Les États-Unis prêts à un coup fourré pour lâcher l’Ukraine ? Des indices révélateurs

Après avoir accusé la Russie du sabotage des gazoducs Nord Stream, des journaux étasuniens et allemands laissent entendre que le gouvernement ukrainien pourrait être impliqué. Pas de quoi remettre en doute le récit de Seymour Hers. Mais, comme l’explique Joe Lauria, ses fuites coordonnées pourraient annoncer un revirement politique majeur de Washington alors que Bakhmut semble sur le point de tomber aux mains des Russes et que des responsables occidentaux ne cachent plus leurs doutes sur les capacités de l’armée ukrainienne. (IGA)

 


Le New York Times a publié un article le 7 mars, « Intelligence Suggests Pro-Ukrainian Group Sabotaged Pipelines, U.S. Officials Say » (Selon des responsables US, les services de renseignement suggèrent qu’un groupe pro-ukrainien a saboté les gazoducs). À première vue, l’article semble destiné à exonérer les gouvernements étasunien et ukrainien de toute implication dans la destruction, en septembre dernier, des gazoducs Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne. 

L’idée maîtresse de l’article du Times est que ce sont des Ukrainiens non affiliés au gouvernement de Kiev qui ont fait le coup. L’information vient de “responsables américains” anonymes, souvent cités par les journaux.

Mais un examen plus approfondi de l’article révèle des nuances qui n’excluent pas que le gouvernement ukrainien ait pu être impliqué dans le sabotage.

En effet, l’article cite des responsables européens anonymes qui affirment qu’un État a dû être impliqué dans cette opération sous-marine sophistiquée. Le Times s’évertue à souligner plus d’une fois que cet État n’est pas les États-Unis.  Et si le deuxième paragraphe de l’article affirme catégoriquement qu’il ne s’agit pas non plus de l’Ukraine, l’article laisse malgré tout la porte ouverte à une éventuelle implication du gouvernement ukrainien :

“Les responsables américains ont refusé de divulguer la nature des renseignements, la manière dont ils ont été obtenus ou des détails sur la solidité des preuves qu’ils contiennent. Ils ont déclaré qu’il n’y avait pas de conclusions fermes à ce sujet, ce qui laisse ouverte la possibilité que l’opération ait été menée de façon clandestine par une force mandataire ayant des liens avec le gouvernement ukrainien ou ses services de sécurité. (C’est moi qui souligne).

Pour la coalition pro-Ukraine mise en place par Washington, le Times explique clairement quelles seraient les conséquences pour l’ensemble de l’Occident si le gouvernement ukrainien était impliqué.

“Les responsables ont déclaré qu’il y avait encore d’énormes zones d’ombre dans ce que les agences d’espionnage américaines et leurs partenaires européens savaient des événements. Mais ils ont ajouté qu’il pourrait s’agir de la première piste significative à émerger de plusieurs enquêtes étroitement surveillées et dont les conclusions pourraient avoir de profondes implications pour la coalition soutenant l’Ukraine.

Toute suggestion d’implication ukrainienne, qu’elle soit directe ou indirecte, pourrait perturber les relations délicates entre l’Ukraine et l’Allemagne, et aigrir le soutien d’un public allemand qui a déjà digéré des prix de l’énergie élevés au nom de la solidarité”.

Le Times explique également que l’implication du gouvernement ukrainien pourrait détruire le soutien international que les États-Unis ont bâti pour Kiev. Tout comme l’immense soutien populaire en faveur de Kiev que la guerre de l’information menée par les États-Unis a permis de développer.

Le Washington Post a publié hier un article similaire. Il rapporte que le gouvernement ukrainien a nié toute implication dans l’attaque. “L’Ukraine n’a absolument pas participé à l’attaque contre Nord Stream 2”, a déclaré Mykhailo Podolyak, le principal conseiller de Zelensky, se demandant pourquoi son pays mènerait une opération qui “déstabilise la région et détourne l’attention de la guerre, ce qui n’est absolument pas bénéfique pour nous”.

