Le ministre russe des Affaires étrangères critique la stratégie “indo-pacifique” des États-Unis

En visite au Sri Lanka et en Inde, le ministre Serguei Lavrov n’a pas hésité à mettre les pieds dans le plat devant un parterre de diplomates venus notamment des États-Unis et du Japon. Il a qualifié le projet “indo-pacifique” de Washington d’entreprise pour isoler la Chine. Le sommet a par ailleurs permis d’observer des changements dans la diplomatie sri-lankaise. Le nouveau gouvernement semble ainsi rompre avec une politique aveuglément pro-occidentale qui n’avait pas apporté beaucoup plus que quelques photos et poignées de mains. (IGA)


 

Il y a eu beaucoup d’activités diplomatiques à Colombo alors que plusieurs dignitaires étrangers sont arrivés en même temps. Au milieu de tout ça, la visite du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, du 13 au 14 janvier, a eu une importance par sa résonance tant au niveau local que régional. Partant de Colombo, le ministre Lavrov est ensuite allé à New Delhi où il a été l’attraction vedette, avec le ministre iranien des Affaires étrangères Javad Zarif, parmi les conférenciers du Raisina Dialogue – une conférence annuelle sur les affaires stratégiques organisée par le gouvernement indien et la Observer Research Foundation.

La convergence des visites au Sri Lanka de diplomates de Russie, de Chine et des États-Unis (entre autres) n’est peut-être pas entièrement une coïncidence. Surtout si l’on tient compte du contexte, avec l’évolution des rapports de force dans un monde multipolaire émergent. Alors que la montée de la Chine peut être à l’origine de préoccupations qui rapprochent l’Inde des États-Unis, ces inquiétudes ne sont pas partagées par la Russie, qui entretient des relations de coopération avec la Chine. La Russie entretient également des liens stratégiques de longue date avec l’Inde.

C’est ainsi que Lavrov à Delhi a pu lancer un assaut frontal sur les manœuvres étasuniennes dans la région de l’océan Indien. Il a critiqué le nouveau concept américain d’ «indo-pacifique libre et ouvert» comme étant conçu pour contenir la Chine. S’adressant à un rassemblement de grandes puissances – qui comprenait le commandant du Commandement indo-pacifique US et le chef d’état-major interarmées des forces d’autodéfense japonaises – Lavrov a demandé: «Pourquoi avez-vous besoin d’appeler l’Asie-Pacifique comme Indo-Pacifique? La réponse est évidente: exclure la Chine. La terminologie doit être unificatrice et non source de division. »

Le concept indo-pacifique, poussé par les États-Unis, le Japon et d’autres, devait reconfigurer la structure existante, aurait déclaré Lavrov.

Il a fallu qu’un diplomate chevronné de la stature internationale de Lavrov fasse une critique aussi directe de la politique étasunienne lors d’un grand forum régional sur la géopolitique. Le Dialogue de Raisina lui-même apparaît comme un lieu de renforcement des forces se sentant menacées par la Chine. Lors de la conférence de l’année dernière, les orateurs des États-Unis, de la France, du Japon et de l’Australie ont fait écho aux préoccupations exprimées par le chef de la marine indienne Sunil Lanba concernant la présence navale croissante de la Chine.

Les remarques de Lavrov à Delhi complètent les vues qu’il a exprimées plus tôt à Colombo. “Malheureusement, nous avons récemment assisté à des tentatives persistantes de pouvoirs extrarégionaux pour remodeler l’ordre établi afin de servir leurs intérêts étroits“, a-t-il déclaré, dans une interview par e-mail avec le quotidien officiel Daily News. «Le concept de « région indo-pacifique libre et ouverte » promu par les États-Unis n’a pas un potentiel unificateur, mais destructeur. Son véritable objectif est de diviser les États régionaux en «groupes d’intérêt», affaiblissant le système régional nouvellement établi de relations interétatiques pour affirmer sa domination. »

Appelant à la création d’un «espace commun de coopération», Lavrov a déclaré que l’architecture régionale devrait être construite sur des principes de sécurité indivisibles, de primauté du droit international, de non-ingérence dans les affaires intérieures, de règlement pacifique des différends et de non-recours à la force ou à la menace de la force .

Lavrov a décrit un système beaucoup plus acceptable pour les petits États comme le Sri Lanka que celui que les États-Unis tentent d’imposer, motivés par leurs ambitions hégémoniques. Il décrit un ordre mondial qui ne pousse pas les moins puissants à «prendre parti».

 

Développement économique

Il est évident que les interactions du ministre russe avec le président Gotabaya Rajapaksa et le ministre des Relations extérieures Dinesh Gunawardena ont été chaleureuses et leurs discussions fructueuses. Il convient de noter que le président, lors de ses réunions avec tous les dignitaires étrangers en visite, a mis l’accent sur le développement économique, conformément à son manifeste électoral. “L’indépendance économique garantira l’indépendance politique“, a-t-il déclaré au ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Le ministre Wang a accepté de prendre des dispositions pour des réunions avec les partenaires nécessaires pour aider le Sri Lanka dans les domaines de la technologie, du tourisme et des infrastructures, lorsque le président se rendra en Chine le mois prochain.

