Le choc du coronavirus : la plus grande crise de l’histoire du capitalisme

Dans un entretien passionnant, Vijay Prashad, directeur du centre de recherche de la Tricontinentale, analyse l’impact du coronavirus sur nos systèmes politiques et économiques. Il souligne comment la pandémie en dit long sur l’incapacité des États capitalistes à gérer de telles crises. Il développe ainsi l’idée d’un choc du coronavirus, révélant des différences abyssales entre la gestion néolibérale de la crise sanitaire et celle des pays socialistes. Vijay Prashad explique encore pourquoi la pandémie a exacerbé les tensions entre les États-Unis et la Chine. (IGA)


 

Nous vivons une crise économique, politique et sociale sans précédent à cause du coronavirus. Qu’est-ce que la pandémie a révélé de l’ordre politique et économique des dernières décennies ? Sommes-nous face à la plus grande crise de l’histoire du capitalisme ?

D’abord, pour répondre à votre dernière question, il s’agit en effet de la plus grande crise de l’histoire du capitalisme.

La pandémie globale a imposé au système social la plus vaste grève générale accidentelle de l’histoire moderne. Au moins la moitié de la main d’œuvre de la planète est inemployée et le retrait de cette force de travail a immédiatement fait chuter le taux de croissance mondial, ce qui confirme, une fois pour toutes, la formule marxiste selon laquelle c’est le travail productif qui engendre la richesse sociale et pas le capital lui-même ni les inventions et découvertes.   

C’est le travail qui produit de la valeur et c’est de cette valeur que provient le capital accumulé qui impose ensuite sa dictature sur les travailleurs ; si le travail est en grève – même de cette manière imposée – il vérifie le point de vue marxiste. C’est la première révélation.

Au cours des cinq dernières décennies le capitalisme a lutté avec succès pour mettre en place un système qui a cannibalisé les institutions sociales au profit du capital. La mondialisation de la production tout au long des chaînes d’approvisionnement dans des fabriques désarticulées, qui permet au capital métropolitain d’investir moins et de prendre moins de risques, a eu un impact profond sur notre monde. Ce déplacement des forces de production a contraint les sous-traitants à mobiliser des capitaux dans leurs propres pays et à supporter les risques du système, alors que les grandes entreprises transnationales en situation de quasi-monopole utilisaient leur propriété intellectuelle et leur contrôle sur la chaîne d’approvisionnement pour accumuler d’énormes réserves financières qu’elles ont réorientées non pas vers des investissements productifs mais vers la finance de casino et les paradis fiscaux.         

Les bénéfices soustraits à l’impôt ayant privé les Etats des fonds nécessaires, le pouvoir des classes dirigeantes et celui de l’impérialisme (par l’intermédiaire du FMI) les ont contraints à couper dans les budgets, sous le prétexte de l’obligation qu’ont les Etats de maintenir une monnaie saine. L’austérité est donc un mot que tout le monde comprend, dans tous les pays du monde. Cette austérité s’est exercée contre les institutions sociales de l’éducation et de la santé (y compris de la santé publique), ainsi que contre les services publics tels que le transport et les soins aux personnes âgées. Les faibles dépenses en matière de santé publique et de soins médicaux en général, ainsi que la privatisation de la médecine ont laissé le monde capitaliste affaibli face à la pandémie mondiale. Il s’est effondré dans son sillage.

Enfin, l’éviscération du volet social des politiques publiques a fait en sorte que les Etats ne soient plus en capacité de venir en aide aux populations, tandis que celle des syndicats et d’autres entités publiques dans les pays capitalistes ont purement et simplement éliminé toutes les mesures publiques habituelles. C’est la raison pour laquelle les habitants des pays capitalistes en sont réduits à dépendre dans une grande mesure des aides l’Etat alors qu’à Cuba ou au Kerala, par exemple, les organisations populaires ont collaboré avec les pouvoirs publics dans la lutte contre la pandémie. Dans les pays capitalistes, seules des organisations de gauche ont fourni des secours sans permission ni aide de la part du gouvernement, une activité qui leur est d’ailleurs souvent reprochée.

