Helen Caldicott: “Nous n’avons jamais été aussi près de la catastrophe nucléaire”

Cette entrevue a eu lieu le 25 janvier 2023, un jour après que le Bulletin of the Atomic Scientists ait avancé les aiguilles de « l’horloge de la fin du monde » à 90 secondes avant minuit, en grande partie à cause des développements de la crise en Ukraine. La Dr Helen Caldicott, militante pacifiste et écologiste australienne, a évoqué la menace extrême et imminente d’un holocauste nucléaire en raison d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie en Ukraine. Elle a également abordé les annonces du Département de l’Énergie des États-Unis sur une « réaction nucléaire contrôlée ». Elle définit aussi la relation entre l’industrie de l’énergie nucléaire et les armes nucléaires.

Caldicott est l’auteure de nombreux livres et est récipiendaire d’au moins 12 doctorats honorifiques. Elle a été nommée pour le prix Nobel par le physicien Linus Pauling. Et le Smithsonian, célèbre institut de recherche scientifique, l’a désignée comme l’une des femmes les plus influentes du XXe siècle. Ses prises de parole publiques décrivant les horreurs de la guerre nucléaire d’un point de vue médical ont soulevé la conscience de toute une génération.

Caldicott pense que le spectre de la destruction de toute vie sur la planète s’est éloigné de la conscience publique, rendant l’apocalypse plus probable. Comme l´indique le titre de son récent livre, nous allons « en somnambules vers  l´Apocalypse ».

 

Steve Taylor : Le Bulletin of the Atomic Scientists a récemment réglé l’Horloge de la Fin du Monde à minuit moins 90 secondes.  Qu’est-ce que l’Horloge de la Fin du Monde[1] et pourquoi indique-t-elle  maintenant  90 secondes avant minuit ?

Helen Caldicott : Depuis un an, il était minuit moins 100 secondes, ce qui était déjà le moment  le plus proche jamais atteint. Chaque année, ses concepteurs remettent l’horloge à l’heure en fonction des problèmes internationaux, des menaces nucléaires. Quatre-vingt-dix secondes avant minuit – je ne pense pas que ce soit assez proche ; on est plus près que ça. Je mettrais l´aiguille à 20 secondes de minuit. Je pense que nous sommes dans une position absolument odieuse, où une guerre nucléaire pourrait se produire ce soir, par accident ou à dessein. En fait, il est très clair pour moi que les États-Unis vont entrer en guerre avec la Russie. Et cela signifie, presque certainement, une guerre nucléaire – autrement dit, la fin de presque toute vie sur Terre.

Voyez-vous des similitudes avec la crise des missiles cubains de 1962 ?

Oui. J’ai rencontré celui qui était le Secrétaire à la Défense de John F. Kennedy, Robert McNamara, plus tard dans sa vie. Il était dans le Bureau ovale au moment de la crise des missiles cubains. Il m’a dit un jour : « Helen, nous sommes passés si près de la guerre nucléaire – trois minutes. Trois minutes ». Nous sommes dans une situation similaire maintenant.

Donc à l’époque, comme on le sait, le monde a retenu son souffle pendant la crise des missiles.

Oh, nous étions terrifiés. Terrifiés, absolument terrifiés.

Cela ne semble pas être le cas aujourd’hui.

Aujourd’hui, le public et les décideurs ne sont pas suffisamment informés de ce que cela signifie réellement : que les conséquences seraient si stupéfiantes  et si horribles. C’est très surprenant. En juillet 2022, la ville de New York a publié un message d’intérêt public hypothétique, sous la forme d´un  vidéo. Il montre une femme dans la rue, et elle dit que les bombes arrivent, et que ce sera une guerre nucléaire. Le message explique comment réagir : allez à l’intérieur, ne pas vous tenir près des fenêtres, vous restez  au centre de la pièce et tout ira bien. C’est absolument absurde.

C’est ce contre quoi vous vous battiez dans les années 70 et 80 : cette idée qu´il est possible de survivre à ‘une guerre nucléaire.

Oui. Il y avait un responsable américain de la défense appelé T.K. Jones qui aurait dit :« Ne vous inquiétez pas; s’il y a assez de pelles pour tout le monde, on s´en sortira».  Et son plan était que si les bombes arrivent et qu’elles mettent une demi-heure à nous atteindre, vous sortez votre bonne vieille pelle. Vous creusez un trou. Vous vous mettez dans le trou, quelqu’un met deux planches par-dessus, puis empile de la terre. Ce que je veux dire, c´est qu´ils  avaient des plans. Mais le problème, c’est que toute l’évolution sera détruite. Sommes-nous  la seule vie qui compte dans  l’univers ? Avez-vous déjà observé la structure d’une simple cellule, ou la beauté des oiseaux ou d’une rose ? La question que je pose, c´est quelle responsabilité avons-nous ?

Pendant la crise des missiles cubains, les États-Unis ne voulaient pas que des missiles soient pointés vers eux depuis Cuba, et l’Union soviétique ne voulait pas que des missiles soient pointés vers eux depuis la Turquie. Voyez-vous des similitudes avec le conflit en Ukraine ?

