Échec et mat en Ukraine

Sans surprise, les États-Unis ont balayé les demandes de garantie en matière de sécurité qu’exigeait la Russie. Mais Moscou a fait négocier le tout par écrit. Ancien officier du renseignement des Marines ayant servi en Union soviétique, Scott Ritter y voit un piège que ni Washington ni l’OTAN ne semblent avoir compris. Selon lui, la Russie place ses pièces en vue d’un échec et mat qui accentuera davantage les fractures au sein de l’OTAN. Explications. (IGA)

En décembre dernier, la Russie a envoyé aux États-Unis et à l’OTAN deux projets de traité. Elle exposait ainsi ses exigences en matière de garanties de sécurité quant à la position de l’OTAN en Europe orientale. Ces demandes ont été formulées dans un climat de tension. Climat alimenté à la fois par un renforcement militaire russe à la frontière ukrainienne et par l’hystérie des États-Unis et de l’OTAN face à ce qu’ils considèrent comme une incursion militaire russe imminente en Ukraine.

Les réponses écrites aux propositions russes sont arrivées le 22 janvier. Comme il fallait s’y attendre, elles n’ont abordé aucune des préoccupations de la Russie, y compris la ligne rouge de l’expansion continue de l’OTAN. Au contraire, les États-Unis et l’alliance atlantique ont énuméré des voies alternatives à l’engagement diplomatique, notamment le contrôle des armements et la limitation des exercices militaires. Et ils présentent désormais la crise en cours comme un choix entre deux options: emprunter l’issue diplomatique qu’ils imposent ou la guerre.

Cependant, la Russie est bien trop sophistiquée pour se laisser mettre en boîte de la sorte. Dans les semaines et les mois à venir, c’est la Russie qui dictera l’issue de cette crise – et ce sera une victoire russe éclatante.

Le renforcement des capacités de la Russie dans ses districts militaires de l’ouest et du sud, ainsi qu’au Belarus, a deux objectifs. L’objectif secondaire tout d’abord est de démontrer, au moment et à l’endroit de son choix, la capacité de la Russie à projeter en Ukraine une puissance militaire suffisante pour vaincre massivement les forces armées ukrainiennes et faire tomber son gouvernement.

Soyons clairs, la Russie n’a jamais menacé d’en arriver là. Elle affirme que le renforcement militaire à la frontière n’est qu’un exercice destiné à lui permettre de répondre à l’expansion agressive des forces de l’OTAN sur son flanc ouest. Selon elle, la confrontation remonte au “péché originel” de l’expansion de l’OTAN.

Les faits historiques confirment cette interprétation : le mantra russe “pas un pouce vers l’est” provient d’une promesse orale faite par l’ancien secrétaire d’État James Baker au président soviétique Mikhaïl Gorbatchev au moment de la réunification allemande. Mais l’objectif de la Russie n’est pas de marquer des points dans le débat. Il s’agit plutôt de renverser la politique et la posture de l’OTAN qu’elle juge nuisibles à sa sécurité nationale.

À cette fin, l’objectif principal du renforcement militaire de la Russie est d’exposer l’impuissance politique, militaire et économique du partenariat États-Unis/OTAN par une série de crises. Des crises indépendantes de toute incursion militaire en Ukraine et pour lesquelles les États-Unis et l’OTAN n’ont pas d’autre réponse viable que de céder à la plupart, sinon à toutes, les demandes de garanties de sécurité de la Russie.

Crier au loup

Le décor de la crise actuelle a été planté au printemps 2021, lorsque la Russie a mobilisé environ 100.000 soldats le long des lignes que l’on peut observer aujourd’hui. Les États-Unis et l’OTAN ont immédiatement entamé une guerre rhétorique. Le but? La gestion de la perception. En utilisant les médias mainstream et les think tanks,  il fallait dresser un tableau faisant ressortir la malfaisance russe et la détermination occidentale.

Une rencontre en tête-à-tête entre le président russe Vladimir Poutine et le président étasunien Joe Biden s’est tenue, et la Russie a fini par retirer ses troupes. Mais pas avant de faire valoir plusieurs points importants : elle a exigé que l’Occident mette l’Ukraine au pied du mur concernant le respect de l’accord de Minsk de 2015. Et après un exercice de “navigation libre” qui a amené un destroyer britannique dans les eaux contestées au large de la Crimée, la Russie a aussi tracé des lignes rouges qu’elle était prête à défendre, par la force si nécessaire.

La Russie a tiré deux leçons de tout cela. Premièrement, que ni les États-Unis ni l’OTAN n’avaient de réponse militaire viable. La supériorité militaire russe dans tout conflit futur avec l’Ukraine était pratiquement assurée. Deuxièmement, la seule réponse que les États-Unis ou l’OTAN pourraient apporter serait axée sur des sanctions économiques. Ce “stress test” a ainsi révélé plusieurs faiblesses critiques que la Russie pourrait exploiter.

Forte de ces informations importantes, la Russie a attendu l’automne dernier pour répéter le test, en mobilisant à nouveau plus de 100.000 soldats près de l’Ukraine et en déployant des dizaines de milliers de troupes d’élite de choc – la First Guards Tank Army – au Belarus. Une fois de plus, la Russie n’a émis aucune menace, déclarant à plusieurs reprises qu’elle effectuait simplement des exercices militaires de routine.

Les États-Unis et l’OTAN, en revanche, ont immédiatement considéré le renforcement des capacités de la Russie comme la preuve de son intention d’envahir l’Ukraine. Malgré les démentis russes et le rejet ukrainien du caractère inévitable de cette issue, les États-Unis et l’OTAN ont basé leur position sur le principe du caractère inviolable de leur politique de la “porte ouverte”: toute nation qualifiée pour devenir membre de l’OTAN doit avoir la possibilité de le devenir.

