La politique étrangère des États-Unis est un sport cruel

La Russie a envahi l’Ukraine. La responsabilité en revient aux dirigeants russes. Mais une chose est sûre, les États-Unis n’ont rien fait pour éviter la guerre. Au contraire. Diana Johnstone explique comment Washington a systématiquement attisé les tensions avec Moscou depuis la fin de la guerre froide. Exploiter les angoisses de la Russie pour mettre son économie et son armée sous pression, c’était même la recommandation d’un rapport remis à l’armée US en 2019! (IGA)


Du temps de la reine Elizabeth, les cercles royaux britanniques aimaient regarder des chiens féroces tourmenter un ours captif pour le plaisir. L’ours n’avait fait de mal à personne, mais les chiens étaient dressés pour provoquer la bête emprisonnée et l’inciter à riposter. Le sang coulant des animaux excités ravissait les spectateurs.

Cette pratique cruelle a depuis longtemps été interdite, car jugée inhumaine.

Et pourtant, aujourd’hui, une version du ‘bear-baiting’ ou “appâtage d’ours” est pratiquée chaque jour contre des nations entières à une gigantesque échelle internationale. C’est ce qu’on appelle la politique étrangère des États-Unis. C’est devenu la pratique habituelle cet absurde club sportif international qu’on appelle OTAN.

Bien à l’abri dans leur arrogant statut de “nation indispensable”, les dirigeants des États-Unis n’ont pas plus de respect pour les autres pays que les Élisabéthains n’en avaient pour les animaux qu’ils tourmentaient. La liste est longue des cibles du “bear-baiting” US, mais la Russie se distingue comme un excellent exemple de harcèlement constant. Et ce n’est pas un hasard. L’appâtage est délibérément et minutieusement planifié.

Pour preuve, j’attire l’attention sur un rapport de 2019 de la RAND corporation[1] fourni au chef d’état-major de l’armée US et intitulé “Extending Russia”. En fait, l’étude de la RAND elle-même est assez prudente dans ses recommandations et avertit que bon nombre de perfides manœuvres pourraient ne pas fonctionner. Cependant, je considère l’existence même de ce rapport comme scandaleuse, non pas tant pour son contenu que pour le fait que c’est à cela que le Pentagone paie ses meilleurs intellectuels : trouver des moyens d’attirer d’autres nations dans des problèmes que les dirigeants étatsuniens espèrent exploiter.

La ligne officielle des États-Unis est que le Kremlin menace l’Europe par son expansionnisme agressif, mais lorsque les stratèges parlent entre eux, l’histoire est très différente. Leur objectif est d’utiliser des sanctions, de la propagande et d’autres dispositions pour inciter la Russie à adopter le type même de mesures négatives (“surextension”) que les États-Unis peuvent exploiter au détriment de la Russie.

L’étude RAND explique ses objectifs :

“Nous examinons une série de mesures non violentes qui pourraient exploiter les vulnérabilités et les angoisses réelles de la Russie afin de mettre sous pression l’armée et l’économie russes ainsi que la position politique du régime à l’intérieur et à l’extérieur de ses frontières. Les mesures que nous examinons n’auraient ni la défense ni la dissuasion comme objectif principal, bien qu’elles puissent contribuer aux deux. Ces mesures sont plutôt conçues comme des éléments d’une campagne visant à déséquilibrer l’adversaire, amenant la Russie à concourir dans des domaines ou des régions où les États-Unis ont un avantage concurrentiel, et amenant la Russie à se surétendre militairement ou économiquement, ou faisant perdre au régime son prestige et son influence au niveau national et/ou international.”

De toute évidence, dans les cercles dirigeants US, cela est considéré comme un comportement “normal”. Tout comme les taquineries sont un comportement normal pour le tyran de la cour de récré, et les opérations sous couverture sont normales pour les agents corrompus du FBI.

Cette description correspond parfaitement aux opérations US en Ukraine. Elles sont destinées à “exploiter les vulnérabilités et les angoisses de la Russie” en faisant avancer une alliance militaire hostile jusqu’à sa porte, tout en décrivant les réactions totalement prévisibles de la Russie comme une agression gratuite. La diplomatie consiste à comprendre la position de l’autre partie. Mais ce “bear-baiting” verbal implique quant à lui un refus total de comprendre l’autre, ainsi qu’une mauvaise interprétation délibérée et systématique de tout ce que l’autre partie dit ou fait.

