Les bons et les mauvais oligarques

Biden veut nous convaincre que la guerre d’Ukraine est un combat de titans entre démocratie et autocratie. Mais, explique Staf Henderickx, le conflit oppose surtout les intérêts de classe des ultra-riches. Oligarques par là, chefs d’entreprise par ici. Ils se font la guerre comme en 14-18 ou en 40-45. En route pour une troisième? (IGA)

En Ukraine aussi, un petit groupe d’oligarques maintiennent la politique sous leur forte emprise. Ils sont propriétaires des principaux émetteurs de télévision du pays, financent les partis politiques, sont eux-mêmes des hommes politiques ou contrôlent leurs propres pions au Parlement. L’Ukraine est un État d’oligarques, au même titre que la Russie. Une centaine d’oligarques à peine possèdent 80% de la richesse. Les 44 millions d’Ukrainiens doivent se débrouiller comme ils peuvent avec les 20 pour 100 restants. La situation est si extrême qu’en septembre 2021, la Cour des comptes européenne a estimé que les oligarques ukrainiens sapaient l’état de droit et constituaient une menace pour le développement du pays (De Groene Amsterdammer, 24 mars 2022). Le président Zelensky a confirmé la chose lui-même en novembre 2020, dans une conférence de presse au cours de laquelle il avait prétendu que les oligarques russes et ukrainiens envisageaient un coup d’État contre sa personne. Zelensky était en désaccord depuis des mois déjà avec ces super-riches du fait qu’il préparait des lois qui allaient leur réclamer des impôts supplémentaires et leur interdire d’acquérir des parts dans les privatisations des entreprises d’État.

Biden veut convaincre le monde que la guerre en Ukraine tourne autour d’un combat de titans entre la démocratie et l’autocratie. Entend-il par-là l’autocratie des oligarques ukrainiens comme celle du premier d’entre tous, Rinat Akhmetov ? En 1999, l’homme figurait encore sur la liste des dirigeants des groupes de criminels organisés les plus dangereux. Avec son argent sale, il reprenait pour une bouchée de pain des usines métallurgiques et des mines de charbon du Donbass. Aujourd’hui, Forbes estime sa fortune à 6,9 milliards de dollars. Il est le plus important producteur de minerai de fer et d’acier, il occupe une position dominante sur le marché ukrainien de l’électricité, du charbon et du gaz, il a sa propre banque, possède un club de football, le Chakhtar Donetsk, toute une série d’entreprises médiatiques et les plus beaux hôtels d’Ukraine. Trois cent mille mineurs, sidérurgistes et employés ukrainiens s’échinent quotidiennement pour un salaire de famine afin d’agrandir ses piles de dollars. Avec cet argent, il a acheté la résidence la plus chère de Hyde Park à Londres et, pour deux cents millions, la villa sur la Riviera française qui fut jadis la propriété du roi des Belges Léopold II. Et, comme la plupart des super-riches, il a également misé sur le cheval censé lui garantir le plus de profit. Il avait toujours soutenu et grassement payé le candidat prorusse à la présidence, Ianoukovytch, mais, quand celui-ci prit ses jambes à son cou lors des émeutes de Maïdan, Akhmatov fut confronté à un problème. Via un oligarque russe de ses amis, il loua les services du conseiller politique Paul Manafort, qui fut plus tard conseiller de Donald Trump. Manafort conseilla Akhmatov sur la façon dont il pouvait « occidentaliser » son empire et palpa pour cela quelque douze millions de dollars. Et ce fut un grand succès, car l’année suivante, l’oligarque obtenait déjà un prêt d’un milliard et demi de dollars des banques ING Amro et Deutsche Bank. En 2001 déjà, Akhmatov avait transféré une partie de ses activités aux Pays-Bas. Il regroupait ses entreprises sidérurgiques et minières sous l’entreprise Metinvest BV. Plus tard, il fondait aux Pays-Bas également sa propre entreprise d’énergie, DTEK. En 2018, ING et la Deutsche Bank prêtaient 2,2 milliards à Metinvest. Le marché des matières premières est un secteur très lucratif, et cela vaut également pour les banques. Le profit avant tout.

