La motricité mutilée. Entre l’inné et l’acquis

Devons-nous nécessairement assimiler l’égoïsme, la compétition, le tri, la sélection, la méritocratie, la performance et toutes les valeurs du système néolibéral dominant ? Sommes-nous génétiquement conditionnés et n’avons-nous pas d’autres possibilités que la torture motrice ? Ou y aurait-il une autre voie, un autre choix plus juste et équitable, mais aussi tout à fait adapté à nos capacités motrices ? Par exemple l’entraide, la coopération et toutes les valeurs attachées à l’environnement, la sécurité, l’hygiène, la prévention, la formation ?

 

Réfléchir ou étudier la motricité, c’est étudier l’ensemble des mécanismes qui permettent à l’organisme de se mouvoir dans son environnement. C’est étudier le geste technique où qu’il soit et particulièrement dans tous les secteurs représentatifs : le monde du travail, l’enseignement et le sport.

 

Le concept de motricité a pour ambition de ne pas découper l’homme en pièces détachées, mais de le considérer comme un tout en mouvement neuromusculaire. L’appareil locomoteur en relation étroite avec l’appareil neurologique. Le tout couplé à l’environnement.

 

S’intéresser à la production du mouvement, c’est aussi s’intéresser à ce qui met en mouvement. Nous devons ainsi considérer le sujet, la tâche et l’environnement. Nous réfléchissons dès lors aux processus de domination incorporés dans le mouvement et qui conditionnent le geste technique. Concrètement, ce sont tous les paramètres internes et externes qui mettent le corps en mouvement.

Le libéralisme du siècle passé et le néolibéralisme d’aujourd’hui sont des idéologies qui ont influencé et influencent encore notre mode de fonctionnement et notre façon d’agir, y compris dans l’élaboration du geste technique.

 

Décortiquée et mise en valeur en pièces détachées pour ses capacités à produire, notre anatomie d’homme- machine est devenue le rouage utilitaire d’une grosse machine de production.

Les plus fourbes, les plus égoïstes et surtout, ceux qui en ont les moyens, s’emparent des manettes de la production pour en tirer de fabuleux profits, exploitant toute cette énergie motrice humaine mise à leur disposition à très bon marché. Jusqu’à rupture des stocks des capacités motrices. Ils se permettent une exploitation sans frein et généralisée de toutes les couches de la société. Au 18e siècle, il était tout à fait normal et courant de faire travailler les enfants dans l’industrie. Aujourd’hui, la barbarie et l’exploitation ont subtilement changé de forme.

Contre cette barbarie autodestructrice, la force motrice pressée et exploitée a pu développer et imposer d’autres règles qui ont mis des limites à l’oppression. Une forme de contention a mis un frein à la barbarie, sans malheureusement éradiquer l’exploitation.          

Suite aux grandes tragédies des misères sanitaires et sociales du 18e siècle comme la peste et la tuberculose, des règles de prévention, de sécurité et d’hygiène ont pénétré tous les secteurs de la société grâce à ce mouvement qui venait des bas fonds et qui était défendu par les hygiénistes progressistes.

 

La Grande Guerre s’est accompagnée d’une recrudescence de la mortalité par tuberculose. De 1906 à 1918, la France est passée du cinquième au deuxième rang des pays les plus exposés d’Europe. Le taux de mortalité provoqué par ce fléau atteignait 2 pour 1000 en 1917, avant de fléchir par la suite.

 

Cette maladie constitue la cible majeure des courants hygiénistes qui se sont multipliés au tournant du siècle https://www.histoire-image.org/etudes/fleau-tuberculose

 

Comme disent les anciens : il vaut mieux prévenir que guérir.

 

L’hygiène sociale et publique est à l’origine des avancées sanitaires, de la sécurité et de la prévention motrice dans tous les secteurs. Au 19 siècle, les hygiénistes progressistes ont su penser le mouvement corporel et les problèmes de la santé de manière holistique, c’est-à-dire dans leur globalité, comme une totalité intégrée dans son environnement. Leur seul horizon, l’hygiène, le bien-être et la santé de l’homme. Ce qui a donné naissance à l’hygiène publique, à l’éducation physique publique ainsi qu’à la santé publique. On dit même de ces hygiénistes progressistes qu’ils étaient précurseurs de tous nos droits sociaux.

 

“Les hygiénistes, pères de nos acquis sociaux” titrait le journal Le Point pour une interview du philosophe Gérard Jorland. “En France, la volonté de développer la santé publique s’est forgée grâce à la mouvance hygiéniste pendant tout le xixe siècle” (cf. travaux de Gérard Jorland, Gallimard, 2010)” http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2010-05-06/les-hygienistes-peres-de-nos-acquis-sociaux/989/0/451978

 

Nous pouvons dire avec certitude que ces précurseurs de l’hygiène avaient bien entamé le combat pour la prévention, la sécurité et la santé dans tous les secteurs et dans tous les domaines de la vie. Ils ont indiqué et balisé le chemin pour tous les mouvements d’émancipation et de progrès social qui ont suivi.

