L’américanisme invasif

L’horizon de cet American Dream qui nous a été chanté pendant des décennies s’était quelque peu obscurci avec la présidence de Trump. Le rêve tient pourtant surtout de l’illusion, comme nous le rappelle Robert Charvin. Et il n’y a franchement pas de quoi se réjouir à voir Joe Biden reprendre les manettes. Alors, l’Europe va-t-elle enfin prendre son destin en main ou va-t-elle continuer à se vautrer dans la servitude volontaire? (IGA)


 

Au nom de la défense de la « Civilisation » et de la promotion de la « Démocratie », les Etats-Unis ont provoqué de profondes lésions dans toutes les sociétés qu’ils ont prétendu « assister » et qu’ils ont en réalité envahi, satisfaisant ainsi leurs propres intérêts. Dans l’Histoire, jamais les Etats-Unis ne se sont aussi bien portés qu’aux lendemains de la Première et de la Seconde Guerre mondiale : les guerres qui ont détruit l’Europe ont redonné pleine santé au capitalisme étasunien. Contrairement à la légende médiatique l’intervention américaine très tardive contre l’Allemagne, en 1943, soit deux ans après l’agression nazie contre l’URSS, n’était pas le loyal remerciement à l’assistance de La Fayette au mouvement d’indépendance contre le Royaume Uni, elle était la juste appréciation par Washington de ce qui était rentable pour les Etats-Unis. C’est en 1945 que les Etats-Unis sont en effet devenus la première puissance mondiale au plan financier, économique, politique et militaire, loin devant les Etats européens soumis dans le cadre du Plan Marshall et de l’OTAN et devant l’URSS dont les dommages humains et matériels étaient par leur ampleur sans commune mesure avec ceux subis par les Occidentaux.

75 ans après la fin de la guerre, 30 ans après la disparition de l’URSS, la prétendue menace, selon les Etats-Unis, exigerait le maintien de l’hégémonie américaine, sur tout l’Occident et de nombreux pays du Sud. Cet américanisme invasif demeure omniprésent. Il a pourtant perdu toute légitimité : le monde occidental, à la recherche « d’ennemis » nouveaux et de boucs-émissaires faciles, n’a trouvé à ce jour que le terrorisme artisanal de groupes islamistes fascisants (financés par des Etats alliés des Etats-Unis) et la « menace » d’une Chine, dont néanmoins, le marché est indispensable à la survie financière des grandes firmes américaines et européennes. Il a un besoin vital de la couverture idéologique offerte par les Etats-Unis dans tous les domaines.

Malgré le déclin de la puissance économique américaine, les reculs du dollar, les échecs militaires répétés (par exemple, en Afghanistan, en Irak, en Syrie, en Libye) et les difficultés rencontrées en Amérique du Sud (malgré leur soutien apporté aux pouvoirs militaires et aux extrêmes droites locales du type Bolsonaro), demeure en Europe, particulièrement dans un pays comme la France, un impérialisme américain « soft » qui pèse sur les décisions du pouvoir politique (qu’il soit « à gauche » ou néoconservateur)  et imprègne tous les domaines de la société civile. « L’élite » française estime cette aliénation nécessaire.

Cette présence généralisée de l’américanisme est censée avoir fait ses preuves : elle a permis de résister puis de l’emporter sur la pensée critique apparue à la Libération et sur l’anticapitalisme, dont la source soviétique n’a cessé de s’affaiblir après la victoire de 1945, l’Etat soviétique ayant renoncé – estimant sans doute que la priorité absolue était de panser ses plaies – à intervenir en faveur de la révolution mondiale. Davantage que l’encerclement militaire assurant le « containment » du communisme durant la « guerre froide » et la « course aux armements », dans des limites financières hors de portée de Moscou, la victoire étasunienne a été idéologique, particulièrement au sein de la jeunesse européenne !

Le néolibéralisme européen, dont la pensée est asséchée au point de revenir aux valeurs réactionnaires des années 1930-40, estime avoir besoin pour se pérenniser du filet de sécurité des « valeurs » venues d’outre-Atlantique. Il ne peut se passer de la couverture « moderniste » et « up to date » du monde américain pour conforter sa prédominance dans tous les secteurs d’activité et dans toutes les couches de la population.

