Dag Hammarskjöld, le Katanga et le renversement du gouvernement Lumumba : les mythes et les faits

La presse s’est récemment focalisée sur la mort du secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld, dans le sillage d’un documentaire (2) du journaliste danois Mads Brügger : « Cold Case Hammarskjöld » évoque le crash de l’avion transportant Hammarskjöld, près de la ville rhodésienne de Ndola, pas loin de la frontière Congo-Kantaga, dans la nuit du 17 au 18 septembre 1961. Accident ou attentat ? – et si c’est un assassinat, qui est coupable ?

 

Ce sont là des questions auxquelles l’ONU elle-même cherche la réponse. Il y a beaucoup d’indices suggérant que l’avion a été abattu. Si c’est bien le cas, il faut chercher les auteurs dans le Katanga de l’époque, province congolaise qui, peu après l’indépendance du Congo, fut détachée du pouvoir central par la puissante Union Minière (Umicore) et des politiciens locaux dans l’entourage de Moïse Tshombe. Ceci avec l’appui enthousiaste de la Belgique, laquelle fournit militaires, diplomates, fonctionnaires et mercenaires pour soutenir la sécession, dans le but d’affaiblir irrémédiablement le gouvernement central de  Patrice Lumumba.

 

Ce ne sont pas le crash et la mort de Dag Hammarskjöld – communément appelé «Monsieur H » – que j’évoquerai ici, mais bien son rôle (et celui de l’ONU) dans la crise congolaise. Les nations Unies restent encore et toujours un grand tabou dans l’opinion publique médiatisée. Les remarques critiques sur des opérations onusiennes sont mal accueillies, car pour l’Occident, et d’autant plus pour un petit pays comme la Belgique (qui est actuellement membre du Conseil de sécurité) l’organisation est un instrument majeur pour peser sur la politique mondiale.

 

Bénéficiant de la présomption d’un attentat des forces katangaises contre son avion, le secrétaire général jouit un peu facilement de l’image d’un homme qui a dû payer de sa vie son combat pour un Congo unifié – comme si la messe était dite à ce propos. C’est ce que le quotidien De Standaard exprime comme suit : « Officiellement les puissances occidentales ne pouvaient appuyer la sécession du Katanga – cela irait à l’encontre d’une opération de la paix onusienne soutenant l’armée congolaise dans la lutte contre Tshombe. Mais en coulisses elles ne s’en privaient pas. Le Numéro 1 de l’ONU était une épine dans leur pied. Il était un rien trop zélé dans sa mission de réunifier le Congo et de mettre fin à la guerre civile au Katanga ». (« Un Belge a-t-il été l’assassin de Dag Hammarskjöld ? », 14/1/2019).

 

Est-il bien exact que Hammarskjöld et les casques bleus qu’il a dépêchés au Congo visaient avant tout le rétablissement d’un état unitaire, à l’encontre des intérêts (miniers) occidentaux ? De nobles principes opposés à un (néo)colonialisme primaire ? Cette conception épouse parfaitement le mythe qu’est devenu « Monsieur H » : encensé à titre posthume par l’attribution du Prix Nobel de la paix, il est devenu une icône de la diplomatie pacifiste internationale. L’investigation menée dans les archives des Nations unies, et dont les conclusions se trouvent dans mon livre « Crisis in Kongo » (1996), invalide ce mythe. Hammarskjöld et la Force des Nations unies ont soutenu totalement la sécession katangaise aussi longtemps que Patrice Lumumba a été au pouvoir. Et ce, notons-le bien, avec des casques bleus venus au Congo à la demande expresse du gouvernement congolais pour expulser les troupes belges et mettre fin à la sécession katangaise. La sécession du riche Katanga – qui représentait deux tiers des recettes publiques congolaises – était censée ruiner l’état central et contribuer à la chute de Lumumba. La bureaucratie onusienne autour de  Hammarskjöld fit donc cause commune avec la Belgique et les Etats-unis.

