout du pétrole, les EU mènent des guerres afin de conserver avant tout le contrôle du pétrole et du gaz. Les guerres contre l’Irak, l’Afghanistan, la Syrie, la Libye et l’Iran s’inscrivent dans ce cadre. Hormis l’Iran, le résultat final a été que des pays magnifiques ont été complètement anéantis, avec des millions de morts et de blessés parmi la population. Avec ou sans mandat de l’ONU et surtout avec le soutien des autres pays de l’OTAN.

Initialement, l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord se donnait surtout pour but de jeter un barrage militaire commun contre l’Union soviétique. Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Europe ne s’est pas dépêtrée de l’hégémonie des EU. Jusqu’à ce jour, cela a des conséquences néfastes. Les EU ont provoqué la Russie non seulement en accordant leur soutien au coup d’État en Ukraine, mais aussi en plaçant des missiles à longue portée en Pologne et en Roumanie. Dirigés prétendument contre la menace iranienne. En 1962, quand l’Union soviétique avait voulu installer des missiles à Cuba, cela avait presque débouché sur une troisième guerre mondiale. Ces provocations mettent aujourd’hui sur le dos de l’Europe une guerre qui pourrait très bien la déstabiliser complètement. À l’instar des guerres des EU au Moyen-Orient, ce n’est pas l’Amérique, mais l’Europe qui a dû accueillir un afflux massif de réfugiés et cela va de nouveau être le cas. Les conséquences économiques pour l’Europe et surtout pour l’Allemagne seront catastrophiques, si les livraisons de gaz depuis la Russie doivent cesser. L’économie allemande subirait des coups durs. Telle est la principale intention des EU et du Royaume-Uni. Nord Stream 2 aurait signifié un solide coup de pouce pour l’économie allemande et, partant, européenne. Mais les EU peuvent combler le trou du marché en exportant vers l’Europe leur gaz de schiste plus cher. Et, d’un coup, le robinet du gaz serait chez les Américains, mais plus chez les Russes.  

Une guerre militaire est toujours la résultante d’une guerre économique. Les deux parties essaieront de diaboliser l’ennemi en le qualifiant « de nouvel Hitler, de fou dangereux assoiffé de pouvoir, etc. ». Les deux parties agiteront les drapeaux des valeurs comme la démocratie et la liberté, de la sécurité nationale ou internationale. L’Europe occidentale a raté l’occasion de développer une relation économique correcte avec la Russie. La cause principale réside dans la politique de sabotage des EU, qui ne reste possible que via l’occupation militaire de l’Europe occidentale par les EU, sous le parapluie de l’OTAN. Prenons le public au sérieux et ne lui servons pas d’histoires de cowboys avec « les bons et les mauvais » et dans lesquelles l’adversaire est naturellement le mauvais. Les guerres sont des tentatives pour conquérir ou sauvegarder des intérêts économiques et stratégiques via des actions militaires. Avec la guerre en Ukraine, c’est de nouveau l’Europe qui saigne et ce sont les EU qui assument le rôle de troisième larron. De toute urgence, l’Europe doit reconquérir sa souveraineté en toute indépendance vis-à-vis des EU et de l’OTAN. C’est la seule façon de garantir la paix et la sécurité en Europe.

 

Traduit du néerlandais par Jean-Marie Flémal 

Source: Investig’Action

 

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