Il ne fait aucun doute que le capitalisme a démontré lors de cette pandémie qu’il n’avait pas la résilience nécessaire pour renforcer la capacité des gens à faire face à une crise, ni pour développer leurs aptitudes en dehors des périodes de crise.  

 

D’un autre côté, la plupart des gouvernements à travers le monde ont été contraints de renflouer l’économie à coup de sommes d’argent colossales dans l’espoir de la sauver et d’assurer un minimum de programmes sociaux pour permettre à la population de survivre dans cette crise. Assistons-nous à un réexamen de la période antérieure ou les politiques néolibérales risquent-elles d’être encore aggravées ?

Les Etats qui sont au service de leurs classes capitalistes réagissent toujours de la même manière en cas de crise. Tout ce qu’ils savent faire est, en dépit de tout bon sens, de mettre de l’argent entre les mains des entreprises sous prétexte d’accroitre la liquidité. La crise a été engendrée par la grève générale imposée et par la disparition de la force de travail dans le Grand confinement. C’est cela qui a provoqué la crise, pas une quelconque panique d’investisseurs exigeant d’organismes financiers le paiement de morceaux de papier sans valeur (comme ce fut le cas lors de la crise financière de 2009). Les gouvernements se sont conduits en 2020 comme s’ils se trouvaient face à une crise de liquidités, alors qu’il s’agissait en réalité d’une crise de l’emploi. Et ces sommes considérables ne sont pas allées à la lutte contre la récession due au coronavirus elle-même mais aux grandes entreprises. L’Etat a pris conscience de ce que la force de travail devait être maintenue en vie, mais le soulagement éventuel qu’il peut apporter au peuple n’est pas nécessairement inspiré par des considérations humanitaires mais plutôt pratiques et pragmatiques.

Comment aurait-on pu faire un meilleur usage des ressources mondiales ? D’abord, en coupant immédiatement dans la dette de 11 trillions de dollars des pays en développement. A quoi cela sert-il de plonger l’Argentine dans une nouvelle crise profonde ?  Que vont y gagner les créditeurs ? Certainement pas leur argent ! Pourquoi ne pas réduire la dette, qui de toutes façons ne sera jamais payée, alors que son maintien ne fait que causer davantage de souffrances aux peuples du monde en développement et perpétuer le cycle de l’endettement. Ensuite, l’argent aurait dû servir à mettre en place des secours d’urgence à une échelle massive. La moitié de la population de l’humanité souffre désormais de la faim et il aurait fallu immédiatement mobiliser des ressources pour y remédier.

Nous devons juger ce moment à l’aune de la manière dont les Etats capitalistes ont laissé sombrer tant de gens dans la famine. De mon point de vue, il y a quelque chose de profondément obscène dans le fait qu’une civilisation humaine – celle du capitalisme – soit capable de concevoir des missiles de croisière hypersoniques en mesure d’atteindre n’importe point de la planète en moins d’une heure mais ne soit pas capable d’éradiquer la faim. Il s’agit d’un fiasco moral absolu qui ne suscite pas assez d’indignation à mon avis. Je ne parle pas d’indignation contre l’existence de gens qui ont faim, ce qui est déjà insupportable en soi, mais contre un système qui sait fabriquer de telles armes perfectionnées mais qui n’arrive pas à produire assez de nourriture pour tout le monde, en permettant dans le même temps que de la nourriture soit détruite plutôt que distribuée gratuitement à des gens qui n’ont pas les moyens de se la payer. La valeur morale d’une société ne réside pas dans sa constitution ni dans les œuvres produites par ses philosophes, mais bien plutôt dans la manière dont elle traite la majorité de sa population qui vit dans la faim et l’illettrisme. 

Je crains que si nous ne changeons pas l’équilibre des forces au sein de ces sociétés capitalistes, les mêmes vieilles politiques continueront – en pire.

 

A ce propos, on entend beaucoup dire que le monde ne sera plus le même après cette pandémie et qu’elle a été capable de mettre en évidence les maux du modèle néolibéral. Cependant, la plupart des ressources publiques vont au système financier et aux grandes entreprises, ce qui accroit encore la concentration et la centralisation du capital, alors qu’on observe simultanément un affaiblissement du droit du travail, censément pour “garantir” l’emploi des travailleurs. Comment expliquer ces contradictions ? 