Ce qui est vraiment diabolique, c’est que, tout en accusant constamment l’ours russe de comploter pour s’étendre, toute la politique vise à l’inciter à s’étendre ! Parce qu’alors, nous pouvons imposer des sanctions punitives, augmenter le budget du Pentagone de quelques crans et resserrer davantage le collet de la protection de l’OTAN autour du cou de nos précieux “alliés” européens.

Durant toute une génération, les dirigeants russes ont fait des efforts extraordinaires pour construire un partenariat pacifique avec “l’Occident”, institutionnalisé à travers l’Union européenne et par-dessus tout, l’OTAN. Ils ont vraiment cru que la fin de l’artificielle guerre froide pourrait produire un voisinage européen pacifique. Mais les arrogants dirigeants des États-Unis, malgré les conseils contraires de leurs meilleurs experts, ont refusé de traiter la Russie comme la grande nation qu’elle est, ils ont préféré la traiter comme l’ours harcelé dans un cirque.

L’expansion de l’OTAN a été une forme d’appâtage, le moyen évident de transformer un ami potentiel en ennemi. C’est la voie choisie par l’ancien président américain Bill Clinton et les administrations suivantes. Moscou avait accepté l’indépendance des anciens membres de l’Union soviétique. Le “bear-baiting” consistait à accuser constamment Moscou de comploter pour les reprendre par la force.

La région frontalière de la Russie

“Ukraine” signifie “régions frontalières”, essentiellement les régions frontalières situées entre la Russie et les territoires à l’ouest qui faisaient parfois partie de la Pologne, ou de la Lituanie, ou des terres des Habsbourg. En tant que partie de l’URSS, l’Ukraine a été élargie pour inclure de larges pans des deux côtés. L’histoire a créé des identités très contrastées aux deux extrémités, avec comme résultat que la nation indépendante d’Ukraine, qui n’a vu le jour qu’en 1991, était profondément divisée dès le départ. Et dès le départ, de mèche avec une importante et hyperactive diaspora anticommuniste et antirusse aux États-Unis et au Canada, les stratèges de Washington ont tenté d’utiliser l’amertume des divisions de l’Ukraine pour affaiblir d’abord l’URSS, puis la Russie. Des milliards de dollars ont été investis afin de “renforcer la démocratie” – c’est-à-dire renforcer l’Ouest de l’Ukraine pro-occidental contre l’Est à moitié russe.

Le coup d’État de 2014 soutenu par les États-Unis qui a renversé le président élu Viktor Ioukanovitch, solidement soutenu par l’est du pays, a porté au pouvoir des forces pro-occidentales déterminées à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN, où la désignation de la Russie comme ennemi principal était devenue de plus en plus flagrante. Dès lors s’est dessinée la perspective d’une éventuelle capture par l’OTAN de la principale base navale russe à Sébastopol, sur la péninsule de Crimée.

Comme la population de Crimée n’avait jamais voulu faire partie de l’Ukraine, le risque de cette capture a été évité en organisant un référendum au cours duquel une écrasante majorité de Criméens a voté pour le retour en Russie, dont ils avaient été séparés par une décision autocratique de Khrouchtchev en 1954. Les propagandistes occidentaux ont dénoncé sans relâche cet acte d’autodétermination comme une “invasion russe” préfigurant un programme de conquête militaire des voisins occidentaux – un fantasme qui ne reposait sur aucun fait ni motivation.

Consternés par le coup d’État renversant le président pour lequel ils avaient voté et par des nationalistes qui menaçaient d’interdire la langue russe qu’ils parlaient, les habitants des provinces orientales de Donetsk et Lougansk ont ​​déclaré leur indépendance.

La Russie n’a pas soutenu cette initiative, mais elle a plutôt favorisé l’Accord de Minsk, signé en février 2015 et approuvé par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. L’essentiel de l’accord consistait à préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine par un processus de fédéralisation qui restituerait les républiques séparatistes en échange de leur autonomie locale.

L’Accord de Minsk définissait quelques étapes pour mettre fin à la crise interne ukrainienne. Premièrement, l’Ukraine devait adopter immédiatement une loi accordant l’autonomie aux régions orientales (en mars 2015). Ensuite, Kiev négocierait avec les territoires de l’Est sur les lignes directrices pour des élections locales à tenir cette année-là sous la supervision de l’OSCE. Ensuite, Kiev mettrait en œuvre une réforme constitutionnelle garantissant les droits des régions  orientales. Après les élections, Kiev reprendrait le contrôle total de Donetsk et Lougansk, y compris la frontière avec la Russie. Une amnistie générale couvrirait les soldats des deux camps.