Le début d’une prise de distance

En affirmant que Washington n’a qu’une influence limitée sur Kiev et bien que les dernières années prouvent le contraire, le New York Times permet aux responsables US de commencer à prendre leurs distances avec l’Ukraine. L’article semble préparer l’opinion occidentale à une brusque volte-face provoquée par une kyrielle d’opérations ukrainiennes auxquelles les États-Unis disent s’être opposés.  Cela vaut la peine de citer le Times en long et en large :

“Toute conclusion rejetant la responsabilité sur Kiev ou sur des mandataires ukrainiens pourrait provoquer une réaction brutale en Europe et rendre plus difficile pour l’Occident de maintenir un front uni dans son soutien à l’Ukraine.

Les responsables et les services de renseignement américains reconnaissent qu’ils n’ont qu’une visibilité limitée sur le processus décisionnel ukrainien.

Malgré la forte dépendance de l’Ukraine à l’égard des États-Unis en matière de soutien militaire, diplomatique et de renseignement, les responsables ukrainiens ne sont pas toujours transparents avec leurs homologues américains en ce qui concerne leurs opérations militaires, en particulier celles qui visent des cibles russes derrière les lignes ennemies. Ces opérations ont frustré les responsables américains, qui estiment qu’elles n’ont pas amélioré de manière significative la position de l’Ukraine sur le champ de bataille, mais qu’elles ont risqué d’aliéner les alliés européens et d’aggraver la guerre.

Parmi les opérations qui ont inquiété les États-Unis, citons une frappe début août sur la base aérienne russe de Saki, sur la côte ouest de la Crimée ; un attentat au camion piégé en octobre qui a détruit une partie du pont du détroit de Kertch, qui relie la Russie à la Crimée ; et des frappes de drones en décembre visant les bases militaires russes de Riazan et d’Engels, quelque 480 km au-delà de la frontière ukrainienne.

Mais il y a eu d’autres actes de sabotage et de violence d’origine plus ambiguë que les services de renseignement américains ont eu plus de mal à attribuer aux services de sécurité ukrainiens.

L’un d’entre eux est l’attentat à la voiture piégée près de Moscou en août, qui a tué Daria Dugina, la fille d’un éminent nationaliste russe.

Kiev a nié toute implication, mais les services de renseignement américains ont fini par croire que l’assassinat avait été autorisé par ce que les responsables ont appelé des “éléments” du gouvernement ukrainien. En réponse à cette découverte, l’administration Biden a réprimandé en privé les Ukrainiens et les a mis en garde contre des actions similaires.

Les explosions qui ont fait éclater les pipelines Nord Stream ont eu lieu cinq semaines après l’assassinat de Mme Dugina. Après l’opération Nord Stream, des spéculations étouffées – et des inquiétudes – ont été exprimées à Washington sur le fait que des membres du gouvernement ukrainien auraient également pu être impliqués dans cette opération.”

Bien entendu, tout cela ne signifie pas que les États-Unis n’ont pas mené le sabotage de Nord Stream, comme l’a rapporté Seymour Hersh. Mais ils continuent à blâmer cyniquement l’Ukraine.

En attirant l’attention sur la possible culpabilité du gouvernement ukrainien, les services de renseignement US font coup double : ils détournent la responsabilité des États-Unis et préparent l’opinion publique. Les États-Unis pourraient en effet justifier l’abandon de l’Ukraine après tout ce qu’ils ont investi dans leur aventure visant à affaiblir la Russie et à renverser son gouvernement par le biais d’une guerre économique, d’une guerre de l’information et d’une guerre par procuration, qui ont toutes échoué.

Un consensus est en train de se former parmi les dirigeants occidentaux sur le fait que la guerre contre la Russie en Ukraine est perdue. Washington devrait donc sauver la face pour opérer un tel revirement politique. Insinuer que l’Ukraine a fait sauter les gazoducs de son allié allemand pourrait aider les États-Unis à revenir sur leur soutien à l’Ukraine.

