Interview de Delphin Ntanyoma sur la situation au Kivu

L’Etat de siège est la règle depuis près d’un an au Kivu, à l’Est de la RDC, région riche en ressources et aux innombrables groupes armés. Cette guerre qui semble interminable fait peu de bruit dans les médias internationaux mais pourtant fait des ravages au sein de la population. Comment s’explique ce silence et que se passe-t-il actuellement dans la région du Kivu? Nous interrogeons Delphin Ntanyoma, chercheur au sein de l’université de Rotterdam/Institute of Social Studies (ISS).

Les médias sont actuellement braqués sur l’Ukraine, l’Est du Congo recueille peu d’empathie alors qu’il y a actuellement un état de siège et de nombreuses violences. Pouvez-vous vous présenter en quelques mots et nous dire d’où viennent ces violences et les parties prenantes au conflit?

Je suis natif du Sud Kivu, membre de la communauté banyamulenge, une communauté dont la situation est préoccupante et sur laquelle on revient régulièrement dans les médias dans le contexte congolais. Actuellement, je fais une recherche dans le domaine des conflits et de la paix au sein de l’université de Rotterdam mais je suis basé à La Haye. Je m’intéresse à la compréhension des motivations des anciens combattants, j’utilise une approche comparative en terme de choix et des attentes des anciens combattants et des civils. Je tiens mon propre blog sur lequel je publie mon opinion et d’autres de camarades.
Quand on parle de violence au Kivu, plus précisément le Sud Kivu et l’Ituri, il est difficile d’identifier les acteurs de la violence, ils sont très nombreux et cette violence date de très longtemps. Les motivations changent mais les acteurs ne changent pas. Il y a des acteurs internes et des acteurs externes. Les groupes armés sont très nombreux, au moins une centaine.

Il y a des groupes locaux mais aussi étrangers comme les Allied Democratic Forces (ADF). Ils sont installés au Grand Nord depuis les années 90, ils avaient pour mission de renverser le régime en Ouganda et actuellement il y a une tournure djihadiste. Un autre groupe important est le FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda) composé de jeunes qui n’ont jamais participé au génocide au Rwanda, malgré l’affiliation. Ils ont été affaibli par le gouvernement Tsishekedi. Il y a également des groupes burundais, tels que le Front de libération nationale.

Sur place il y a des groupes dont la légitimité est contestée, comme les Banyamulengés, parce qu’ils sont considérés comme n’étant pas des natifs. Les pays voisins de la région jouent également un rôle déterminant dans tout ce chaos. Ils participent d’une manière soit disant indirecte mais qui est loin d’être innocente, afin d’avoir la mainmise sur les ressources naturelles de l’Est de la RDC. Par exemple, sur le pétrole, l’Ouganda a commencé des prospections à l’aide d’une entreprise française. Mais aussi bien sûr le coltan, désormais connu pour son rôle dans la fabrication des smartphones, également des convoitises sur l’or, le bois et d’autres richesses encore.

Comment expliquez-vous que comparé à l’exposition médiatique de la guerre en Ukraine, les médias occidentaux prêtent si peu d’attention à la situation au Kivu?

