Ingérences dans les élections et corruption au Sri Lanka : comment l’attention sélective du New York Times sur la Chine sert l’agenda de Washington

Dans un récent article d’investigation intitulé « Comment le Sri Lanka a fait raquer la Chine pour un port », le New York Times a prétendu que la Chine avait corrompu l’ancien président sri-lankais Mahinda Rajapaksa pour une contribution de 7,6 millions de dollars lors de sa campagne électorale de 2015. Le gouvernement de Rajapaksa a été vaincu en 2015 sur un programme anticorruption. Alors que les pots-de-vin sont depuis longtemps un problème dans la politique sri-lankaise, l’accusation d’élections alimentées par des dessous de table étrangers a porté la controverse à un niveau supérieur.

 

Mettons pour l’instant de côté les inexactitudes de l’article, comme ce projet de Port City, financé par la Chine, et décrit comme l’un des « terminaux » du port de Colombo, construit par la même compagnie qui a corrompu Rajapaksa, et qui détient 50 acres de terres sur lesquelles le Sri Lanka « n’avait pas de souveraineté » lorsqu’un sous-marin chinois a débarqué en 2014. La focalisation sélective du NYT sur les présumées ingérences chinoises pose question. Pourquoi la Chine ? Et pourquoi maintenant ? Pour rappel, la transaction foncière mentionnée par le NYT portait sur le projet de Port City, pas le port de Colombo. Et les conditions de cette transaction, bien qu’elles portaient à l’origine sur une pleine propriété, ont été renégociées en 2016 sur la base d’un bail. En 2014, un sous-marin chinois a accosté au port de Colombo (qui relève de l’autorité portuaire du Sri Lanka), et non à Port City, qui n’est pas un port et n’est pas encore construit. L’allégation de pot-de-vin concerne toutefois le port de Hambantota, financé par la Chine, sur la côte sud.

 

Cette histoire de corruption rapportée par le NYT a été publiée, avec quelques différences de détails, dans le journal sri-lankais Daily News en juillet 2015. Aux dires de tous, l’enquête n’a abouti à rien. Le gouvernement nie maintenant que l’enquête soit bloquée, comme le suggèrent les médias locaux. Alors, pour quelle raison le journal de référence américain prend-il la peine de ressusciter cette histoire, trois ans plus tard ?

 

D’un point de vue informatif, deux éléments dans l’article du Times donneraient de l’eau au moulin de n’importe quel journal. L’un est la corruption dans les hauts lieux, l’autre est la question de l’ingérence dans les élections d’autres peuples. Le NYT a choisi d’écrire sur la présumée ingérence chinoise dans l’élection du Sri Lanka. Mais il a par ailleurs ignoré les informations selon lesquelles RAW (Research and Analysis Wing) – l’agence indienne d’espionnage , alliée stratégique des Etats-Unis, aurait influencé les résultats en facilitant les défections au sein du parti de Rajapaksa, le Parti de la Liberté du Sri Lanka (SLFP), de telle sorte qu’un ancien ministre du SLFP pouvait se présenter comme candidat commun dans une campagne menée par le Parti national uni (UNP). La stratégie a réussi à provoquer un changement de régime en arrachant un nombre suffisant de voix à la majorité cinghalaise du SLFP pour faire pencher la balance vers le vote minoritaire traditionnellement favorable à l’UNP. La campagne menée par l’UNP a été marquée par un discours antichinois.

 

La relation stratégique entre les États-Unis et l’Inde a connu une croissance rapide ces dernières années. L’ancien président américain Barack Obama, invité en tant que chef d’État à la fête de la République indienne en janvier 2015, quelques jours après les élections srilankaises du 8 janvier, avait déclaré dans son discours que les Etats-Unis « invitaient l’Inde à jouer un plus grand rôle dans l’Asie Pacifique ». Obama avait également mentionné le Sri Lanka : « L’Inde peut jouer un rôle en aidant des pays à forger un meilleur futur, de la Birmanie au Sri Lanka, des pays où il y a aujourd’hui de nouveaux espoirs pour la démocratie. Avec votre expérience dans vos élections, vous pouvez aider d’autres pays dans les leurs. »

 

Quant à la Chine, elle a été identifiée comme ce qui poussait Washington à s’intéresser davantage à l’Océan indien et à renforcer ses liens de défense avec l’Inde. La position américaine a été clairement énoncée par l’ancien Secrétaire US à la Défense, Rex Tillerson, dans un discours prononcé au Centre d’études stratégiques et internationales de Washington en octobre dernier.

 

Le Sri Lanka est actuellement pris dans une lutte acharnée entre les Etats-Unis et la Chine pour la domination de l’Océan indien en raison de son emplacement stratégique, à proximité d’importantes voies maritimes reliant l’Asie au Moyen-Orient et à l’Afrique. Il n’est pas difficile de voir comment le ciblage des allégations de corruption chinoise sur un projet comme le port de Hambantota peut servir les intérêts stratégiques des États-Unis. L’accusation selon laquelle la campagne de Rajapaksa en a bénéficié permet de faire d’une pierre deux coups en discréditant la Chine ainsi qu’un leader politique perçu comme trop favorable à la Chine.

 

Lorsque les intérêts stratégiques des puissances occidentales sont en jeu, les principaux médias occidentaux tendent généralement à s’aligner sur les positions de leurs gouvernements respectifs, comme en témoignent les reportages sur l’Irak, l’Ukraine, la Syrie et de nombreux autres conflits. Alors que Washington s’intéresse de plus en plus aux océans indien et pacifique (l’« Indo-Pacifique » dans la nouvelle terminologie des États-Unis), l’article du NYT sur le Sri Lanka illustre comment les principaux médias américains servent les intérêts de leur gouvernement dans cette région.