Oh, bien sûr. Les États-Unis ont des armes nucléaires dans les pays européens, toutes prêtes à aller atterrir sur la Russie. Comment pensez-vous que la Russie se sent – sans être un peu paranoïaque ? Imaginez que  le Pacte de Varsovie[2] s´étendait au Canada, tout le long de la frontière nord des États-Unis, et plaçait des missiles tout le long de cette frontière. Que feraient les États-Unis ? Ils feraient probablement exploser la planète comme ils ont  failli le faire pendant la crise des missiles cubains. Cette façon de penser – cette incapacité à nous mettre dans l’esprit du peuple russe – est si  extraordinairement unilatérale.

Pensez-vous que nous sommes plus exposés au risque de guerre nucléaire maintenant que nous ne l’étions pendant la guerre froide ?

Oui. Nous sommes plus proches de la guerre nucléaire que nous ne l’avons jamais été. Et c’est ce qu’indiquait le Bulletin of the Atomic Scientists en déplaçant l’horloge à 90 secondes avant minuit.

Vous semble-t-il que les dirigeants politiques sont maintenant plus désinvoltes envers le conflit  nucléaire ?

Oui, parce qu’ils n’ont pas compris ce que signifierait vraiment une guerre nucléaire. Et le Pentagone est dirigé par ces désinvoltes, des effrontés qui gagnent des millions en vendant des armes. La quasi-totalité du budget américain va aux meurtres et aux massacres, plutôt qu’aux soins de santé,  à l’éducation ou aux enfants du Yémen qui sont des millions à mourir de faim. Nous avons l’argent pour tout réparer sur Terre, et aussi pour alimenter le monde avec des énergies renouvelables. L’argent est là. Mais il est investi dans le meurtre et dans le massacre au détriment  de la vie.

Vous avez mentionné l’énergie. Le ministère US de l’Énergie a annoncé une soi-disant percée dans la fusion nucléaire. Que pensez-vous des affirmations selon lesquelles la fusion pourrait être notre avenir énergétique ?

Cette technologie ne faisait pas partie d’une recherche énergétique. Elle  faisait partie d’un programme d’armes nucléaires appelé Stockpile Stewardship Program. C’est inadéquat. Cette technique a produit une énorme quantité de déchets radioactifs et très peu d’énergie. Elle ne sera jamais utilisée pour subvenir aux besoins énergétiques mondiaux de l’humanité.

Pourriez-vous nous parler un peu de l’histoire du Lawrence Livermore National Laboratory en Californie, où les scientifiques ont développé cette technologie de fusion ?

Le Lawrence Livermore Laboratory est l’endroit où les premières bombes à hydrogène ont été développées. Il a été créé en 1952 par Edward Teller, un homme mauvais.

Il y a cette promotion de l’énergie nucléaire comme alternative verte. L’industrie de l’énergie nucléaire est-elle liée aux armes nucléaires ?

Bien sûr. Dans les années 60, quand les gens avaient une peur bleue des armes nucléaires, il y avait un psychologue du Pentagone qui a dit en substance : écoutez, si nous avons l’énergie nucléaire pacifique, cela atténuera la peur des gens.

En 1992, à la fin de votre livre «Si cette Planète vous tient à cœur» ,  vous avez écrit : « L’espoir pour la Terre ne repose pas sur les dirigeants, mais sur votre cœur et votre âme. Si vous décidez de sauver la Terre, elle sera sauvée. Chaque personne peut être aussi puissante que la personne la plus puissante qui ait jamais vécu – et cette personne c’est vous, si vous aimez cette planète». Vous en tenez-vous toujours à cela ?

Si nous reconnaissons l’horrible réalité qu’il existe une menace extrême et imminente de guerre nucléaire, c’est comme si on nous disait qu’en tant que planète, nous avons une maladie en phase terminale. Si nous avons suffisamment peur, chacun de nous peut sauver la planète. Mais nous devons être très forts et déterminés.

 

Steve Taylor est attaché de presse pour Global Justice Ecology Project et animateur du podcast Breaking Green. Ayant débuté sa militance environnementale dans les années 1990 en s´opposant aux coupes à blanc dans la forêt nationale de Shawnee, Taylor a reçu le prix Leo et Kay Drey pour le leadership de la Missouri Coalition for the Environment pour son travail en tant que cofondateur du Times Beach Action Group.

 

Source originale: Counter Punch

Traduit de l’anglais par N. Garcia pour Investig’Action

 

Notes:

[1] L’horloge de la fin du monde ou horloge de l’Apocalypse (Doomsday Clock en anglais) est une horloge conceptuelle créée en 1947, peu de temps après le début de la guerre froide, et mise à jour régulièrement depuis par les directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’université de Chicago, sur laquelle « minuit » représente la fin du monde, l’apocalypse (Wikipedia)

[2] Le Pacte de Varsovie était une alliance militaire regroupant l’Union soviétique et des pays d’Europe de l’Est pour répondre à l’OTAN. Cette alliance a été dissoute en 1991.

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