Les fuites annoncent la défaite de l’Ukraine

La fuite de documents confidentiels des renseignements US a mis en lumière la désinformation occidentale sur les chances de victoire de l’Ukraine. À présent, c’est à Washington que les combats font rage.

Pour ceux qui ont suivi la guerre en Ukraine uniquement via les médias occidentaux, dont le Washington Post, un titre de ce quotidien aura eu l’effet d’une bombe la semaine dernière : “Les États-Unis doutent que la contre-offensive ukrainienne permette d’obtenir des gains importants, selon une fuite de documents ».

L’article admet en effet que les médias occidentaux ont été induits en erreur sur le déroulement de la guerre, et que ce que les médias dominants ont rapporté sur l’Ukraine était essentiellement un tissu de mensonges : à savoir que l’Ukraine est en train de gagner la guerre et qu’elle est prête à lancer une offensive qui mènera à une victoire finale.

Au contraire, le deuxième paragraphe de l’article indique clairement que les documents divulgués montrent que l’offensive ukrainienne prévue de longue date échouera lamentablement, ce qui constitue “un changement radical par rapport aux déclarations publiques de l’administration Biden sur la vitalité de l’armée ukrainienne”. 

En d’autres termes, sur l’état de la guerre, les responsables US ont menti au public et aux journalistes qui ont fidèlement rapporté leurs moindres paroles sans la moindre once de scepticisme.

Le Post a déclaré, comme s’il s’agissait d’une mauvaise chose, que les fuites risquaient “d’enhardir les critiques qui estiment que les États-Unis et l’OTAN devraient faire davantage pour pousser à un règlement négocié du conflit”.

Ça n’a d’ailleurs pas tardé. Dans Foreign Affairs, magazine de l’hyper-establishment, l’ancien fonctionnaire du département d’État Richard Haass et Charles Kupchan, membre du Council on Foreign Relations, écrivent qu'”il est difficile d’être optimiste quant à l’évolution de la guerre”.

L’article est intitulé « L’Occident a besoin d’une nouvelle stratégie en Ukraine : Un plan pour passer du champ de bataille à la table des négociations ». Les auteurs y affirment :

“La meilleure voie à suivre est une stratégie séquentielle à deux volets visant d’abord à renforcer la capacité militaire de l’Ukraine puis, lorsque la saison des combats s’achèvera à la fin de l’année, à faire passer Moscou et Kiev du champ de bataille à la table des négociations”. 

L’article ne mentionne pas les fuites. Mais il a été publié après que les documents divulgués ont clairement montré que l’offensive ukrainienne, destinée à briser le pont terrestre de la Russie vers la Crimée, était vouée à l’échec.

L’article ne fait pas l’impasse sur le discours habituel selon lequel l’Ukraine possède de meilleures “compétences opérationnelles” que la Russie et que la guerre se terminera par une “impasse”. Le texte reflète ainsi une stratégie émergente en Occident : avant de négocier, l’Ukraine doit lancer son offensive pour récupérer des territoires, “en imposant de lourdes pertes à la Russie, en réduisant les options militaires de Moscou et en augmentant sa volonté d’envisager un règlement diplomatique”.

Mais ce n’est pas une mince affaire. Il est peu probable que l’offensive ukrainienne contraigne Moscou à négocier. D’autant plus que l’article admet la “supériorité numérique de l’armée russe” et reconnait que l’Ukraine est “confrontée à des contraintes croissantes en termes d’effectifs et d’aide extérieure”.

Moscou était prête à conclure un accord avec Kiev un mois après l’intervention russe. Mais l’Occident a étouffé l’initiative avec sa stratégie consistant à prolonger la guerre pour affaiblir la Russie. Pourquoi Moscou accepterait-elle un accord maintenant que l’Ukraine est au plus bas et que la Russie est prête à faire des gains significatifs sur le champ de bataille ?

L’article de Foreign Affairs admet que “ce stratagème diplomatique pourrait bien échouer. Même si la Russie et l’Ukraine continuent à subir des pertes significatives, l’une d’entre elles ou les deux pourraient préférer continuer à se battre”.