Dans ses échanges avec les diplomates, le ministre des Affaires étrangères Gunewardena s’est également concentré sur le commerce, l’investissement, le tourisme, l’éducation (y compris l’enseignement technique) et l’agriculture, ainsi que la sécurité et la défense. Avec la Russie, le Sri Lanka espère étendre le commerce bilatéral pour atteindre le volume cible de 700 millions de dollars US qui avait été fixé en 2017 lors de la visite du président Maithripala Sirisena à Moscou. Lors de la conférence de presse conjointe de mardi (14 janvier), Gunewardena a décrit la coopération en matière de défense entre les deux pays comme «active et robuste». Répondant à une question d’un journaliste sur la sécurité et la coopération antiterroriste, Lavrov a déclaré: «Nous avons fourni et continuons de fournir des armes et l’équipement dont l’armée sri-lankaise a besoin pour combattre efficacement ses ennemis et améliorer sa capacité de défense. »

Lavrov a fait remarquer que les délégations sri-lankaise et russe «coordonnaient avec succès» leurs positions dans des organismes internationaux tels que la CDH, l’UNESCO et l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques). Il a mentionné les BRICS (groupe de puissances économiques émergentes Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et le SCO (l’Organisation de Coopération de Shanghai), dont la Russie assure la présidence cette année. Il a également suggéré une plus grande participation du Sri Lanka au SCO – actuellement un partenaire de dialogue. “Nous renforcerons notre coopération par le biais du Mouvement des pays non alignés, où la Russie est un observateur et le Sri Lanka est l’un des pères fondateurs“, a-t-il ajouté.

 

Plus rationnel

Les remarques du ministre russe des Affaires étrangères et la déclaration du ministre Gunewardena reflètent un alignement du Sri Lanka sur les intérêts du Sud. C’est plus rationnel et plus susceptible d’être productif que l’approche pro-US du gouvernement précédent, avec son parti pris occidental quelque peu lâche.

La nécessité d’un accès aux marchés pour les produits sri-lankais, le tourisme et les investissements étrangers a de nouveau été soulignée lors de la réunion de Gunewardena avec la sous-secrétaire d’État adjoint principale des États-Unis, Alice Wells. Les rapports ont indiqué les problèmes soulevés par la diplomate US et qui portait familièrement sur la «stratégie indo-pacifique des États-Unis», les liens maritimes et militaires, les droits de l’homme, la justice transitionnelle, etc.

Cependant, le membre le plus formidable de la délégation US était probablement Lisa Curtis – bien que la soupe alphabétique de leurs titres d’emploi ne donne aucune idée de laquelle des deux est la plus haut placée. Curtis, députée adjointe du président et une responsable du Conseil de sécurité nationale, a remis une lettre du président Trump au président Gotabaya. Elle est une ancienne analyste de la CIA qui a travaillé en tant que chercheuse principale à la Heritage Foundation – un groupe de réflexion de droite, et a été membre du personnel du Comité sénatorial des relations étrangères. Le contenu de la lettre reste un mystère.

 

Changement de politique

Les multiples engagements diplomatiques de la semaine dernière ont mis en évidence plusieurs changements dans l’approche du gouvernement Rajapaksa vis-à-vis des relations étrangères. Des changements importants par rapport au régime précédent. Sous la présidence de Gotabaya, la partie sri-lankaise a maintenu la discussion sur son propre terrain, en précisant les priorités du Sri Lanka, tout en écoutant respectueusement ce que les visiteurs avaient à dire. Cette habile diplomatie contraste avec l’approche du gouvernement Sirisena-Wickremesinghe consistant à simplement capituler devant les intérêts occidentaux dans l’espoir d’attirer des investissements et un soutien économique. Rétrospectivement, on peut voir que cette politique d’apaisement a tout juste abouti à quelques photos prises tout sourire dans les capitales du monde ainsi que quelques poignées de main avec les dirigeants occidentaux.

Une autre différence notable dans l’orientation diplomatique de l’administration actuelle est la coordination entre le président et le ministre des Affaires étrangères sur les priorités. Clairement visible dans les récentes interactions avec les diplomates, cette consonance d’opinions contraste fortement avec la déconnexion qui a prévalu entre le président Sirisena et les ministres des affaires étrangères de son cabinet, qui ont fait des déclarations contradictoires sur des questions importantes. Le président Gotabaya et le ministre des Affaires étrangères Gunewardena diffèrent également de leurs prédécesseurs par la manière dont ils ont exprimé leur sincère gratitude à ceux qui ont soutenu la souveraineté et l’intégrité territoriale du Sri Lanka dans les enceintes multilatérales. Pris dans leur intégralité, la série de visites diplomatiques et leur traitement par le gouvernement indiquent un changement bienvenu dans les relations du Sri Lanka avec le reste du monde.

 

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Source: Investig’Action

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