Il est tout à fait vrai que les ressources considérables distribuées par les Etats capitalistes sont allées aux entreprises et aux sociétés financières. Cela s’est produit dans tous les pays dominés par la classe capitaliste. De l’aide est fournie, mais elle est largement insuffisante. On utilise la crise pour renforcer les systèmes de surveillance, pour arrêter des activistes et pour miner le droit du travail. Il n’y a rien de contradictoire dans tout cela, car il s’agit précisément des éléments d’un système capitaliste normal : après avoir pris le contrôle de l’Etat, la classe capitaliste assure sa survie à court terme et profite de la faiblesse du peuple pour appliquer des politiques dont elle espère tirer des avantages permanents. En Inde, ces politiques sont si brutales que le gouvernement veut allonger la journée de travail jusqu’à dix ou douze heures. C’est obscène, un vrai retour au 19e siècle. La surexploitation des travailleurs a toujours existé dans des pays comme l’Inde, où la violence au travail reste omniprésente et où le travail des enfants se poursuit sans contrôle. Mais maintenant, quand la crise allume un voyant rouge devant les yeux des capitalistes, la seule solution qu’ils puissent imaginer est de s’approprier encore plus d’argent du trésor public et d’exiger que la classe laborieuse travaille encore davantage, c’est tout ce qu’ils savent faire. Ceux qui attendent de la bienveillance de la part de la classe capitaliste en temps de crise méconnaissent la nature même de ce système. Le capitalisme est conçu pour permettre de faire le maximum de profit dans le cadre d’une compétition qui s’apparente à une véritable guerre. Il valorise la cupidité au détriment des autres traits de la nature humaine. Les politiques en question deviennent dès lors indispensables tant pour la classe capitaliste que pour l’Etat qu’elle domine. Les dommages qui en résultent sont considérables. Selon l’Organisation internationale du Travail, 81% des travailleurs de la planète, soit plus de 2,7 milliards, sont actuellement sans emploi et perdront au moins 3 400 milliards de dollars de revenu. Le volume total des échanges commerciaux sur le plan mondial devrait diminuer d’au moins 32%, selon l’Organisation mondiale du Commerce. Tous ces chiffres sont considérables. Ils signifient que les chaînes d’approvisionnement, devenues caractéristiques de tant de productions, seront endommagées, parfois irrémédiablement. Le Grand confinement risque de faire souffrir l’agriculture et de provoquer la famine dans certaines parties du monde. Rien de cela n’est anodin. J’ai l’impression que l’ordre bourgeois n’a pas la moindre idée de la façon d’affronter ce problème. Il utilise toutes les vieilles ficelles – inonder le marché de liquidités, menacer la Chine, renforcer les gesticulations militaires contre le

Venezuela et l’Iran. Au lieu de cela, les gouvernements feraient mieux de trouver d’urgence comment gérer le commerce en prévision d’éventuelles futures pandémies, comment transformer l’activité économique pour la rendre moins dépendante des flux gigantesques du commerce mondial, comment bâtir des économies régionales plutôt qu’une grande économie mondialisée, comment faire en sorte que des milliards d’ouvriers et de paysans cessent d’être de simples articles de commerce pour devenir des acteurs capables de façonner l’activité économique dont ils constituent l’élément central. Y aura-t’il des dépenses massives dans le secteur de la santé publique ? Ce devrait être la toute première priorité, mais il n’y a aucun débat public à ce sujet. Pendant la crise, tout le monde a dit que le personnel infirmier était essentiel, mais quand la crise s’achèvera ce sera de nouveau oublié. En cela réside la défaillance de l’ordre bourgeois.

 

En ce sens, l’un des secteurs qui connaît la plus grande croissance dans ce contexte est la technologie. Pas étonnant que Jeff Bezos, le patron d’Amazon, soit susceptible de devenir prochainement le premier humain à posséder une fortune de mille milliards de dollars. Que représente cette croissance exceptionnelle de la “plateforme capitalisme” et quelles en sont les conséquences ?