“À la fin de cette saison des combats, les États-Unis et l’Europe auront de bonnes raisons d’abandonner leur politique de soutien à l’Ukraine ; un soutien qui était destiné à tenir «aussi longtemps qu’il faudra » pour reprendre les mots du président américain Joe Biden. »

Et que se passera-t-il ensuite ? “Les alliés de l’OTAN entameraient un dialogue stratégique avec la Russie sur le contrôle des armements et l’architecture de sécurité européenne élargie. » 

Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est ce que demandait la Russie avant son intervention de février 2022. Et c’est ce qui a été rejeté par l’OTAN et les États-Unis.

Y a-t-il un signal plus clair que l’Ukraine a perdu cette guerre ?

Poursuivre l’offensive quoi qu’il en coûte

Dans cette stratégie ukrainienne consistant à poursuivre une offensive dont elle sait le peu de chances de succès, on peut voir le dernier sursaut de Kiev. À moins bien entendu que les néoconservateurs délirants continuent de devancer les réalistes à Washington.

Plus important encore pour l’Occident, l’échec de cette ultime tentative lui permettrait d’échapper au désastre qu’il a lui-même concocté : l’échec de la guerre économique contre la Russie, l’échec de la guerre de propagande dans les pays non occidentaux et, en fin de compte, une défaite sur le champ de bataille dans sa guerre par procuration.

Dès février, le président français Emmanuel Macron – qui préconise également une solution négociée – et le chancelier allemand Olaf Scholz déclaraient au président ukrainien Volodymyr Zelenksy que les jeux étaient faits.  Cette nouvelle nous a été communiquée par un média de l’establishment, le Wall Street Journal.

Dix jours plus tard, les services de renseignement US ont fourni au New York Times une histoire selon laquelle un “groupe” pro-ukrainien, voire le gouvernement ukrainien lui-même, était à l’origine de la destruction des gazoducs Nord Stream. Une manière d’éloigner les États-Unis de Kiev alors que la rampe de sortie se profile à l’horizon.

Pourquoi les médias ont-ils publié les fuites ?

Pourquoi le Times, le Post et d’autres organes de presse de l’establishment ont-ils publié des articles sur ces fuites, alors qu’elles nuisent gravement à leur propre crédibilité ? Il y a trois possibilités.  

La première est tout simplement la concurrence. Le Times ou le Post ont peut-être appris que leur rival avait mis la main sur les fuites et ne voulaient pas être devancés. Dans le petit monde mesquin du journalisme, il n’y a rien de pire pour un rédacteur en chef ou un reporter que de devoir “rattraper” l’article d’un concurrent.

La deuxième raison est liée à la nécessité de sauver les apparences. Ces fuites devaient finir par être révélées quelque part et il n’aurait pas été facile de les ignorer. De quoi auraient eu l’air les grands journaux s’ils n’avaient pas été les premiers à l’annoncer ?

Surtout, le journalisme industriel doit continuer à prétendre qu’il fait réellement du journalisme, c’est-à-dire qu’il publiera de temps à autre des documents qui donneront une mauvaise image de leurs gouvernements et, dans ce cas, d’eux-mêmes. Pour survivre, ils doivent convaincre le public qu’ils n’ont pas totalement renoncé au journalisme contradictoire. 

Il en allait de même lorsque des médias mainstream se sont associés à WikiLeaks en 2010 pour publier des fuites dénonçant les crimes de guerre US. Mais ils ont fini par se détourner d’Assange et de WikiLeaks et se sont alignés sur l’État.

Pourquoi les médias s’en sont pris à l’auteur de la fuite

C’est aussi ce qui s’est passé avec les dernières fuites. Après des articles retentissants sur le contenu des documents, le Times et le Post, en collaboration avec Bellingcat – une ONG soutenue par les services de renseignement occidentaux – se sont attachés à trouver l’auteur de la fuite. Selon un article d’Elizabeth Vos paru sur Consortium News, cette attitude fait d’ailleurs de ces médias mainstream l’anti-WikiLeaks.

Plutôt que de protéger la source des documents divulgués, vitale pour le public, ils ont traqué l’auteur présumé des fuites, Jack Texiera, 21 ans, membre de la Garde nationale aérienne. Il a été arrêté par des agents du FBI en tenue militaire devant son domicile du Massachusetts.

Quelle est donc la troisième raison pour laquelle les grands médias ont publié les fuites ?

Très probablement la même derrière la publication des histoires de Macron et Scholz disant à Zelensky qu’il a perdu la guerre. Ou derrière cette histoire de gouvernement ukrainien qui serait responsable du sabotage de Nord Stream. La raison est qu’il faut préparer le terrain pour que les États-Unis et leurs alliés mettent fin à leur aventure ukrainienne en admettant enfin que l’Ukraine est en train de perdre.