Ce récit révèle la vérité cynique sous-jacente de cette guerre en Ukraine. Alors que les dirigeants européens et américains conspuent le pouvoir et la corruption des oligarques russes et de leur protecteur Poutine, les oligarques ukrainiens, leur exploitation et leur corruption sont maintenus en place parce qu’ils peuvent s’adresser aux banques européennes. C’est ainsi que l’argent durement gagné des Ukrainiens est acheminé vers les banques occidentales. L’oligarchie russe et ukrainienne et les monopoles occidentaux comme Bayer, Cargill et autres partagent les mêmes objectifs : étendre et garantir leur empire. Les dirigeants politiques servent – consciemment ou pas – ces objectifs des monopoles aux intérêts opposés qui s’affrontent sur le dos des simples citoyens. Hier, les intrigues entre eux étaient encore paisibles ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

 Oligopole et oligarchie

Quand les médias parlent des multinationales occidentales, ils les appellent des monopoles. Quand ils parlent des multinationales de l’Europe de l’Est, ils les appellent alors des oligarchies. Monopoles et oligarchies sont un phénomène relativement récent. Ils sont nés des cartels, au début du 20e siècle, et ils se sont développés dans des proportions si énormes qu’ils constituent aujourd’hui les puissances dominantes de la vie économique sur terre. Ainsi, il ne reste plus que quatorze grands constructeurs automobiles encore actifs mondialement. Et une dizaine de grandes sociétés pétrolières dominent le marché du pétrole et du gaz avec, au sommet, PetroChina, Sinopec suivi par les Saoudiens d’Aramco et les Américains d’ExxonMobil. Ainsi donc, pour pratiquement toutes les branches industrielles, on peut établir une liste des monopoles dominants. Leurs patrons sont immensément riches et, en Occident, nous disons d’eux – comme de Bezos, d’Arnault ou de Gates – qu’ils sont des entrepreneurs à succès ou, s’ils sont russes, des oligarques. Ici, force m’est de reconnaître qu’il y a une différence entre les deux. Les milliardaires occidentaux ont acquis leurs capitaux via des héritages ou en s’engouffrant dans la porte des nouvelles technologies, tandis que les milliardaires russes et ukrainiens l’ont fait au lendemain de la chute de l’Union soviétique en acquérant pour une bouchée de pain des branches entières de l’industrie. Mais quel que soit le nom qu’on donne aux monopoles, leur objectif participe de la même obsession : la conquête au niveau planétaire d’une part la plus grosse possible des matières premières, de la production et du marché mondial.  Pour ce faire, ils tentent d’éliminer leurs concurrents ou de les racheter. Et, puisque c’est là que se trouvent les gros bénefs, le monde financier – tant la bourse que les banques – est intéressé de les sponsoriser et de partager avec eux les choux gras.  Aurais-je l’intention ici de donner au lecteur une leçon hyper-simplifiée d’économie ? Pas du tout. J’explique cette lutte économique concurrentielle entre les monopoles parce que c’est cette lutte qui a été à la base des guerres mondiales. Et voici ce que je veux dire : en raison des importantes mutations dans les rapports des puissants blocs économiques, cette lutte économique se traduit à nouveau depuis quelques décennies par des conflits militaires.

La Troisième Guerre mondiale a-t-elle déjà commencé ?

De même que la Première Guerre mondiale tournait autour du contrôle des colonies entre les deux plus puissants blocs impérialistes du monde occidental, avec leurs monopoles respectifs comme animateurs, ce fléau est comparable à la situation actuelle. Avec une grande différence, toutefois : Les deux blocs de pouvoir se groupent aujourd’hui autour de l’axe Chine-Russie et de l’axe EU-Europe. L’Union soviétique était un bloc de pouvoir plus puissant encore, mais c’était une économie fermée et elle n’avait pas de monopoles privés qui constituaient une menace pour l’Occident. La confrontation entre ces deux nouveaux blocs de pouvoir et leurs monopoles s’est surtout accélérée à partir des années 1990. Le signal de départ a été la guerre des États-Unis contre l’Irak. Aujourd’hui, la guerre fait rage afin d’assurer l’accès aux matières premières, non seulement en Ukraine, mais aussi et surtout en Afrique. L’Ukraine est le grenier de l’Europe et c’est pourquoi elle représente un rêve pour des monopoles comme Cargill, Bayer et consorts, mais l’Afrique est une mine de rêve en matières premières. Les conflits croissants en Afrique et au Moyen-Orient en sont une illustration douloureuse.