Cependant, bien qu’il ait signé l’accord, Kiev n’a jamais appliqué aucun de ces points et a refusé de négocier avec les rebelles de l’Est. Dans le cadre de l’accord dit de Normandie, la France et l’Allemagne devaient faire pression sur Kiev pour qu’il accepte ce règlement pacifique. Mais rien ne s’est passé. Au lieu de cela, l’Occident a accusé la Russie de ne pas appliquer l’accord, ce qui n’a aucun sens dans la mesure où les obligations de mise en œuvre incombaient à Kiev, pas à Moscou. Les responsables de Kiev ont régulièrement réitéré leur refus de négocier avec les rebelles, tout en réclamant de plus en plus d’armements aux puissances de l’OTAN pour régler le problème à leur manière.

Parallèlement, les principaux partis de la Douma et l’opinion publique russe ont longtemps exprimé leur inquiétude pour la population russophone des provinces de l’Est, qui souffre de privations et d’attaques militaires du gouvernement central depuis huit ans. Cette préoccupation est naturellement interprétée en Occident comme un remake de la volonté d’Hitler de conquérir les pays voisins. Cependant, comme d’habitude, l’inévitable analogie hitlérienne est sans fondement. En premier lieu parce que la Russie est trop grande pour avoir besoin de conquérir un Lebensraum.

Vous voulez un ennemi ? Maintenant, vous en avez un

L’Allemagne a trouvé la formule parfaite pour qualifier les relations occidentales avec la Russie : êtes-vous ou n’êtes-vous pas un “Putinversteher”, un “comprenant-Poutine” ? Par Poutine, ils entendent la Russie, puisque le stratagème standard de la propagande occidentale consiste à personnifier le pays visé par le nom de son président, Vladimir Poutine, nécessairement un autocrate dictatorial. Si vous “comprenez” Poutine, ou la Russie, alors vous êtes profondément soupçonné de déloyauté envers l’Occident. Alors, tous ensemble maintenant, assurons-nous de NE PAS COMPRENDRE la Russie !

Les dirigeants russes prétendent se sentir menacés par les membres d’une immense alliance hostile qui organise régulièrement des manœuvres militaires à leur porte ? Ils se sentent mal à l’aise face aux missiles nucléaires dirigés vers leur territoire depuis les États voisins, membres de l’OTAN ? Quoi, qu’est-ce qu’il y a? C’est juste de la paranoïa, ou le signe d’intentions sournoises et agressives. Il n’y a rien à comprendre.

Ainsi, l’Occident a traité la Russie comme un ours appâté. Et ce qu’il obtient, c’est une nation ennemie dotée d’armes nucléaires et militairement puissante, dirigée par des gens beaucoup plus réfléchis et intelligents que les politiciens médiocres en poste à Washington, Londres et quelques autres endroits.

Le président US Joe Biden et son deep state n’ont jamais voulu de solution pacifique en Ukraine, car une Ukraine en conflit agit comme une barrière permanente entre la Russie et l’Europe occidentale, garantissant le contrôle des États-Unis sur cette dernière. Ils ont passé des années à traiter la Russie comme un adversaire, et la Russie tire maintenant la conclusion inévitable que l’Occident ne l’acceptera que comme un adversaire. La patience est à bout. Et cela change la donne.

Première réaction : l’Occident punira l’ours par des sanctions ! L’Allemagne suspend la certification du gazoduc Nordstream 2. L’Allemagne refuse donc d’acheter le gaz russe dont elle a besoin afin de s’assurer que la Russie ne pourra pas couper le gaz dont elle a besoin dans le futur. C’est une astuce brillante, n’est-ce pas ! Et pendant ce temps, avec une pénurie croissante de gaz et des prix en hausse, la Russie n’aura aucun mal à vendre son gaz ailleurs en Asie.

Lorsque “nos valeurs” incluent le refus de comprendre, il n’y a pas de limite à ce que nous pouvons ne pas comprendre.

À suivre…

 

Source originale: Consortium News

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Note:

[1] Think tank influent financé par le gouvernement des États-Unis et proche du Pentagone. [NDT]

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