Les médias allemands accusent également l’Ukraine le même jour

Le jour même de la parution de l’article du New York Times, une enquête menée conjointement par un grand journal allemand, Die Zeit, et le réseau de radiodiffusion ARD, a également indiqué que l’attaque du gazoduc était liée à l’Ukraine.  Die Zeit rapporte, selon une traduction automatique :

“Les autorités d’enquête allemandes ont apparemment fait une percée dans l’élucidation de l’attentat contre les gazoducs Nord Stream 1 et 2. Selon une recherche commune du studio de la capitale de l’ARD, du magazine politique Kontraste de l’ARD, de la SWR et du ZEIT, les investigations ont permis de reconstituer en grande partie comment et quand l’attentat à l’explosif a été préparé. Des pistes mènent en direction de l’Ukraine. “.

Tout comme le rapport du Times, Die Zeit se montre prudent en affirmant que “les enquêteurs n’ont pas encore trouvé de preuves quant à l’identité de l’auteur du sabotage”. Il n’est peut-être pas crédible d’accuser immédiatement l’Ukraine. Les sources de ces articles emploient peut-être une tactique visant à préparer progressivement le public à des accusations plus fermes qui tomberont plus tard.  Die Zeit fournit cependant un niveau de détail qui manque dans le rapport du Times.    

L’enquête “a réussi à identifier le bateau qui aurait été utilisé pour l’opération secrète. Il s’agirait d’un yacht loué à une société basée en Pologne, appartenant manifestement à deux Ukrainiens. Selon l’enquête, l’opération secrète en mer a été menée par une équipe de six personnes. Il s’agirait de cinq hommes et d’une femme. Le groupe était composé d’un capitaine, de deux plongeurs, de deux assistants de plongée et d’un médecin, qui auraient transporté les explosifs jusqu’aux lieux du crime et les y auraient placés. La nationalité des auteurs n’est pas claire. Les coupables ont utilisé des passeports falsifiés qui auraient été utilisés, entre autres, pour louer le bateau”.

Le fait que les deux articles soient parus le même jour dans de grandes publications américaines et allemandes (dont le Washington Post) pourrait indiquer un certain degré de coordination entre les services de renseignement américains et allemands. Vendredi, quatre jours seulement avant la parution des articles, le chancelier allemand Olaf Scholz faisait un voyage inhabituel de Berlin à Washington où il s’est immédiatement rendu à la Maison-Blanche pour une réunion avec le président Joe Biden.

Aucun collaborateur n’était présent dans le bureau ovale avec les deux hommes. La rencontre a duré un peu plus d’une heure.  Il n’y a pas eu de conférence de presse par la suite et Scholz n’a pas autorisé de journalistes à monter dans son avion. Il est retourné à l’aéroport après la réunion pour rentrer à Berlin. Il est clair que les deux hommes ne souhaitaient pas discuter d’un sujet sensible par téléphone ou par liaison vidéo.

Les dirigeants occidentaux affirment déjà que l’Ukraine ne peut pas gagner

Le Times a reçu cette information des services de renseignement US alors que des fuites continuent de montrer que les dirigeants occidentaux ne croient pas que l’Ukraine puisse gagner la guerre – malgré leurs déclarations publiques – et que Kiev doit réduire ses pertes et chercher un accord avec la Russie. Le Wall Street Journal rapportait il y a 13 jours :

“La rhétorique publique masque des doutes privés de plus en plus profonds parmi les politiciens du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne quant à la capacité de l’Ukraine à expulser les Russes de l’est de l’Ukraine et de la Crimée sous contrôle russe depuis 2014. Il y a aussi une conviction que l’Occident ne peut aider à soutenir l’effort de guerre que pendant un certain temps, surtout si le conflit s’enlise, selon des responsables des trois pays.