Avant le Grand confinement, les principales entreprises de la plateforme (dont la plus grande est Amazon) s’étaient déjà emparées de parts considérables du marché de détail. Leur but est de convaincre les gens de tout acheter en ligne et de détruire par là-même les magasins en briques et en pierre. Pendant le confinement beaucoup plus de gens encore se sont mis à utiliser ces plateformes pour acheter toute une série de choses. Ce fut l’apprentissage le plus efficace de l’utilisation de ces plateformes et nombreux sont les clients qui ne retourneront pas dans de vrais magasins une fois le confinement terminé, après avoir vu combien il était pratique d’acheter tout via le Web. On s’attend déjà à ce que de plus en plus de biens et de services soient commercialisés de manière permanente en ligne plutôt que face à face avec les détaillants. Il ne faut cependant pas exagérer ce phénomène : il deviendra sans doute dominant dans les pays capitalistes avancés où la couverture par internet et l’électrification sont généralisées, mais pas dans les parties du monde où ce n’est pas le cas. Il n’en reste pas moins que les entreprises disposant de plateformes en ligne vont certainement éliminer de nombreuses entreprises familiales qui – à l’évidence – emploient dans l’ensemble beaucoup plus de monde que ces entreprises à plateformes. L’écologie sociale des villes s’en trouvera sans doute affectée au fur et à mesure de la fermeture des commerces de détail. Il n’est même pas certains que les cafés et restaurants rouvrent, car au lendemain de la pandémie les gens risquent d’hésiter à retourner chercher de la nourriture dans des espaces ouverts, tandis que la livraison d’aliments commandés en ligne continuera probablement à augmenter. Il faudra voir ce que cela donne secteur par secteur.

Mais c’est avant tout au niveau du secteur de la production que les effets de la croissance des entreprises en ligne se manifesteront. On constate déjà que les entreprises transnationales – comme Amazon – exercent une telle domination sur la chaîne d’approvisionnement qu’elles sont en mesure de dicter leurs conditions à leurs fournisseurs, qui sont souvent de petits sous-traitants amenés intensifier l’exploitation des travailleurs qu’ils emploient. La pression des plateformes provoque une compétition qui engendre une course à l’abîme entre les sous-traitants, avec comme corollaire des conditions infernales pour les travailleurs dans des zones de libre-échange, des maquiladoras et des élevages industriels. Face à la domination croissante des entreprises en ligne, nous ne devons pas ignorer la contraction du secteur productif qui va en résulter.

 

Un autre élément qui semble s’intensifier à la faveur de la pandémie est la crise entre les Etats-Unis d’Amérique et la Chine. On a l’impression que le pays asiatique peut sortir renforcé de ce processus grâce à la manière dont il a affronté la COVID-19. Peut-on s’attendre, en termes de géopolitique mondiale, à un prochain renforcement de la Chine et à un recul possible de l’hégémonie étasunienne ?

Je pense profondément que nous allons vers une crise majeure. La Chine est désormais l’usine du monde et elle a utilisé ses surplus massifs pour consolider des ententes commerciales sur tous les continents. Elle mène aussi une politique étrangère fondée sur le principe du bénéfice mutuel, ce qui lui a attiré les bonnes grâces de nombreux pays, parmi lesquels l’Italie, au cœur de l’Europe. En outre, la réaction de la Chine face à la COVID-19 a été exemplaire. Une fois qu’il est apparu clairement aux scientifiques que le coronavirus pouvait se transmettre entre humains, le gouvernement chinois a bouclé la ville de Wuhan, qui compte onze millions d’habitants, puis il a procédé à des fermetures échelonnées et mobilisé l’action publique du parti communiste, des syndicats et d’autres organisations populaires (notamment les comités de quartier). Dans n’importe quel autre monde, la Chine aurait été félicitée pour sa gestion de ce virus.

