En Israël, les Druzes doivent faire face au fait que certains sont bien plus égaux que d’autres

Voici une énigme : quand une campagne pour l’égalité ne concerne-t-elle pas vraiment l’égalité?  Apparemment, c’est quand ca se passe en Israël. Au début du mois, des dizaines de milliers de citoyens palestiniens israéliens –appartenant à la secte religieuse druze – ont manifesté au square Rabin au centre de Tel Aviv. Ils ont été rejoints par un grand nombre  de juifs israéliens, incluant d’anciens officiers supérieurs de sécurité ainsi que  deux des plus grands partis centre-gauche de  l’opposition parlementaire, « Zionist Union » et « Yesh Atid ».

Ils ont tous exprimé leur indignation face à la nouvelle Loi Fondamentale de l’Etat-Nation qui donne un appui constitutionnel au principe qu’en Israël, tous les juifs du monde jouissent d’un statut privilégié non accordé aux non-juifs natifs du pays. Cette Loi Fondamentale a aussi rétrogradé  la langue arabe – langue maternelle de  plus de la moitié de la population israélienne – de l’ancien statut de langue officielle.

La foule scandait “Egalité! Egalité!” et demandait instamment l’abrogation d’une loi accusée par des groupes de juristes de formaliser en Israël, un système d’apartheid.

Une semaine après, le samedi soir, des dizaines de milliers de musulmans et de chrétiens – qui font partie des 1.8 millions de minorité palestinienne – ont organisé leur propre manifestation à Tel Aviv au même lieu et à la même heure. Ils ont aussi réclamé  l’égalité et l’abrogation de la loi. Et cette fois-ci, il s’avère que  seulement quelques Israéliens seulement  les ont soutenus alors que les partis « Zionist Union » et « Yesh Atid » ont boycotté l’événement.

Que s’est-il passé? Quelle était la différence entre la première et la seconde manifestation?

Les illusions des Druzes

Les réactions nettement contrastées des juifs israéliens vis à  vis des deux manifestations a mis en évidence plusieurs choses : l’hypocrisie de la soi-disant  gauche israélienne qui se targue de croire en l’égalité ; une méconnaissance généralisée par la plupart des étrangers de ce qu’un Etat juif implique ; et l’illusion de la communauté Druze qui pense que  l’égalité lui est « due »  par  un Etat juif  autoproclamé.  

Commençons dans l’ordre inverse.

Les Druzes sont révoltés par la loi fondamentale parce que la plupart d’entre eux croient qu’ils ont prouvé leur « loyauté » à Israël – un concept qui leur a été  imposé par l‘Etat  – à cause de leurs services au sein de l’armée israélienne.

Peu après la création d’Israël sur les ruines des territoires palestiniens, les leaders druzes ont été obligés de signer un accord. La petite minorité – moins de deux pourcent de la population israélienne – s’est engagée à trois ans d’enrôlement.

Les juifs israéliens tiennent à présenter les Druzes comme une preuve que des patriotes non-juifs pouvaient être des « frères de sang » des juifs. Ils prétendent que les Druzes sont une preuve qu’un Etat juif est non raciste, contrairement à ce qui les caractérisait depuis des années par l’Assemblé Générale des Nations-Unis, alors qu’un nombre grandissant d’experts a conclu qu’il était de nature apartheid.

Bien sûr, nous devons reconnaitre qu’il y a un problème – du moins pour un Etat qui prétend être une démocratie libérale occidentale – dans le fait de conditionner les droits des citoyens à la preuve de leur  « loyauté ». Mais mettons, pour l’instant, de côté ce problème.

Diviser pour régner

La perception du public juif israélien que les Druzes jouissent en Israël d’une égalité de statut  a toujours fait l’objet d’un aveuglement.  Israël a sélectionné les Druzes pour servir dans l’armée non pas parce qu’ils étaient « loyaux » mais parce que les responsables voulaient les exploiter dans le cadre d’une stratégie cynique «  diviser pour régner ».

Après la campagne inachevée de nettoyage ethnique de 1948, qui a laissé un petit nombre de Palestiniens au sein du nouvel Etat juif, les responsables israéliens espéraient fomenter une suspicion et une discorde interne parmi le reste de la population native. Ils prévoyaient d’opposer les sectes minoritaires des palestiniens druzes et chrétiens contre la secte, plus importante, des palestiniens musulmans.