Nous répétons sans cesse que la Russie ne doit pas gagner, mais qu’est-ce que cela signifie ? Si la guerre dure assez longtemps avec cette intensité, les pertes de l’Ukraine deviendront insupportables”, a déclaré un haut fonctionnaire français. Et personne ne croit qu’ils seront en mesure de récupérer la Crimée”.

Lors d’un dîner à l’Élysée, le mois dernier, le président français Emmanuel Macron et le chancelier allemand Olaf Scholz ont dit à Zelensky qu’il devait envisager des pourparlers de paix avec Moscou, a rapporté le Wall Street Journal.

Selon sa source, le quotidien a cité Macron disant à Zelensky que “même des ennemis mortels comme la France et l’Allemagne ont dû faire la paix après la Seconde Guerre mondiale”.

Macron a dit à Zelensky “qu’il avait été un grand chef de guerre, mais qu’il devrait éventuellement passer à un rôle d’homme d’État politique et prendre des décisions difficiles”, a également rapporté le journal.

Bakhmut : un tournant

Si la Russie parvient à prendre le contrôle militaire de Bakhmut, ce pourrait être un tournant majeur dans la guerre, qui obligerait Washington à prendre une décision importante.

La bataille pour cette ville du Donbass fait rage depuis l’été dernier et s’est intensifiée ces dernières semaines.  La Russie a presque encerclé toute la ville, piégeant environ 10 000 soldats ukrainiens en son sein. L’Ukraine a maintes fois minimisé l’importance de Bakhmut, mais elle n’a cessé d’y envoyer des dizaines de soldats à la mort. Bakhmut est une plaque tournante importante dans la défense ukrainienne du Donbass.

Dans une interview accordée mardi à CNN, Zelensky a enfin admis l’importance vitale de Bakhmut pour l’Ukraine. “Nous comprenons qu’après Bakhmut, ils pourraient aller plus loin. Ils pourraient aller à Kramatorsk, ils pourraient aller à Sloviansk, ce serait une route ouverte pour les Russes depuis Bakhmut vers d’autres villes en Ukraine, dans la direction de Donetsk“, a-t-il déclaré à Wolf Blitzer de CNN. “C’est pourquoi nos hommes se tiennent là. »

La chute de Bakhmut aux mains de la Russie serait une humiliation majeure pour Zelensky et l’Ukraine, ainsi que pour les États-Unis et l’Europe. Les États-Unis seraient confrontés à un choix majeur : poursuivre l’escalade de la guerre avec le risque d’une confrontation OTAN-Russie qui pourrait devenir nucléaire, ou presser l’Ukraine de digérer ses pertes et de chercher un compromis.

La Russie serait alors en mesure de dicter ses conditions : éventuellement la reconnaissance des quatre oblasts de l’est de l’Ukraine comme faisant partie de la Russie après que ces régions ont voté par référendum pour rejoindre la Fédération russe ; l’acceptation par l’Ukraine d’être une nation neutre qui n’adhérera pas à l’OTAN ; la démilitarisation de l’Ukraine et le démantèlement des unités néonazies.

Si cela devait se produire, présenter l’Ukraine comme un partenaire indigne qui a fait sauter des gazoducs allemands pourrait contribuer à minimiser l’humiliation subie par l’Occident.  Par ailleurs, les néoconservateurs à Washington et dans les capitales européennes pourraient gagner la bataille contre les réalistes et continuer à faire pression pour la guerre. Mais à ce stade, les réalistes semblent avoir le dessus.

 

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News et ancien correspondant aux Nations unies pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux, dont The Montreal Gazette et The Star of Johannesburg. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres, journaliste financier pour Bloomberg News et a commencé sa carrière professionnelle à l’âge de 19 ans comme pigiste pour le New York Times.  On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et le suivre sur Twitter @unjoe

 

Source: Consortium News

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

Photo: Biden et Zelensky en novembre 2021. (President of Ukraine/Wikimedia Commons)

 

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