Je crois que la guerre en Ukraine, celle à l’Est du Congo tout comme partout ailleurs devraient attirer toute l’attention de médias tant des médias locaux que occidentaux. Toutefois, la violence à l’Est du Congo semble recevoir moins de couverture médiatique alors qu’elle dure depuis des décennies et a fait des milliers de victimes qui continuent jusqu’à présent. Comme les choix politiques et stratégiques ont toujours une influence sur les couvertures médiatiques, la question de l’Est du Congo désintéresse et est présentée comme une question de groupes armés motivés largement par de sentiments qu’on peut croire être « barbares ». S’agit-il d’une question qui sous-tend l’impérialisme ? Je dirais plutôt que la vie humaine devrait être considérée comme sacrée partout dans le monde et l’attention médiatique devrait être guidée par ces sentiments.
La crise en Ukraine ne devrait pas totalement effacer le désastre que vivent les victimes des atrocités commises par les Allied Democratic Forces (ADF) au Nord-Kivu, celles des groupes armés locaux comme Coopérative pour le développement du Congo (CODECO) en Ituri, ou de MaiMai au Sud-Kivu. Ces derniers jours, nous avons encore une fois assisté à des déplacements forcés de population dans le territoire de Rutshuru, au Nord-Kivu à cause de la résurgence des rebelles du M23. Ceci rappelle des décennies d’angoisses, de tueries, mais aussi de désespoir.
Hormis les questions de l’extrémisme jihadiste que soulève ADF nous devons souligner que beaucoup de questions qui impulsent la violence dans certaines parties du pays sont liées aux méfaits de la colonisation, y-compris la question de groupes qui ont été et sont encore considérés comme étrangers. Je parle là de cette classification des colonisateurs qui a amené une dichotomie entre des populations comme des natifs et les autres comme des nouveaux venus. Ceci a entrainé que ceux qui ont été considérés comme des étrangers n’ont pas la légitimité de contrôler un territoire, ce processus a produit des bombes à retardement qui se manifestent aujourd’hui, même si les effets se produisent depuis des années.

Or, les attaques dans l’Ituri et au sud du Sud-Kivu sont largement inscrites dans cette logique de faire déguerpir ceux considérés comme « étrangers ». En plus de cela, les conséquences de la colonisation sur la formation d’état-nation ne sont pas négligeables, et particulièrement en RDC. Cela ne devrait pas servir d’excuses éternelles aux problèmes que vivent la RDC, mais nous devons aussi voir cette réalité que nous partageons avec la Belgique. Il y a deux aspects très intéressants dans le conflit à l’Est du Congo, ce qui explique ce désintérêt c’est une certaine fatigue, il y a eu des accords… Mais la violence persiste. Ensuite, les États occidentaux ont des difficultés à comprendre la réalité locale. Dans un premier temps, supposons qu’ils ont cette bonne volonté, de sortir du cycle de violence. La réalité du terrain s’étire ici du niveau national d’un énorme pays jusqu’au niveau local. Or, l’élite de Kinshasa, héritée de la colonisation et largement corrompue, a fait une vingtaine d’années au pouvoir mais n’a rien fait.  Il est difficile de les citer mais il est clair que les violences sont liées aux ressources minérales et forestières. Il y a eu des mécanismes pour contrôler les sorties de ces ressources du pays.

Quels sont les intérêts des pays limitrophes et des pays occidentaux (et de leurs multinationales) dans l’Est de la RDC?

Comme je le soulignais dans la première question, à l’heure où l’on parle, le Nord-Kivu fait face à la résurgence des attaques menées par le Mouvement du 23 Mars, communément appelé M23. L’Etat congolais a lancé des accusations de soutien et d’assistance que ce mouvement reçoit des pays de la région, spécifiquement du Rwanda. Bien qu’il soit tôt d’affirmer que le Rwanda est derrière cette résurgence, il est aussi incontestable que dans le temps, les pays de la région des Grands Lacs ont été impliqués dans les rebellions à l’Est du Congo. Les motifs de cette résurgence ne feront pas l’objet de ce débat, mais les responsabilités sont peut-être partagées entre les acteurs et signataires des accords de Nairobi (2013). Il y a de revendications, questions et antécédents que les pays voisins surtout le Rwanda ont et peuvent encore et pour longtemps manipuler. Cette manipulation en soi est aussi un autre problème majeur car la finalité de discussions ne conduit probablement pas à la résolution du nœud du problème.

