Education aux médias et théories du complot: des capsules difficiles à avaler

Le centre de ressources en communication et éducation aux médias en Communauté Française de Belgique a créé 14 capsules vidéo destinées à aider les enseignants dans l’éducation aux médias et aux théories du complot. Pensant y trouver une abondante documentation, j’ai très vite abandonné l’idée d’utiliser cet outil.

 

Vocabulaire et définitions

On commence, dans la première capsule, par affirmer que les théories du complot remettent en cause les thèses officielles, dénoncent la manipulation de l’actualité, que pour les complotistes rien n’est dû au hasard, qu’ils pratiquent l’accumulation d’arguments et que, pour eux, les autres sont naïfs. Bon, très bien, mais justement, les thèses officielles ne sont pas toujours très fiables, la manipulation médiatique est une réalité et il faudrait vraiment être très naïf pour croire que quelque chose est vrai « puisqu’on l’a lu dans le journal ». Trouver des arguments me semble par ailleurs indispensable quand on développe une analyse. Présenter les théories du complot de cette manière risque de faire cataloguer comme complotiste toute personne qui se pose des questions et remet en cause la pensée unique. On est très loin d’une critique objective. C’est plutôt mal parti. 

 

La deuxième capsule met en garde contre les rumeurs et joue sur le vocabulaire. Par exemple, une « rumeur » expliquerait que les pommes sont moins riches en vitamines que dans les années 1950. Malheureusement pour les créateurs de la capsule 2, cette rumeur se trouve dans un article du Nouvel Obs, qui cite une étude du Worldwatch Institute (1). Bon, donc, leur rumeur ne serait pas une rumeur, mais proviendrait d’un article (imprécis, faux ou exact, je ne sais pas). Cette histoire de pommes me fait douter de la pertinence de l’outil pédagogique, mais, soit, je continue. Un peu plus loin, on me dit que le déclenchement de la guerre d’Irak, en 2003, était dû à un vilain mensonge, une manipulation de l’opinion publique sur les armes de destruction massives présentes en Irak. Une politique agressive qui essaie de s’imposer par le mensonge pour renverser un ancien allié, c’est bien un complot ! Mais non, c’est parait-il une manipulation médiatique. On joue sur les mots ? Je ne vois pas comment je pourrais présenter cela à mes élèves, surtout ceux qui sont réfugiés irakiens ou syriens. Vu le nombre de morts provoqués par la guerre d’Irak, j’estime qu’on frôle l’indécence et je renonce à la capsule 2.

 

Histoire et analyses

Dans la 3e capsule, j’apprends que certains services de l’armée américaine, par leur incompétence, ont généré des thèses complotistes autour des OVNIS, durant la période de la guerre froide. Cela me semble indigne d’un cours sérieux, je passe aussi. La capsule 4 revient sur les mécanismes des théories du complot « les intérêts cachés, les vrais responsables ne sont pas ceux qu’on dit… ». Or, justement, dans les médias, on parle pour l’essentiel des faits, souvent sans les remettre dans leur contexte historique et sans analyser les intérêts économiques et géostratégiques qui s’y rattachent. J’aimerais justement attirer l’attention de mes élèves sur ces manques et les inciter à se documenter. Je passe donc aussi la capsule 4.

 

La capsule 5 m’a franchement fait rire : l’historique des théories du complot passerait par les procès des sorcières « complotistes » au moyen-âge. C’est une interprétation très originale de l’histoire, mais qui me semble passablement farfelue. Il est intéressant de noter que ces procès étaient instruits par le pouvoir en place et l’Église, mais cela n’est pas expliqué. Ces procès ont commencé après la reconquista espagnole, à la fin du moyen âge pour atteindre leur apogée bien après le moyen-âge. L’histoire ne semble pas entrer dans les principales compétences des auteurs des capsules. Ensuite, on passe aux illuminatis et à l’affaire de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, 35e président des USA. Selon les enquêtes officielles, Lee Harvey Oswald a assassiné le président. Une deuxième enquête (2) mandatée par la Chambre des représentants a conclu en 1979 qu’il y a eu au moins deux tireurs, donc conspiration. Les historiens amateurs de la capsule 5 semblent tout ignorer de cette deuxième enquête. L’histoire des théories du complot parait bien maigre alors qu’il y a tant de choses à dire sur les complots dans l’histoire. Je ne peux donc pas non plus utiliser la capsule 5.