 Les guerres africaines oubliées

Après la chute du mur et l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis ont eu l’impression qu’ils étaient les seigneurs et maîtres du monde. Avec quelques mensonges montés de bric et de broc et sans mandat des Nations unies, les troupes américaines ont envahi l’Irak après toute une série de bombardements destructeurs. Le contrôle des grandes réserves pétrolières de l’Irak constituait leur motivation principale. La décision de Saddam Hussein de négocier le pétrole en euros et non plus en dollars constitua elle aussi une motivation très importante. Car l’empire des multinationales américaines est étroitement lié au cours fort du dollar. Cela permet au gouvernement américain de faire chanter des pays et de mener des guerres au détriment du monde entier et cela place les multinationales américaines dans une position concurrentielle forte. Outre des finalités économiques, les guerres contre l’Afghanistan, la Syrie et la Libye avaient également des objectifs stratégiques militaires. La guerre en Syrie fut une première confrontation indirecte entre la Russie et les puissances occidentales. En tant que nouvelle puissance impérialiste et après trois guerres à ses frontières – à savoir en Géorgie, en Tchétchénie et en Ukraine – la Russie allait également faire fructifier militairement ses intérêts économiques loin de ses frontières. L’intervention en faveur du président Assad dans la guerre contre le Califat islamique armé par les Saoudiens fut récompensée par l’accès aux ports syriens et à la production de gaz et de pétrole.

Depuis plus longtemps déjà, pour leurs opérations à l’étranger, les États-Unis recouraient à des milices privées dont la principale était Blackwater. En Irak, entre autres, cette milice de mercenaires se chargea du sale boulot. La Russie imita cette tactique en fondant le groupe Wagner. Dans l’intervalle, les dix mille soldats d’élite de ce groupe entrèrent bien vite en action en Syrie, en Ukraine, en Libye, au Soudan, en République centrafricaine, au Mali, à Madagascar et au Mozambique. Généralement, leur « travail » consistait en d’horribles éliminations d’opposants et de rebelles qui combattaient le régime officiel. En échange, la Russie obtenait l’accès aux richesses du pays. Je cite ici l’exemple du Soudan.

Le dictateur soudanais el Bechir a été accusé par la Cour pénale internationale de La Haye de génocide au Darfour. Depuis longtemps déjà, il craignait son emprisonnement. Cela le rendait si nerveux qu’en novembre 2017, il s’envolait pour Moscou afin de demander au président Poutine une protection « contre les actions agressives des États-Unis ». Un mois plus tard, des mercenaires du groupe Wagner entraînaient des recrues soudanaises.  La milice Wagner fut également engagée pour assurer la sécurité des mines d’or, de diamant et d’uranium. La flotte russe obtint l’accès à Port Soudan sur la mer Rouge et, de la sorte, une porte d’entrée en Afrique orientale. Le cartel russe M Invest et sa filiale soudanaise Meroe Gold acquirent des concessions minières, ce qui permit à la Russie de compléter fortement ses réserves d’or.