Cependant, la présidence Trump et les dizaines de millions de voix (plus qu’en 2017) remportées aux présidentielles de 2020, ont provoqué de profondes perturbations dans la politique de « servilité volontaire » que s’imposent les Français (et l’ensemble des Européens) à eux-mêmes !

Les victoires alternées des Républicains et des Démocrates aux Etats-Unis jusqu’à l’élection de Trump ne modifiaient en rien « l’image » et donc l’influence des Etats-Unis, à l’exception du mythe Kennedy qui les a renforcés, en dépit du milieu frelaté de la famille du Président « mystérieusement » assassiné.

Nul n’a pu rivaliser avec le « modèle » américain, du moins celui qui a été médiatiquement imposé, qu’il s’agisse de son système politique, ou de la vie quotidienne des Américains. L’ensemble relevait pourtant d’une Amérique imaginaire, mêlant sans distinction New York et le Texas, le Delaware et la Californie, réinventée pour le « marché » extérieur par les professionnels de la propagande officielle et les mercenaires de toutes catégories les relayant dans les différents pays. Le mythe de « l’American Dream » l’emportait dans la plupart des esprits, tandis que le syndicaliste n’était qu’un promoteur du désordre social et le militant communiste un « agent de Moscou » !

Des produits de consommations les plus populaires aux publications universitaires, via les grands médias ou les productions cinématographiques et musicales, tout devait être d’origine yankee grâce à une publicité de masse !

La bataille idéologique durant la guerre froide a été gagnée par le Jeans, le coca-cola, les superproductions cinématographiques produites par Hollywood et financées souvent par le Département d’Etat ou le Pentagone : le citoyen européen, devenu grand consommateur de ces produits « made in USA », importait simultanément les « valeurs » du monde américain, surtout les plus simplistes, comme le Superman, défenseur du Bien contre le Mal incarné par des monstres cruels souvent bardés d’étoiles rouges : les agressions massives de ces barbares menaçant la Liberté étaient stoppées par quelques hommes musclés et surdoués. Les mêmes qui avaient fait antérieurement la Conquête de l’Ouest, pistolet au poing, contre les sauvages à plumes qu’étaient les Indiens, pour édifier les « Etats Unis » !

La popularité du jazz joué par les noirs dissimulait le racisme institutionnel dont ils souffraient, après une longue période d’esclavage ! Plus généralement, les groupes musicaux mondialement médiatisés démontraient que tout ce qui faisait mode venait d’outre-Atlantique et non de la Moscovie. L’URSS, plongée dans un hiver lugubre permanent, n’était pas en mesure de rivaliser avec la Californie, la Floride et les girls de Miami !

Les « influenceurs » étasuniens se chargeaient aussi de l’Europe cultivée. Les intellectuels conservateurs français pouvaient s’épanouir en étant publiés par exemple dans la revue « Preuves » financée par la CIA, et en lisant les Mémoires d’Eisenhower, tout en souriant aux frasques des Kennedy, faisant la démonstration qu’ils étaient presque des « Gaulois » !  Rien à voir avec les robots insensibles régnant au Kremlin, ni avec les seuls intellectuels russes dont le mérite essentiel était d’être des « dissidents » persécutés, sources de sinistrose plus que de plaisir esthétique !

Les bibliographies universitaires, elles-mêmes, faisaient une grande place aux penseurs américains, référents de toutes les théories-modes, notamment celles expliquant l’état du monde : c’est ainsi, par exemple, qu’on a mieux saisi en Europe l’archaïsme de Marx ou la « fin de l’Histoire » se profilant à l’horizon, après la victoire définitive de la Démocratie (occidentale) sur le Totalitarisme, lors de l’effondrement de l’Etat Soviétique, préludant à la « global governance » (des Etats-Unis) sur le monde pour sa plus grande prospérité ! Les grands médias ne manquaient pas d’en rajouter au point que tous les citoyens européens ont eu le sentiment de connaître par cœur la réalité américaine sans jamais ni être allés aux Etats-Unis ni s’être réellement informés sur ce pays vendu à chacun par un immense déferlement publicitaire !

Les violences policières racistes, la peine de mort, les inégalités abyssales, la corruption étaient méconnues, et tout était pardonné à l’avance aux « bavures » de l’armée américaine en opération (au Vietnam, par exemple), puisqu’elle était par nature championne du monde du maintien de la paix, du développement et de l’anticommunisme militant !

