Les limites des services de renseignements israéliens: Un problème avec Yahya Sinwar?

Les grands hommes et les grandes femmes font-ils l’Histoire? Bon nombre de services de renseignements en semblent convaincus, eux qui se focalisent sur l’analyse des comportements d’individus. En ce moment, la coqueluche des services israéliens, c’est Yahya Sinwar, le chef du Hamas. Mais les renseignements ne passeraient-ils pas à côté du plus important? (IGA)


À l’instar des analyses typiques proposées par les services de renseignement occidentaux lorsqu’ils tentent d’évaluer les risques ou de comprendre les phénomènes politiques majeurs au Moyen-Orient, les services de renseignement israéliens sont tout aussi myopes. Ils s’échinent à analyser l’attitude et le langage corporel des individus au lieu de se concentrer sur le comportement des collectifs. C’est le cas aujourd’hui, alors qu’Israël tente désespérément de comprendre le changement des dynamiques politiques en Palestine.

Après la guerre israélienne contre Gaza en mai 2021, l’armée israélienne a établi un “profil de personnalité” du chef du Hamas basé à Gaza, Yahya Sinwar. Bien que le Hamas et Sinwar aient été des acteurs politiques importants dans les événements qui se sont déroulés en Palestine à l’époque, la véritable tête d’affiche, c’était le peuple palestinien. La rébellion populaire palestinienne a non seulement défié l’occupation israélienne, mais aussi le discours politique palestinien stagnant, saturé de références factionnelles et de luttes de pouvoir.

En règle générale, le gouvernement, l’armée et les services de renseignements israéliens refusent d’accepter que le peuple palestinien soit capable d’agir et de répondre de son propre chef à la violence israélienne.

Par exemple, à la suite du soulèvement populaire palestinien de 1987 – la première Intifada – Israël a décidé que l’ensemble de l’événement avait été orchestré par le haut dirigeant du Fatah et de l’OLP, Khalil al-Wazir, alias Abu Jihad. En avril 1988, un groupe de commandos israéliens l’a assassiné dans sa résidence de Tunis. Cependant, l’Intifada ne s’est pas arrêtée, elle a continué plus furieusement qu’auparavant.

Aujourd’hui, Israël dit avoir un problème avec Yahya Sinwar.

Le chef du Hamas a fait sa dernière apparition publique dans la ville de Gaza le 30 avril. S’adressant à un groupe de dirigeants et de représentants de divers groupes politiques palestiniens, Sinwar a déclaré que “notre peuple doit se préparer à une grande bataille si l’occupation ne cesse pas son agression contre la mosquée Al-Aqsa“.

Bien que Sinwar n’ait pas déclaré la guerre à Israël, il a souligné que les violations israéliennes d’Al-Aqsa conduiraient à une “guerre régionale et religieuse”.

On peut déduire beaucoup de choses de ces mots et du reste du discours de Sinwar. Il est clair que les Palestiniens essaient de changer complètement les règles d’engagement avec Israël. Alors que les groupes religieux et d’extrême-droite israéliens sont désormais les forces qui façonnent la politique dominante en Israël, de nombreux Palestiniens trouvent eux aussi des points forts d’unité dans leurs symboles religieux, qu’ils soient musulmans ou chrétiens.

D’une certaine manière, le choix de tous les groupes palestiniens, y compris le Hamas, est stratégique. L’échec de l’unité autour d’autres questions – le “processus de paix”, la solution à deux États, la représentation politique, le type de résistance contre Israël et d’autres points litigieux – a rendu la recherche d’un terrain d’entente plus difficile de jour en jour. Cependant, Jérusalem-Est, Al-Quds et, en particulier, la mosquée Al-Aqsa, restent des valeurs sures pour l’unité nationale et spirituelle de tous les Palestiniens.

Avant le mois de mai, les Palestiniens étaient divisés, non seulement sur le plan politique, mais aussi dans leur discours et leurs priorités. Le Hamas voulait mettre fin au siège de Gaza et par conséquent, à son propre isolement. Le leader de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, voulait quant à lui un semblant de processus politique qui lui permettrait de rester pertinent aux yeux du monde. Ainsi, les habitants de Jérusalem-Est se sont battus seuls contre les pressions israéliennes croissantes visant à les nettoyer ethniquement, une maison après l’autre, de leur ville historique. Quant aux Palestiniens citoyens d’Israël, ils ont été presque entièrement écartés des débats nationaux. Pourtant, leur lutte contre le racisme et la marginalisation est déterminante et concerne tous les Palestiniens.