De l’autre côté nous avons les Etats-Unis d’Amérique, qui ont recours depuis longtemps à tous les moyens pour perpétuer leur puissance prépondérante. Le Brésil a pu s’en convaincre de première main lorsqu’ils ont participé au coup d’état de 1964, renforçant les forces anticommunistes qui utilisaient la terreur pour fragmenter les mouvements populaires dans le pays avant d’exporter cette méthode à travers l’Amérique du Sud. De telles méthodes n’embarrassaient nullement les Etats-Unis, malgré leurs protestations de libéralisme. Cette violence s’est manifestée par le fait que ce pays dispose de la force militaire de loin la plus puissante et qu’il continue à mettre au point de nouvelles armes, notamment des missiles de croisière hypersoniques capables de frapper n’importe quel point de la planète en moins d’une heure. Ces armes sont très dangereuses et rendent caduque toute théorie de la dissuasion.

Les Etats-Unis sont mécontents que la Chine ait émergé en tant que grande puissance scientifique et technologique. Il était acceptable que la Chine soit l’usine du monde, qu’elle mette sa main d’œuvre qualifiée et vigoureuse au service du capital transnational. Mais le fait que la Chine soit désormais à la pointe en matière de haute technologie – comme celle de la 5G – est apparu comme une menace pour la puissance étasunienne. C’est dans ce contexte que la guerre commerciale a éclaté, et aussi que les Etats-Unis utilisent la pandémie de COVID-19 pour nuire à l’image de la Chine et pour tenter de réorganiser la chaîne d’approvisionnement en dehors d’elle. Leur langage belliqueux s’explique par le fait qu’ils ont pris conscience de l’indépendance croissante de la Chine par rapport au système qu’ils dominent, et cette agressivité verbale associée à des armes redoutables nous mènent au bord de la guerre en mer de Chine méridionale. Nous vivons des temps dangereux.

C’est la raison pour laquelle nous avons lancé l’Appel de Bouficha contre les préparatifs de guerre. Nous espérons que les mouvements populaires soutiendront cet appel pour en faire une force matérielle au service des habitants de notre planète. Nous devons bâtir un mouvement international pour la paix et contre le bellicisme étasunien.

 

En parlant de la Chine, on a constaté qu’elle avait enrayé la propagation du virus avec un certain succès, tout comme le Vietnam, l’Etat indien du Kerala, le Portugal, Cuba et le Venezuela, par exemple. Quelles leçons peut-on tirer de ces processus et quelles peuvent être leurs répercussions sur la vie politique de la planète ?

Si l’on observe l’ordre socialiste – de la Chine au Vietnam en passant par le Kerala, Cuba et le Venezuela – on découvre une approche de la crise tout à fait différente. A l’Institut tricontinental de recherche sociale, nous appelons cette différence le choc du coronavirus. Il s’agit d’une expression qui désigne la façon dont un virus a frappé le monde avec une telle force et la façon dont l’ordre social de l’état bourgeois s’est effondré, alors que celui des parties socialistes du monde est apparu plus résilient. Il est crucial d’étudier attentivement ce qui a été fait dans l’ordre socialiste et de le faire connaître. Il y a plus à attendre du gouvernement du Front démocratique de gauche du Kerala que dans la totalité des dirigeants du G20 réunis.

La Gauche doit regarder dans deux directions. D’abord nous devons nous employer à faire en sorte que le plus de soutien possible soit apporté à nos travailleurs de santé – médecins, infirmiers, secouristes, ambulanciers, conducteurs d’ambulances, concierges – qui font face à une maladie très contagieuse, et ce dans un ordre mondial bourgeois marqué par des mesures d’austérité. Les valeurs d’une société ne résident pas dans la constitution du pays mais dans ses budgets. Or les budgets de l’ordre bourgeois ont été profondément réduits dans le secteur de la santé. La crise qui est devant nous n’est pas seulement celle du virus, qui est bien réelle, mais elle se double d’une crise du système de santé qui a été livré aux profits privés et repose donc désormais sur la surexploitation des personnels sanitaires. Ensuite, nous devrons œuvrer pour venir en aide aux très nombreux travailleurs marginalisés au chômage – ceux des secteurs informels, qui vivent de leurs salaires quotidiens ou hebdomadaires et sont souvent dépourvus de comptes bancaires et d’accès à des économies personnelles ou à des allocations gouvernementales en espèces. Dans les parties socialistes du monde – du Vietnam au Kerala, de la Chine au Venezuela – des banques alimentaires ont été mises sur pied pour dispenser directement des aliments à la classe ouvrière. Il s’agit d’une activité essentielle, qui est parfaitement normale dans une société socialiste mais qui n’est pas si facile à réaliser dans l’ordre bourgeois.     