Israël  était capable d’armer lourdement la vulnérable minorité Druze parce que leur dirigeants religieux  étaient isolés et assimilables.

Israël  a tenté une stratégie similaire avec les chrétiens comme l’a noté l’historien israélien Hillel Cohen. Le plan a échoué pour deux raisons, parce que d’une part il était difficile de s’assurer l’obtention d’une réponse commune des leaders de la douzaine de confessions chrétiennes hétérogènes et d’autre part parce que la communauté chrétienne locale préférait renforcer ses liens avec les églises à l’étranger  plutôt que devenir dépendante de l’armée israélienne.

Cependant, Israël  n’a toujours pas abandonné cet objectif à long terme. De même que les autorités ont transformés  les « Druzes » palestiniens, d’une religion à une nationalité afin de cultiver la « loyauté », l’état a encouragé avec plus ou moins de succès  les chrétiens palestiniens à se considérer  comme une nation à part, qualifié de nation « Araméenne» en référence à la langue de Jésus.

Considéré sous un autre angle, Israël n’a jamais eu l’intention de savoir si la population musulmane voulait être loyale à l’Etat israélien ou pas. Il n’y a jamais eu de scénario plausible dans lequel l’armée israélienne allait entrainer et armer les 80% des Palestiniens qui constituaient la communauté musulmane. Ils n’auraient jamais été autorisés  à s’approcher des rouages de la machine militaire israélienne.

Bref, les Druzes sont “loyaux” à Israël uniquement parce qu’Israël avait besoin que les musulmans soient “déloyaux”.

Démolitions et discrimination

Cependant l’illusion est plus profonde. Si Israël  a réellement établi l’équité citoyenne conditionnée par la « loyauté », tel qu’il le prétend, les communautés druzes auraient dû être traitées de la même manière que les juives. En fait, on pourrait dire, qu’ils devraient être mieux traités. Les druzes ont un plus grand taux d’enrôlement que la société juive, et proportionnellement ils sont plus nombreux  à prendre part aux combats, et donc ont plus de risque d’être tués.

En réalité, c’est seulement un petit nombre de druzes qui ont été autorisés à réussir, et encore, à titre individuel seulement. Les médias israéliens aiment proclamer les victoires d’Amal Asad, un général Druze à la retraite qui a mené les manifestations de la communauté pour l’égalité, ou écrire les titres sur la première femme druze Juge ou  journaliste, ou le premier officier druze en charge de la gestion de l’occupation.

Par contre, pour la vaste majorité des hommes druzes, le service militaire les forme à devenir de la chaire à canon dans l’industrie de la sécurité israélienne, travaillant comme des agents de sécurité dans les centres commerciaux ou comme des policiers subalternes ou des gardiens de prisons.

Ils ne peuvent espérer plus, après une enfance passée dans un système d’éducation  où règne la ségrégation contre les Druzes. Historiquement, les taux de diplômés sont bas, même comparés aux lugubres standards dans les écoles d’Etats pour le reste des minorités palestiniennes.

La situation est bien pire s’il on considère la communauté druze dans son ensemble plutôt que les Druzes pris individuellement.

Dalia Halabi, une analyste druze, note que malgré la “loyauté” de la communauté, l’éEtat israélien a saisi 70 pourcent des terres druzes- comme ils ont fait avec le reste des minorités palestiniennes- afin de construire de nouvelles colonies réservées aux juifs. Des habitations de druzes ont été démolies tandis que des habitations construites par des colons juifs ont été rétroactivement régularisées, en violation de la loi israélienne concernant les terres privées palestiniennes de Cisjordanie.

Aujourd’hui, les villages druzes sont des ghettos surpeuplés et sous-financés comme ceux des chrétiens ou des musulmans. Il n’y a pas eu de récompense évidente pour la « loyauté » des communautés Druzes.

Glorification de l’apartheid

Concernant leurs droits, les Druzes se sont leurrés, mais ils sont loin d’être les seuls. La plupart des débats – et indignations – concernant la Loi Fondamentale en dehors d’Israël ont été complètement insensés.

Dans la  pratique, la législation a très peu changée. Ceux qui craignent, particulièrement les juifs libéraux des USA et d’Europe, que la nouvelle loi de l’Etat-nation change Israël ne comprennent pas ce qu’était déjà Israël avant. Le crime commis par le Premier ministre Benjamin Netanyahu et l’extrême droite, n’est pas d’avoir introduit l’inégalité et l’apartheid; c’est plutôt celui d’avoir attiré l’attention sur la situation existante d’apartheid. Ils lui ont donné un statut constitutionnel. Ils ont sorti l’apartheid de l’ombre et l’on glorifié.