Par rapport aux intérêts de pays limitrophes de la RDC, il s’agit d’un débat complexe mais aussi dynamique. Ces pays se positionnent pour une influence régionale en trouvent un terrain de confrontation dans la grande partie de l’Est du Congo qui est gérée par plusieurs acteurs. En dehors de quelques centres urbains, il n’est pas vraiment un secret, l’Etat Congolais ne contrôle pas la majeure partie de sa partie Est. Des milliers d’acteurs ou groupes armés y font la loi ; et des fois, l’armée nationale se comporte en milice et n’a pas cette capacité ni la volonté d’avoir une main mise sur ces territoires. Pour preuve, la crise et la violence récurrente au Sud-Kivu par exemple a, depuis 2015 jusqu’à nos jours, été alimentée et amplifiée par la crise entre le Rwanda et le Burundi après les contestations du troisième mandat du feu Président Pierre Nkurunziza au Burundi. La présence de rebelles Burundais, notamment le Red-Tabara, Forebu (depuis 2015) et FNL (depuis 2010) dans les Hauts Plateaux d’Uvira, Fizi, et Itombwe ont largement ravivé les tensions pendant la période où le Président Joseph Kabila de la RDC tergiversait sur l’organisation des élections présidentielles. Ces élections ont été reportées en 2016 et enfin réorganisées en 2018 avec tout ce qu’a connu comme failles ce processus électoral.
Dans la défaillance du processus de démobilisation des groupes armés et l’implication des groupes étrangers, l’armée Congolaise (FARDC) a joué un rôle déterminant comme noyau central de la confrontation régionale. En plus de l’incapacité et des dysfonctionnements de la FARDC, de zones de troubles ont créées à des fins simplement politiques et des positionnements de pouvoir à Kinshasa. La population civile a payé un lourd tribut dans cette confrontation régionale entre le Burundi et le Rwanda ; et particulièrement les communautés considérées comme « étrangères » dont leurs relations avec les rebelles Burundais qui détenaient la gâchette ont été définies par l’influence de Kigali.
Dans tout ce tas de groupes armés étrangers et locaux en plus de l’influence des pays de la région ainsi que de multiples causes de contestation, il est des fois difficile de bien discerner les manœuvres de tous les acteurs. Toutefois, dans un vide d’Etat et un contexte économique où les matières premières sont abondantes dans cette région, les multinationales s’y intéressent en passant par les pays voisins de la RDC. Ces multinationales à la recherche de matières premières ne peuvent que directement ou indirectement y être associées. Toutefois, il semble que ces pays occidentaux font abstraction de leurs rôles historiques dans ce que connait le Congo aujourd’hui, et que ces pays deviennent de plus en plus désespérés par rapport à la complexité de la réalité socio-politique et culturelle de la RDC.

Comment sortir de cette situation catastrophique tant d’un point de vue humanitaire que social et économique ?

La question n’est pas si simple à répondre car les enjeux en soi sont complexes. La solidarité internationale nous exige de comprendre qu’il s’agit des vies humaines qui périssent. Des milliers de personnes qui ont été forcés de fuir leurs localités et régions, meurent de faim car ayant perdu presque tout. Autour de l’urgence humanitaire, il faut des solutions aux questions majeures qui sont l’incapacité de l’Etat Congolais d’être présent dans la vie quotidienne de ses citoyens. Pour paraphraser Luc Hallade (ancien Ambassadeur de France à Kinshasa), il faut une République qui ne se limite pas à Gombe ou la capitale Kinshasa. La population Congolaise a besoin d’une armée capable de la protéger ainsi que leurs biens et cela même pour les citoyens vivant dans les fins fonds de l’Ituri ou au Kivu.
Aussi longtemps que l’armée ne sera pas reformée, moralisée et équipée pour servir son peuple, les élections pourront s’organiser pendant encore trois décennies et on assistera aux mêmes macabres. Les dirigeants Congolais ainsi que le « communauté internationale » doivent être conscients que l’absence d’alternatives entraine tant de jeunes à s’engager (in)volontairement dans les groupes armés car c’est peut-être l’option disponible et sécurisant. L’état Congolais doit repenser le modèle de la gestion de l’affaire publique qui facilite le développement de coins reculés. Les pays de la région des Grands Lacs doivent contribuer positivement et honnêtement à la stabilité de la RDC et non manipuler et exploiter ses faiblesses.

 

Source: Investig’Action

Photo: Photo MONUSCO/Adeniyi Oluwo

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