 

Encore le monde musulman

La capsule 6 risque de vexer mes élèves d’origine musulmane. Il y est dit que les théories d’un complot juif sont nombreuses dans le monde musulman. Pour illustration ? Une série égyptienne à succès, largement diffusée, se base sur les protocoles des sages de Sion. Il ne faudrait tout de même pas oublier que ces mêmes protocoles sont une invention russe et que les plus grands massacres de juifs ont eu lieu en Europe. De plus, en appeler à une série de fiction comme témoignage est aussi ridicule que si on se basait sur « The walking dead » pour affirmer que les Américains sont nombreux à croire aux zombies. Enfin, parler du monde musulman comme un tout homogène est une erreur grossière. Depuis la Guinée en Afrique jusqu’aux Philippines en Asie, on est toujours dans le monde musulman. Le terme est non seulement mal choisi, mais aussi sensible (la version écrite du texte des capsules mentionne « monde arabe » plutôt que « monde musulman », ce qui témoigne de la rigueur très approximative de ces réalisations). Enfin, comment peut-on montrer cela à des réfugiés palestiniens à qui on sert depuis des années que la Palestine est « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » afin de justifier une occupation violente. Je passe donc.

 

Esprit critique des jeunes

La capsule 7 me parle du contrôle éditorial des grands médias et me les présente comme sans doute plus fiables que les médias alternatifs. « On devrait peut-être parfois pouvoir faire confiance », explique le narrateur. C’est contradictoire d’expliquer, plus haut, la guerre d’Irak par la manipulation médiatique et ensuite d’en appeler à la confiance. On devrait au contraire se poser la question de la justification des guerres par la manipulation médiatique. Les exemples sont assez nombreux pour qu’on ne fasse justement pas confiance. Enfin, c’est de l’esprit critique que je souhaite construire avec mes élèves. Il s’agit de les amener à pouvoir penser par eux-mêmes en étant bien informés, en faire des citoyens responsables.

 

La capsule 8 oppose la neutralité et le militantisme. La neutralité existe-t-elle ? Le militantisme doit-il être suspect ? Parler d’objectivité et amener mes élèves à se poser les bonnes questions me semble plus approprié pour savoir quels sont les buts poursuivis par les auteurs d’une information. Je commence à fatiguer et les auteurs des capsules aussi puisqu’ils reprennent jusqu’à la dernière capsule les mêmes thèmes : l’affaire JFK, on a marché sur la lune, le complot juif… Dans la capsule 13, on revient sur le dernier thème du complot juif. Il y est dit que : « Le président iranien Ahmadinejad a utilisé le complot juif pour justifier une politique agressive envers Israël ». Impossible à nouveau de montrer cela. D’abord parce que les juifs iraniens sont représentés dans leur gouvernement, comme les autres minorités du pays, dont les chrétiens. Ils jouissent de la liberté de culte, leurs écoles et d’autres institutions juives sont subventionnées par l’état. Ahmadinejad n’a jamais envoyé de missile ou de bombe sur Israël durant sa présidence. Son langage agressif visait le gouvernement israélien et non « les juifs ». Par contre, quasi au même moment, on a assisté à l’opération « plomb durci » en 2008, « pilier de défense » en 2012, « bordure protectrice » en 2014. On meurt à petit feu à Gaza et les jeunes s’en indignent. Ces accusations d’agressivité à géométrie variable sont perçues par les jeunes, à juste titre, comme des injustices, des partis pris et des manipulations. Finalement, ces capsules servent à accuser mes élèves les mieux informés de « complotisme ».

 

En terminant la série des capsules, j’hésite entre indignation, dégout et colère.

Sans compter que tout cela est bête à pleurer.

 

SOURCE: Investig’Action

 

NOTES:

 

(1) organisation de recherche environnementale qui publie chaque année un État du monde

 

(2) Il fallut attendre 1976 pour que le Congrès américain, à la suite des révélations relatives à des activités illégales de la CIA (dont des tentatives d’assassinat sur des dirigeants étrangers), décide de créer un comité chargé d’enquêter sur les assassinats de John Fitzgerald Kennedy et de Martin Luther King.

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