De son côté, la Russie a fait remarquer que l’expansion de l’OTAN vers l’est a créé un risque inacceptable pour sa sécurité nationale. Elle revendique le droit à une sphère d’influence autour de ses frontières, ce qui implique que toute adhésion à l’OTAN des anciennes républiques soviétiques d’Ukraine ou de Géorgie est considérée comme une menace existentielle qui nécessiterait une réponse “militaro-technique”. C’est ce que dit la Russie dans les deux projets de traités qu’elle a soumis en décembre dernier. En outre, la Russie a exigé que l’OTAN et les États-Unis répondent par écrit.

Carte de la zone tampon établie par l’accord de Minsk 2 en 2015.

 

Mise en place du piège

Avec le recul, l’exigence russe d’une réponse écrite apparait comme un piège, que ni les États-Unis ni l’OTAN ne reconnaissent encore. En rejetant les demandes russes de garanties de sécurité, les États-Unis et l’OTAN se sont enchaînés à une posture définie par leur politique de “porte ouverte” à l’adhésion de l’OTAN. De plus, lorsque la Russie a refusé de retirer ses troupes malgré les menaces de sanctions, les États-Unis et l’OTAN n’ont eu d’autre choix que de passer à la vitesse supérieure. Ils ont ainsi donné l’impression d’une réponse militaire destinée à faire pression sur le flanc oriental de la Russie – même si Washington a clairement indiqué qu’elle ne défendrait pas l’Ukraine contre un assaut russe.

Il en est ressorti, premièrement, que ni les États-Unis ni l’OTAN ne sont en mesure de projeter une puissance militaire significative, même à l’intérieur des frontières de l’OTAN. Mettre 8.500 soldats US en état d’alerte pour un déploiement potentiel en Europe, c’est comme apporter un tuyau d’arrosage pour un immense incendie de forêt.

En outre, menacer d’activer la force de réaction rapide de l’OTAN pour un problème qui n’est pas lié à l’OTAN a créé des fractures au sein de l’alliance atlantique. L’Allemagne s’est montrée hésitante. La République tchèque et la Bulgarie ont interdit à leurs troupes d’être impliquées dans une telle aventure. Quant à la Turquie, elle considère toute la crise ukrainienne comme une conspiration des États-Unis et de l’OTAN visant à contenir les ambitions régionales pour les lier à un conflit avec la Russie.

Ces fractures militaires sont conjuguées à l’hésitation de l’Europe à commettre un suicide économique si elle acceptait des sanctions qui la couperaient de l’énergie russe dont elle a besoin pour survivre. Tout cela a permis à la Russie de tirer trois enseignements principaux : l’OTAN est militairement impuissante ; il n’y a pas d’unanimité au sein de l’OTAN ou de l’Europe sur les sanctions économiques visant la Russie ; et l’OTAN – une organisation fondée sur le consensus – est profondément fracturée sur le plan politique.

Vers un échec et mat

Malgré les cris d’alarme répétés de l’Occident, il est très peu probable que la Russie envahisse l’Ukraine – du moins pas encore. Au contraire, la Russie semble entrer dans une nouvelle phase de gestion de crise qui vise à exploiter les faiblesses de l’alliance États-Unis/OTAN mises en évidence par leurs réponses écrites à ses demandes.

Premièrement, la Russie maintiendra l’option diplomatique ouverte, mais à ses conditions. Moscou s’est déjà engagée dans des pourparlers dits de Normandie impliquant la Russie, la France, le Royaume-Uni et l’Ukraine au sujet de la crise actuelle du Donbass. Lors de la réunion initiale, toutes les parties ont convenu de respecter le cessez-le-feu en vigueur et de se revoir dans 10 jours – soit l’exact opposé d’une invasion imminente de la Russie. Notez l’absence des États-Unis et de l’OTAN à ces pourparlers.

Ensuite, la Russie va brandir la menace de sanctions contre les États-Unis et l’Europe. La Russie a déjà déclaré que son exclusion du système Swift pour les transactions monétaires internationales entraînera l’arrêt immédiat de l’approvisionnement énergétique russe en Europe. La Russie devrait bientôt signer avec la Chine des accords majeurs qui la mettront davantage à l’abri des sanctions économiques. La Chine a clairement indiqué qu’elle soutenait la Russie dans la crise actuelle, reconnaissant que si l’Occident l’emporte sur la Russie, il sera bientôt confronté à une attaque similaire.

Enfin, la Russie exploitera l’hypocrisie des États-Unis sur les sphères d’influence et les alliances militaires en établissant des relations militaires avec Cuba, le Venezuela et le Nicaragua, en déployant un escadron naval dans les Caraïbes, et en gardant la possibilité de déployer d’autres forces à l’avenir.

Avec ces trois mesures, la Russie cherche à isoler davantage les États-Unis de l’OTAN et de l’Europe. En fin de compte, les États-Unis seront confrontés à l’une des deux options suivantes : soit ils acceptent de troquer la politique de la porte ouverte de l’OTAN contre la promesse russe de ne pas se déployer dans l’hémisphère occidental; soit ils forcent une confrontation qui aboutira à une invasion russe de l’Ukraine et dont l’Europe imputera la faute aux États-Unis.

Les pièces d’échecs sont déjà en train d’être déplacées. Même si les États-Unis ne le voient pas, on peut prédire un échec et mat russe plus tôt que tard.

 

Source originale: Energy Intelligence

Traduit de l’anglais par Investig’Action

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