Cette Loi Fondamentale a été élaborée dans un processus qui a duré une dizaine d’année. Au cours de cette période, les partis sionistes centre-gauche qui appellent à l’égalité ne se sont pas opposés à la loi proposée parce qu’elle allait changer les choses, mais parce qu’ils la considéraient « inutile» et «superflue». Ce que la Loi Fondamental codifiait avait déjà existé depuis la création d’Israël.

Dans une récente interview, Yariv Levin, le ministre du Tourisme et confident de Netanyahu, l’a clairement dit. Il a expliqué qu’une des raisons les plus importantes pour que l’égalité ne soit pas inscrite dans la nouvelle Loi résulte du fait qu’elle rentrerait en conflit avec la loi de 1950 sur le droit du Retour.  Le texte législatif fonde ainsi le nouvel Etat sur les propriétés collectives pour tous les juifs, même ceux de la diaspora, et non  pour  les citoyens (qui comptent  un cinquième de Palestiniens).

Ayant refusé en 1948  à la majorité des Palestiniens le droit de retour dans leur maisons dont ils venaient d’être expulsés,  les autorités israéliennes ont adoptés la Loi sur le Retour pour permettre à tous les juifs du monde de venir s’installer a leur place sur leurs terres.

Inégalitaire dès le départ

Souvenons- nous, que Netanyahu n’a pas élaboré la Loi du Retour.  C’était l’invention du père fondateur d’Israël, David Ben-Gurion et de son parti Ouvrier soi-disant socialiste.

Conformément à la Loi du Retour, la Cour Suprême “libérale” est d’avis qu’il n’y a pas de « nationi » mais seulement une « nation juive » mondiale qui a automatiquement droit à la nationalité israélienne. Cette approche ethnique de la « nationalité » confère aux juifs  toute sorte de droits refusés aux citoyens palestiniens. Une base de données du groupe juridique Adalah répertorie près de 70 de ces droits.

Selon la « Déclaration d’indépendance », le document fondateur de l’Etat élaboré en 1948, le prétendu foyer  ancestral de la nation juive est la « Terre d’Israël » et non « l’Etat d’Israël ». Le terme, repris dans la Loi Fondamentale, évoque de vagues liens bibliques qui incluent des parties d’Etats voisins et plus particulièrement les territoires palestiniens occupés.

De même, la clause dans la nouvelle Loi Fondamentale encourageant les juifs à s’implanter sur les territoires n’a pas été inventée par l’extrême droite israélienne. Il y a longtemps, la vénérable génération qui a fondé Israël a évoqué l’idée de « la terre sans peuple » pour justifier la colonisation juive qui fera « fleurir le désert ».

C’est Ben-Gurion et son mouvement socialiste « civilisateur » des kibboutzim qui a établi les « comités d’admission » afin de superviser les centaines de communautés à travers Israël pour s’assurer que les citoyens palestiniens, qu’ils soient druzes, chrétiens ou musulmans,  n’y seront jamais admis. Alors que 93 pourcent des terres israéliennes étaient réservées à la « nation juive » – pour les juifs du monde entier- les citoyens palestiniens étaient confinés dans un peu plus de deux pourcents du territoire qui était autrefois leur patrie.

L’hypocrisie de la gauche israélienne

Mais si les druzes et les étrangers se sont laissés trompé,  les maîtres de l’auto-illusion sont la population juive israélienne, et plus particulièrement ses composantes gauche et centre, qui épaulent  actuellement les druzes.

Bizarrement, vu leurs appels enflammés pour l’égalité pour tous les citoyens, ces mêmes juifs israéliens ont longtemps occulté les seuls partis politiques au parlement israélien dont les programmes s’engageaient en faveur de l’égalité. En fait, non seulement ils ont ignoré ces partis, mais ils les ont accusé de sédition à cause de leur programmes pour l’égalité.

C’est le parti Balad, de retour fin des années 90, qui a le premier rendu populaire le slogan que Israël devrait devenir un « Etat pour tous les citoyens » – un Etat où tous les citoyens sont égaux en droit. Mais ce parti géré par des citoyens palestiniens a été marginalisé  par presque tous les juifs israéliens.