Ayant pris conscience de cela, nous devrons comprendre la différence fondamentale qui existe entre l’ordre bourgeois et l’ordre socialiste, comme en témoigne la différence entre le Vietnam – par exemple – et l’Italie. L’un, plus proche de la Chine, n’a enregistré aucun décès imputable à la COVID-19 et a géré l’arrivée du virus par une méthode scientifique, alors que l’autre a été secouée par la maladie et a eu toutes les peines du monde à enrayer la propagation de l’infection. Comment expliquer la différence entre l’Italie et le Vietnam ? Il y a cinq éléments de réponse : une approche scientifique de la part des dirigeants politiques, une rapide préparation de l’Etat face au virus, l’activité publique à grande échelle des organisations populaires, l’aide immédiate apportée aux populations pour leur permettre de respecter le confinement et un engagement internationaliste incluant la production d’équipements de protection offerts au nom de la solidarité. Ce dernier point signifie qu’il n’y a pas la moindre trace de xénophobie dans la réaction du   Vietnam. Le premier ministre Nguyễn Xuân Phúc doit être félicité d’avoir donné l’exemple d’en haut.

 

Enfin, face à l’aggravation du néolibéralisme ainsi qu’aux progrès de l’extrême droite et du néofascisme dans plusieurs pays, comme au Brésil, une certaine désorganisation de la gauche et l’impossibilité d’organiser des manifestations dans la rue – l’arme principale des organisations populaires – comment garder de l’espoir ? A quoi se raccrocher ?

La Gauche doit tenir compte du fait que nos réservoirs de forces – les syndicats et les organisations paysannes – ont été gravement affaiblis. Il est essentiel de reconstruire les organisations de la classe ouvrière et de la paysannerie, ainsi que celles des travailleurs précaires. Rien de remplace des organisations fortes. Il ne suffit pas d’avoir des idées ni même le soutien de la population. Sans capacité organisationnelle il n’est pas possible de reprendre l’avantage sur les néo-fascistes qui se servent de la souffrance pour la transformer en haine par une alchimie néfaste.   

Durant la pandémie, la gauche mondiale a tenté de conserver ses forces, de poursuivre sur sa lancée et d’éviter l’effondrement. Le socialisme est difficile à construire dans la solitude et la majorité de notre classe n’est pas partie prenante sur internet – pour diverses raisons (dont la principale est l’absence d’accès, même s’il y a des téléphones mobiles ou cellulaires). Nous savons que la souffrance est grande. Nous sommes parmi les gens qui apportent de l’aide. Nous devons espérer que lorsque la pandémie prendra fin nous serons capables de rester au sein du peuple avec un programme d’action qui réponde à son anxiété.  Le programme d’action pour un monde post-COVID 19 doit être fermement ancré dans une imagination socialiste créatrice.

L’incapacité des états capitalistes à faire face à la pandémie n’est qu’un autre chapitre de la laideur de l’expérience humaine. Mais cette laideur a une autre face. Et cette autre face, c’est notre capacité à lutter. Ne sombrons pas dans la laideur. Nous devons nous rappeler dialectiquement que nous avons la capacité, en tant que personnes sensibles, de lutter pour quelque chose de décent. Voici pour quoi nous devons vivre. Ne pas nous laisser isoler mais faire preuve de solidarité sociale. 

 

Vijay Prashad est directeur de l’Institut Tricontinental de recherche sociale, rédacteur en chef de LeftWord Books et correspondant en chef de Globetrotter. Son livre le plus récent est Washington Bullets (LeftWord Books, juillet 2020).

 

Entretient accordé à Brasil do fato. Source originale: People Dispatch

Traduit de l’anglais par P. Stroot pour Investig’Action

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