Dans ce contexte, et contrairement à ce que la presse a rapporté, on peut douter que Texiera ait agi seul dans le seul but d’impressionner ses copains adolescents sur un forum du réseau Discord.

Larry Johnson, ancien analyste de la CIA, pense que Texiera a été piégé, peut-être par un officier supérieur.  Il le pense parce que parmi les documents que Texiera aurait divulgués figurait un document du centre d’opérations de la CIA, où il a lui-même travaillé.

“Le centre d’opérations de la CIA produit deux rapports quotidiens, l’un le matin et l’autre l’après-midi. Il ne s’agit pas d’un produit ‘communautaire’, c’est-à-dire qu’il n’est pas distribué aux autres agences de renseignement. Il s’agit d’un document interne de la CIA (bien sûr, il est accessible au directeur du renseignement national)”, a écrit Johnson sur son site web Son of the New American Revolution.

Texiera ne faisait pas partie de la CIA. Il est donc impossible qu’il ait eu accès à un document du Centre d’opérations, a écrit Johnson. Comment aurait-il pu mettre la main dessus ?

Il est donc possible que Texiera ait été le dindon de la farce, au profit d’un membre de l’aile réaliste de l’armée US ou de l’establishment des renseignements qui s’oppose à l’obsession des néocons de poursuivre la guerre à tout prix.

Mais les néoconservateurs ne renoncent pas sans combattre. John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale des États-Unis et figure de proue des néocons, a écrit la semaine dernière un article désespéré dans le Wall Street Journal, intitulé “Une nouvelle grande stratégie américaine pour contrer la Russie et la Chine”. 

Bolton a compris que le monde est en train de changer, et pas en faveur de l’Amérique. Mais sa réponse n’est pas d’inverser la politique US qui a échoué jusqu’ici. Ainsi, plutôt que de faire en sorte que les États-Unis s’intègrent au reste du monde au lieu d’essayer de le dominer, Bolton préconise de redoubler d’efforts comme un flambeur qui tenterait le tout pour le tout. Sa solution : augmenter les dépenses militaires jusqu’au niveau de l’ère Reagan, reprendre les essais de bombes nucléaires et donner une envergure mondiale à l’OTAN en y intégrant  le Japon, l’Australie, Israël et d’autres pays qui se sont engagés à respecter les objectifs de l’OTAN en matière de dépenses militaires.

De manière risible, Bolton affirme que les États-Unis doivent “exclure” Moscou et Pékin du Moyen-Orient, où les deux capitales orchestrent la transformation diplomatique la plus spectaculaire depuis des décennies.

Mais c’est pour l’Ukraine que Bolton réserve sa meilleure blague :

“Une fois que l’Ukraine aura gagné sa guerre contre la Russie, nous devrons chercher à diviser l’axe Russie-Chine. La défaite de Moscou pourrait renverser le régime de Poutine. Ce qui vient ensuite, c’est un gouvernement dont la composition est inconnue. Les nouveaux dirigeants russes pourraient ou non se tourner vers l’Occident plutôt que vers Pékin, et ils pourraient être si faibles que la fragmentation de la Fédération de Russie, en particulier à l’est de l’Oural, n’est pas inconcevable”.

Même si l’on rejette le ridicule de Bolton, il reste un obstacle majeur sur le chemin des réalistes : la campagne de réélection de Joe Biden. Il a dit qu’il annoncerait bientôt sa candidature. Et il s’est déjà rallié aux néoconservateurs.

Après avoir agité tant de drapeaux bleus et jaunes, est-il concevable qu’il puisse accepter une défaite de l’Ukraine, sans perdre les élections à son tour ?

L’objectif de l’équipe Biden était de saigner la Russie. Mais c’est l’Ukraine qui fait une hémorragie. La réalité va-t-elle enfin triompher de l’illusion à Washington ?

 

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant aux Nations unies pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux, dont The Montreal Gazette et The Star of Johannesburg. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres, journaliste financier pour Bloomberg News et a commencé sa carrière professionnelle à l’âge de 19 ans comme pigiste pour le New York Times.  On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et le suivre sur Twitter @unjoe

 

Source originale: Consortium News

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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