Les mutations du Parti Républicain, stimulées par les Eglises évangéliques, des extrêmes-droites, parfois d’obédience nazie, et de citoyens à la fois riches et incultes, partisans farouches de leurs seuls intérêts et de la plus « grande » Amérique et s’inventant des ennemis partout dans le monde, ont conduit à la victoire d’un Donald Trump. Cet héritier de style clownesque, ressemblant à la perfection à l’extrême médiocrité d’une bonne moitié du peuple américain, a provoqué une grande inquiétude en France et en Europe. Durant les quatre années de son mandat présidentiel, une vaste mobilisation s’est développée pour faire la démonstration particulièrement en direction du monde culturel que Trump n’était pas du tout représentatif et que les Etats-Unis étaient au contraire le centre d’un monde créatif, progressiste, ouvert aux afro-américains, au respect de la femme, aux idées nouvelles dans tous les domaines (par exemple le Street Art) et de faire en abondance référence à tout ce que l’Amérique a effectivement produit de mieux : de grands écrivains, de grands peintres, de grands musiciens, de grands scientifiques, etc.

Quelques politiciens sont allés jusqu’à pardonner les excès trumpistes en expliquant la belle croissance de « l’économie » américaine (c’est-à-dire celle des grandes firmes), alors que l’Europe stagnait faute de liberté suffisante des entreprises ! Quelques éminents « experts » se présentaient comme les héritiers de Tocqueville (dont on a « oublié » la pensée coloniale la plus sauvage), ont applaudi aux vertus du fédéralisme étasunien, pour mieux condamner le jacobinisme français, quitte à dire ensuite le contraire devant les abus trumpistes de certains Etats-membres de la glorieuse Fédération américaine !

Après les attitudes courtisanes de Macron aux lendemains de l’élection de Trump et l’alignement de l’Etat français sur la politique étrangère hostile à la Chine, à la Russie, au Peuple palestinien, à tous les Etats progressistes (malgré  les réserves sans fondement à propos des contacts avec la Corée du Nord), la France officielle et les Etats européens ont pris leur distance pour se rapprocher du Parti Démocrate au fur et à mesure que les sondages (stimulés par la nullité absolue de la politique anti-Covid de Trump) indiquaient sa victoire probable ! C’est alors qu’une vague médiatique a cru devoir nous « réapprendre » que les Américains auraient pu tous être abonnés à Libération, à Charlie Hebdo et au Monde tout en étant le fer de lance de toutes les avant-gardes culturelles et en excusant à l’avance les dégâts provoqués par les monopoles américains, la spéculation financière et l’évasion fiscale, grâce notamment aux paradis fiscaux (dont l’Etat de Delaware, petite patrie de Biden !).

Comment ne pas applaudir au retour des Etats-Unis dans la lutte pour le Climat, à l’OMS et à un rang plus « convenable » dans les instances des Nations Unies !

Enfin, la belle Amérique est revenue !

On a eu peur, en Europe, de devoir s’en priver par la perte de ses aptitudes à séduire en apparaissant pour ce qu’elle est, un risque majeur pour l’avenir progressiste du monde.

Les castes dirigeantes commencent à être conscientes de la décadence globale, inscrite dans la logique d’un capitalisme financier essentiellement spéculatif, qu’elles sont chargées de gérer. Zemmour ne peut se substituer à R. Aron pas plus que Houellebecq à Céline ! L’ex-F. N des Le Pen n’a pas le tonus ni l’encadrement des Ligues d’avant-guerre, bien qu’il se dédiabolise par son pétainisme soft ! Même la « démocratie » bourgeoise n’est plus à la mode et certains penchent pour un Etat « fort » « pour sauver cette démocratie malade ! La Hongrie et la Pologne ont déjà un temps d’avance !

Bien évidemment, les Etats-Unis ont en leur sein de grands contributeurs à la cause du progrès dans tous les domaines, mais ni plus ni moins que d’autres grands peuples que l’Occident se refuse à connaître !

L’envahissement américaniste (visible au sein des langues européennes pénétrées d’anglicismes inutiles) est une pathologie grave et relève d’un totalitarisme mou, qui n’est plus supportable !

Les Européens ont toutes les ressources pour s’inventer une nouvelle Renaissance.

 

Source: Investig’Action

 

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