Le mois de mai a changé tout cela. Malgré le prix d’une guerre et de destructions massives, lorsque Gaza a réagi pour soulager la pression sur Jérusalem, les communautés palestiniennes de toute la Palestine historique se sont levées en même temps. Grâce aux médias sociaux et à d’autres plateformes, elles ont réussi à communiquer entre elles et à coordonner leurs actions. Leur message unifié a résonné dans le monde entier.

Comme d’autres groupes palestiniens, le Hamas faisait partie de cette action collective. Mais comme Abu Jihad n’a pas été l’instigateur de la première Intifada, Sinwar n’a pas été l’instigateur de la rébellion de mai. Israël refuse toutefois de l’admettre, car, ce faisant, il serait contraint d’avaler une pilule amère : la résistance palestinienne n’est pas liée à des individus ou à des groupes, mais est inhérente au comportement du peuple palestinien lui-même. Cette prise de conscience évidente est difficile pour Tel-Aviv, car elle signifie simplement qu’aucune puissance de feu, aucune préparation militaire, ni aucune donnée des renseignements ne parviendra jamais à maintenir pour toujours l’occupation israélienne de la Palestine.

Inconscient de l’évolution de la réalité, Israël a présenté en juillet dernier son évaluation de la situation. Il a affirmé concrètement que le problème n’est pas les violations des droits de l’homme, l’apartheid, l’occupation militaire, les provocations des colons juifs, le racisme et les démolitions de maisons, mais Yahya Sinwar lui-même.

Dans un article rapportant l’évaluation de l’armée israélienne, le journal israélien Haaretz a fait part de l’obsession d’Israël pour les messages de Sinwar. “Sinwar est en train de se transformer en une figure spirituelle“, ont affirmé les analystes militaires, supposant que le chef du Hamas, qui “est devenu imprévisible“, prend les “caractéristiques de quelqu’un qui croit avoir été choisi pour diriger les Arabes dans le monde”, et qui est “choisi par Dieu pour se battre pour Jérusalem au nom des musulmans.

Si les analystes israéliens étaient plus attentifs, ils auraient toutefois conclu que la popularité croissante de Sinwar, son assurance et l’évolution de son langage sont toutes intrinsèquement liées aux événements sur le terrain. C’est-à-dire que le discours politique de Sinwar comme celui d’autres dirigeants palestiniens – y compris les chefs des groupes militaires du Fatah et même certains responsables de l’AP – est le reflet des événements populaires sur le terrain, et non l’inverse.

Alors que les Israéliens continuent de courir après des mirages et tentent désespérément de décoder les messages, les Palestiniens ont le sentiment, pour la première fois depuis de nombreuses années, d’être en mesure d’influencer les résultats politiques. La décision d’Israël de reporter la Marche des drapeaux, qui devait être organisée par des extrémistes israéliens à Jérusalem le 20 avril, en est un bon exemple.

Les messages palestiniens ne se limitent toutefois pas à Israël. La résistance de Gaza a ainsi menacé de tirer 1.111 roquettes sur Israël si les provocations se poursuivaient à Al-Aqsa, et ce message était destiné au public palestinien. Selon les groupes de Gaza, l’opération serait baptisée Abu Ammar. C’était le nom de guerre du défunt chef du Fatah palestinien, Yasser Arafat. Abu Ammar est mort le 11 novembre 2004.

Après des années de discorde politique et de désunion, il semble que les Palestiniens s’unissent enfin. Et ce genre d’unité ne nécessite pas de réunions de haut niveau dans des hôtels de luxe suivies de conférences de presse et de déclarations officielles. C’est l’unité du peuple palestinien lui-même, autour d’un ensemble de valeurs, d’un nouveau langage et d’un cadre de référence collectif. Au fond, c’est cela qui terrifie le plus Israël, pas les discours de Sinwar ou d’un autre.

 

Source originale: Le blog de Ramzy Baroud

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

Photo: Archive Chronique de Palestine

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