Plus tard, en 2006, les responsables palestiniens ont produit un document, « Vision d’avenir », qui appelait Israël à devenir une « démocratie consensuelle». Quelle a été la réponse d’Israël ? Ses services de renseignements – dirigés par des responsables qui se sont  maintenant associés aux revendications des druzes pour l’égalité-  ont  qualifié la Future Vision de “subversion”.

Azmi Bishara, un professeur de philosophie palestinien chrétien et leader de Balad, a été contraint à l’exil, accusé de trahison. Les juifs israéliens, de gauche comme de droite, ont applaudi cette campagne de diffamation et d’incitation à la haine.

Tout cela s’est passé avant que Netanyahu ne soit à la tête de sa propre succession à l’aile droite du gouvernement depuis 2009. C’était le centre gauche, en apparence aujourd’hui si sensible aux principes de l’égalité et de la démocratie, qui a poussé dans l’ombre les campagnes des partis palestiniens pour la réforme démocratique.

Soulignons l’hypocrisie des partis « Zionist Union » et « Yesh Atid »,  aujourd’hui soutenant la campagne des druzes pour l’égalité, qui sont restés muets deux mois auparavant quand le parlement israélien dans un élan «  très inhabituel » a disqualifié la soumission de Balad  d’une proposition de  loi pour un Etat pour tous les citoyens du pays.

Ce serait rassurant de penser que nous assistons à un début de prise de conscience des partis israéliens de gauche et du centre, ainsi que d’un pan du public israélien, qui commencent à reconsidérer leur révoltant ancien antilibéralisme. Mais malheureusement, toutes les preuves indiquent le contraire.

Un état de déni

Les juifs israéliens qui ont soutenus les druzes lors de la manifestation du 4 août, ne l’on pas fait parce qu’ils croient en l’égalité et à la démocratie libérale, mais parce qu’ils veulent que leur ethnocratie – un état ethnique privilégiant les juifs-  continue à se faire passer pour une démocratie libérale. Les juifs israéliens se sont alliés aux druzes seulement dans la mesure où il est nécessaire de maintenir cette illusion.

En attendant, presque toute la population juive israélienne a mis au ban le reste de la minorité palestinienne parce que leurs demandes d’une égalité réelle les forcerait à sortir de leur état de déni. C’est pourquoi les sondages montrent que plus de la moitié des juifs israéliens expriment leur sympathie pour la lutte des druzes pour l’égalité, alors que presque personne n’est prêt à soutenir le reste de la minorité palestinienne quand elle fait la même demande.

 

Le 11 août 2018, dans la ville côtière de Tel Aviv, une bannière géante représentant le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu sur laquelle est inscrit : « Ministre du Crime », est étendu sur le sol par les arabes israéliens et leurs supporters pour protester contre ‘la loi de ‘Etat-Nation juif’ / AFP PHOTO / Ahmad GHARABLI

Lors de la manifestation du 11 août à Tel Aviv, il était inscrit sur une bannière représentant le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu : « Ministre du Crime » (AFP).

Il y a dix ans, l’homme politique d’extrême droite Avigdor Lieberman, actuellement ministre de la Défense, avait commencé sa campagne sur le slogan « pas de citoyenneté sans loyauté ». Il menaçait de retirer la citoyenneté à la minorité palestinienne, à moins qu’elle ne commence à prouver sa loyauté en devenant sioniste et en servant dans l’armée.

Le programme politique de Lieberman s’est heurté à un obstacle de taille. Selon le droit international, les Etats ne peuvent laisser un pan entier de leur population apatride en révoquant leur citoyenneté. Mais comme ces derniers événements le prouvent, les efforts de Lieberman ont néanmoins porté leurs fruits.

Par leur soutien à l’égalité très circonscrite, aux druzes mais pas aux autres citoyens palestiniens, les juifs israéliens ont clairement exprimé leur acceptation inconditionnelle de ce que la « loyauté » entraine.

Les citoyens israéliens ne sont pas sensés être loyaux à un principe démocratique ni aux droits humains universels ni même au bien-être de leur compatriotes. En Israël, les citoyens « loyaux » doivent d’abord s’incliner devant la judéité de l’Etat et défendre les valeurs  de la suprématie juive même si cela signifiait leur propre avilissement permanent.

 

Source originale: Middle East Eye

Traduit de l’anglais par M.T. pour Investig’Action

Source: Investig’Action

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