Depuis les années 1990 est apparu un nouveau pirate, sur les côtes de l’Afrique. Un pirate nanti d’argent qui proposait une alternative au FMI et à la Banque mondiale : la Chine. De nouveaux projets économiques et travaux d’infrastructure furent sponsorisés par le Fonds de développement Chine-Afrique (FDCA), qui fait partie de la banque chinoise de développement.  Avec ses excédents en dollars la Chine tente de faire coïncider ses propres besoins en matières premières avec des projets de développement dans le Sud. En 2011, quand, malgré un veto égyptien, l’Éthiopie s’est quand même lancée dans la construction du grand barrage de la Renaissance sur le Nil bleu, le régime égyptien fulmina de colère. Le plus grand barrage d’Afrique devait électrifier l’Éthiopie et même lui permettre d’exporter de l’électricité vers les pays voisins. Les États-Unis prenaient parti pour le président égyptien Abdel Fatah al-Sissi, appelé « mon dictateur favori » par l’ex-président américain Donald Trump. Les États-Unis fournissaient du matériel militaire. L’Égypte et le Soudan envoyaient des soldats dans la province éthiopienne en révolte du Tigré, dont les troupes fonçaient sur Addis-Abeba dans le but d’y imposer un changement de gouvernement. Le coup d’État échouait grâce aux livraisons d’armes de la Chine et de la Turquie à l’Éthiopie. La débâcle de cette opération américaine constituait un énorme pas en avant vers la souveraineté de l’Afrique, mais elle indique également que les plans américains sont de plus en plus contrecarrés par la Russie et la Chine. Ces guerres en Afrique se muent en un combat pour les matières premières africaines, non plus comme à l’époque coloniale où l’on divisait des pays comme s’il s’agissait d’un demi-bœuf, mais via chantages, intrigues et interventions militaires de milices privées ou de militaires « amis ».

Transformer des glaives en socs de charrues

Ceux qui croyaient que l’internationalisation du capital était une garantie de paix en sont pour leurs frais. Les monopoles défendent leurs intérêts et non la paix. Ceux qui masquent le rôle des monopoles dans les conflits participent à la grande esbroufe populiste. La guerre est une guerre totale : une guerre médiatique, financière, économique et militaire et, de nos jours, une guerre cybernétique, en outre. La guerre est également une guerre des monnaies. Le rouble a perdu 40 pour 100 de sa valeur. En guise de riposte, Poutine contraint que l’on paie ses factures de gaz et de pétrole en roubles, ce qui fait que les pays européens doivent transformer quotidiennement des centaines de millions d’euros en roubles et, de la sorte, soutenir involontairement le rouble. Si l’Europe ferme le robinet du gaz, Poutine peut continuer à soutenir la croissance chinoise à l’aide de son gaz et de son pétrole et cela renforce la valeur du yuan chinois par rapport au dollar. Les pays occidentaux ont introduit des sanctions financières et économiques qui touchent non seulement la population russe, mais aussi la population européenne. L’augmentation des prix du carburant et de la nourriture affecte très sensiblement le porte-monnaie. Une crise alimentaire va surtout faire mal aux pays du Sahel. Pandémies, catastrophes de l’environnement, réchauffement de la terre, guerres… la paix, la solidarité, la justice et l’équité, l’abandon des carburants fossiles, voilà ce qui peut nous sauver.

Du côté russe, Poutine justifie l’invasion de l’Ukraine par des arguments nationalistes – l’Ukraine fait historiquement partie de la Russie – et par des arguments sécuritaires – l’Ukraine en tant que membre de l’OTAN constitue une menace directe pour la Russie. Du côté de l’Ukraine et de l’Occident, les dirigeants agitent le drapeau de la guerre pour la démocratie et la liberté contre l’autocratie et l’ingérence. Soyons clairs, en citant le point de vue de Noam Chomsky : « Les considérations politiques, comme celles avancées par le président russe Vladimir Poutine, ne peuvent être utilisées comme arguments pour justifier le déclenchement d’une invasion d’une nation souveraine. » Non seulement en Ukraine, mais dans le monde entier, l’intensification des conflits militaires entre les blocs de pouvoir économiques et militaires comporte un danger pour la paix mondiale. Le feu qui ravive les conflits réside dans les intérêts opposés des monopoles des grandes puissances, surtout les États-Unis et la Russie, qui sont pour l’instant les grandes puissances les plus agressives. La seule et meilleure issue à cette guerre est d’initier le plus vite possible des négociations et d’en arriver à un accord de paix qui offrira les meilleures garanties d’une paix solide. Tous les gouvernements et l’ONU doivent exercer des pressions sur les gouvernements russe et ukrainien afin qu’ils déposent les armes.

 

Staf Henderickx,

27 mars 2022.

 

Traduit du néerlandais par JM Flémal pour Investig’Action

Dessin: Laura Gray, 1945

 

Retrouvez le livre de Staf Henderickw sur notre boutique en ligne

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.