 

«En même temps que se développait une offre mutualiste destinée aux classes moyennes, la puissance publique, inspirée de principes hygiénistes et soucieuse d’inscrire l’idéal républicain dans le quotidien, commença à proposer aux moins bien lotis une certaine protection contre la maladie et la grande pauvreté. Par la loi du 15 juillet 1893, l’État créa ainsi une assistance médicale gratuite pour tout citoyen malade et indigent et encouragea en 1898 les employeurs à contracter une assurance couvrant les risques liés aux accidents du travail dont leurs employés seraient victimes.» https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2015-3-page-20.htm

 

Ce courant hygiéniste et progressiste était composé par des penseurs pré-marxiste tels que Rousseau, Owen, Fourrier, Richardson, Cabet, Proudhon et bien d’autres encore. Il était opposé à un autre courant de la même époque, les eugénistes. Présidé par Francis Galton, inventeur du terme “eugénisme”, cet autre courant était directement lié à la doctrine scientifique élaborée par le propre cousin de Galton, un certain Charles Darwin. Sa théorie est basée sur l’idée de la sélection des plus aptes pour survivre à travers la compétition. La compétition est perçue comme inéluctable et détermine le caractère de l’homme.

 

«À partir de cette théorie de l’hérédité-dégénérescence, deux idéologies s’affrontent : du côté de la médecine hygiéniste et des modérés, on défend une prophylaxie sociale progressiste, on soutient l’idée d’une science suffisamment bonne pour corriger une « mauvaise nature », pour améliorer les défauts et les maladies des dégénérés, pour réparer ou compenser les dégâts.

À l’opposé de cette philosophie libérale se développe un courant eugéniste et ouvertement raciste dont la volonté est d’éliminer les fous et les dégénérés, comme le défend Rudin, initiateur de la loi hitlérienne sur la stérilisation obligatoire des aliénés et des débiles (action qui précédera le fonctionnement des camps d’extermination).» http://lyflol.blog.lemonde.fr/2013/09/04/degenerescence/

 

Cette idéologie eugéniste convient très bien à la classe dirigeante et à la bourgeoisie, car elle préconise la sélection et la compétition comme une loi naturelle et un principe indépassable. Cette idéologie est le fruit de l’élitisme libéral et se poursuit de façon insidieuse encore aujourd’hui dans tous les secteurs.

Aujourd’hui, ce raisonnement est toujours à l’œuvre à travers le néolibéralisme sous d’autres formes moins frontales et plus sournoises. Rentabilité, croissance, productivité, mérite, excellence et performance constituent la novlangue de l’eugénisme soft actuel.

 

«Dans sa théorie du capitalisme, Joseph Alois Schumpeter mobilise l’eugénique, notamment les travaux de Francis Galton. Ce dernier a élaboré une vision hiérarchisée et héréditariste des hommes. Il l’a notamment appliquée à la question de la pauvreté en reprenant les données empiriques de Charles Booth. Schumpeter reprend ces éléments comme socle de l’explication de l’inégalité sociale et dans la construction de sa théorie de l’entrepreneuriat. Les entrepreneurs constituent une élite se démarquant de la masse, en engendrant l’évolution de la société du fait de leurs talents innés. Le capitalisme ne peut déboucher sur la disparition totale de la pauvreté. En effet, les individus biologiquement moins « dotés » sont condamnés à rester au bas de l’échelle sociale.» http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1753?lang=fr

 

Dans ce débat entre inné et acquis, entre hygiénistes progressistes ou eugénistes réacs, entre l’égoïsme ou l ‘entraide, la question est : doit-on encore penser l’homme aujourd’hui comme un prédateur pour l’homme, ou avons-nous suffisamment accumulé de bagage culturel pour une société plus juste et équitable ?

 

Il semblerait que toutes les évolutions scientifiques de ces dernières années sur le génome, les neurosciences et l’épigénétique vont dans le sens de la coopération et de l’entraide considérées comme les outils les plus puissants de transformation humaine. Cela veut dire qu’il n’y a pas de fatalité génétique. L’épigénétique ou l’adaptation seraient largement supérieures et influenceraient bien plus l’hominisation. Mais pas seulement. Cette adaptation serait aussi une règle pour tous les êtres vivants. Cela est même vérifiable sur l’environnement.

 

Concrètement, ce que nous disent les spécialistes qui aujourd’hui débattent sur la question, c’est que la loi de la jungle et la compétition ne sont pas ce qui nous déterminent, que cette jungle fonctionne plus à la coopération plutôt qu’à la compétition, que la sélection naturelle n’est pas celle qu’on croit et que les êtres vivants passent plus de temps à coopérer qu’à s’éliminer. Le collectif et l’entraide sont largement supérieurs à l’égoïsme et l’individualisme.

 

L’homo sapiens sapiens est la seule lignée humaine qui a perduré pour la simple raison qu’elle a su partager son patrimoine culturel et son patrimoine génétique. Toutes les autres lignées ont disparu, car probablement trop homogènes.

 

Marx développait déjà cela dans ces écrits très visionnaires. Il nous proposait un système supérieur de société avec l’entraide et la coopération comme outils majeurs d’émancipation et de progrès social. La force du collectif comme mécanisme supérieur à l’égoïsme individuel pour transformer notre société. En d’autres termes, la torture motrice, la sélection et la compétition ne sont qu’un mythe qui n’est ni déterminant, ni inéluctable. Ce n’est pas une fatalité inscrite dans notre code génétique. D’autres mécanismes génétiques supplantent et neutralisent ce mythe. L’épigénétique par exemple montre qu’une autre voie est possible. L’entraide et la coopération motrices constituent dès lors un modèle et des valeurs supérieures pour le développement, la construction, l’émancipation et le progrès social.

 

Source: Investig’Action

Image: Pixabay

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