 

Cela pourrait être considéré comme faisant partie de ce que le journaliste Jonathan Cook a appelé le « récit du grand western » qui divise le monde en « bons » et en « méchants ». Actuellement, et particulièrement dans cette partie du monde, la Chine est le « méchant » qui doit être diabolisé pour sauver le monde en développement de ses desseins maléfiques. La pensée de Washington a été révélée par le député Chris Smith, lors d’une audition au Congrès sur les droits de l’homme au Sri Lanka. Smith a ainsi montré où reposait aujourd’hui le « Fardeau de l’homme blanc » :

 

« La stabilité du Sri Lanka est d’une importance capitale pour les intérêts nationaux des États-Unis. Stratégiquement située dans les couloirs maritimes reliant le golfe Persique à l’Asie de l’Est, cette nation insulaire a connu récemment une montée en flèche de l’activité chinoise. La stratégie de la Chine à l’échelle mondiale consiste à endetter les pays et à les contraindre à la servitude, de manière à pouvoir extraire des ressources. Cela donne aux États-Unis l’opportunité de défendre la justice et l’État de droit et de s’opposer à l’influence néfaste de la Chine. »

 

Mais l’élection est terminée et Rajapaksa a perdu. Cela nous amène donc à la deuxième question : pourquoi l’article du NYT intervient-il maintenant ?

 

Pour mieux comprendre le timing, nous pouvons nous référer à la victoire décisive de la nouvelle formation politique de Rajapaksa lors des élections locales de février. Pour rappel, il y a une élection présidentielle et des élections législatives prévues pour 2019 et 2020. Les résultats du scrutin local ont secoué le gouvernement sri-lankais, alliés des Etats-Unis, en montrant où se trouvait désormais le soutien populaire.

 

Le moment choisi pour cet article est également remarquable dans la mesure où il a détourné l’attention des médias d’un scandale de corruption beaucoup plus important et impliquant des personnalités gouvernementales de premier plan. Bien que la corruption soit manifestement au centre des préoccupations du New York Times, le journal US a choisi de s’attarder sur un prétendu pot-de-vin chinois de 7,6 millions de dollars lors des dernières élections, alors que tous les regards se tournent actuellement vers ce que les médias locaux appellent « l’arnaque des obligations ». L’affaire porte sur une somme bien plus importante de 11 milliards Rs. (69 millions de dollars US) qui ont été détournés par des opérations d’initiés impliquant l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Arjuna Mahendran. Ce dernier est accusé d’intervenir dans les adjudications d’obligations au profit de la société Perpetual Treasuries Ltd. (PTL) appartenant à son gendre Arjun Aloysius.

 

Jusqu’à présent, il a été révélé que deux ministres et un membre du parlement ont reçu des chèques de sociétés affiliées à Aloysius ou à PTL. Ces élus auraient utilisé cet argent pour les élections législatives d’août 2015. L’arnaque des obligations avait déjà fait la manchette à ce moment-là, et leurs affirmations selon lesquelles « ils ne savaient pas » d’où l’argent provenait sonnaient faux. Les médias ont naturellement eu de quoi s’en donner à cœur joie avec ces révélations tapageuses. Mais après la divulgation de l’enquête du NYT, les journalistes ont cessé de ternir les différents députés à la jambe pour leur demander, tous micros tendus, s’ils « avaient pris l’argent de PTL ».

 

À la suite de ces récentes révélations et autres allégations, l’enjeu dont doivent vraiment se préoccuper les Sri-Lankais est l’urgent besoin de lois pour réglementer le financement des campagnes électorales. Les politiciens qui ont bénéficié des largesses de PTL ont fait remarquer que l’acceptation des dons est « OK », qu’il est « normal » que les hommes d’affaires soutiennent les campagnes électorales, que « personne ne dépense son propre argent », etc. Ni l’enjeu du trafic d’influence local, ni le risque d’ingérence étrangère dans un paysage non réglementé n’ont été abordés.

 

Le problème tient en partie au fait que les politiciens sri-lankais de toutes les allégeances et des principaux partis traditionnels se contentent de maintenir ce paysage non réglementé en matière de financement des campagnes. Cela pourrait notamment expliquer pourquoi aucun parti ne manifeste le désir de poursuivre ses adversaires sur cette question particulière. Au-delà de l’arnaque des obligations, qui est maintenant devant les tribunaux, il existe au moins une demande d’enquête sur le financement d’élections soumise à la commission de la corruption.

 

Le dossier porte sur un montant de 60 millions de roupies (376.000 dollars US) remis en 2001 par un homme d’affaires à un haut responsable de l’UNP. Celui qui a demandé une enquête, l’ancien ministre d’Etat Rajiva Wijesinha, estime que l’argent a servi à « corrompre le gouvernement que le président Kumaratunga avait constitué à la suite des élections de 2000 ».

 

Compte tenu des enjeux importants liés à la lutte d’influence des grandes puissances dans la région, des pots-de-vin d’ordre beaucoup plus élevés pourraient être proposés dans les années à venir. Le vide laissé par l’absence de lois adéquates menace non seulement l’intégrité des élections au Sri Lanka, mais aussi son intérêt national. En attendant, alors que les élections se rapprochent, nous pouvons nous attendre à plus de reportages de médias occidentaux sur comment le Sri Lanka fait raquer la Chine.

 

Article paru dans une version modifiée en anglais sur le site Dailly Mirror 

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Source: Investig’Action

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