 

C’est seulement après l’assassinat de Lumumba (17 janvier 1961), quand le péril nationaliste fut écarté, que l’Occident retourna sa veste. La sécession, une arme contre le gouvernement Lumumba, était devenue superflue. Le Conseil de sécurité des Nations unies inscrivit la réintégration du Katanga dans l’état unitaire à l’ordre du jour (Résolution 161 du Conseil de sécurité, 21 février 1961). C’est seulement alors que  Monsieur H  s’est exprimé contre la sécession, au grand dam des irréductibles au Katanga, lesquels rêvaient d’une réplique éternelle de l’Afrique du Sud en plein coeur de l’Afrique. Irréductibles qu’on trouvait parmi les « colonels » de l’Union Minière ; dans le personnel de la Compagnie (CIA) qui continua de soutenir pleinement la sécession ; chez les mercenaires au sein des forces armées katangaises. Belle illustration du génie qu’on n’arrivait pas à faire rentrer dans sa bouteille : la sécession ne s’acheva définitivement que début 1963.

 

Dès le premier jour de la crise congolaise, Hammarskjöld et les nations Unies ont donc eu partie liée avec les forces occidentales, tant avant qu’après l’assassinat de Patrice Lumumba. A un point tel que sans les actions des Nations unies, le renversement du gouvernement congolais et son remplacement par un régime docilement pro-occidental aurait été une opération pas du tout évidente. L’imagerie populaire des Nations unies avec ses « civils servants » qui seraient l’incarnation de « la communauté internationale » en route vers un monde de démocratie, de paix et de droits humains ne résiste pas à l’examen du présent cas. L’ONU exprime sous une forme concentrée les rapports de force mondiaux, qu’elle renforce à son tour par ses interventions. Tout comme en 1960-61, aujourd’hui encore cela fonctionne au service d’un système impérialiste qui assure chaque année un transfert net de plus de 2.000 milliards de dollars du sud vers le nord, via des transferts d’intérêts, des fuites de capitaux et des échanges inéquitables de biens et de matières premières.

 

 

En guise d’illustration, voici quelques éléments qui illustrent la complicité du chef des Nations unies dans l’instauration d’un régime néocolonial au Congo. Ils sont analysés en détail dans mon livre Crisis in Kongo, en libre accès sur le web : (https://www.apache.be/boek/2010/11/crisis-in-kongo/?fbclid=IwAR1NfAHl9SsMa4rb6dRijUBw3OlvCTTkOpKMqWRnvxuWh3yyhZv9K3dRpoY)

 

La liste des interventions à charge est impressionnante :

 

* juillet 1960 : après l’intervention militaire belge au Congo et la sécession du Katanga avec l’appui de militaires belges, peu après l’indépendance, le président Kasa Vubu et le premier ministre Lumumba ont réclamé l’assistance des Nations unies pour « la protection du territoire national contre l’acte d’agression par des troupes belges » (13 juillet). Monsieur H fit rapidement déployer la Force de l’ONU, mais pas au Katanga, où des Belges purent tranquillement développer la sécession.

 

 

* Août 1960. Sous la pression du gouvernement congolais et de l’opinion publique africaine, Monsieur H fut finalement contraint d’envoyer des casques bleus au Katanga. Mais le secrétaire général des Nations unies rendit préalablement visite au « président » katangais Tshombe – l’auteur d’un coup d’État ! – « pour donner à Tshombe une forme de garantie qu’il ne mettra pas en péril son avenir politique personnel ni les objectifs légitimes qu’il défend en acceptant des troupes de l’ONU » (télégramme de Monsieur H à ses collaborateurs, le 26 juillet). Le Numéro 1 des Nations unies était donc sur la même ligne que Washington et Bruxelles, qui voulaient construire autour du Katanga un pouvoir congolais néocolonial réaménagé.

 

* Au cours d’entretiens secrets avec Tshombe et ses tuteurs belges, il fut décidé d’envoyer des casques bleus au Katanga. Non pas pour mettre fin à la sécession, mais pour la « geler ». Le « conflit » entre Lumumba et Tshombe fut considéré comme « un conflit politique constitutionnel qui devait faire l’objet de négociations entre les deux parties. L’ONU resterait à l’écart de cette discussion. Ainsi, la Force des Nations unies ne pouvait être utilisée pour mener le régime Tshombe à un certain pouvoir, et Léopoldville se vit interdire d’utiliser des infrastructures onusiennes pour amener au Katanga du personnel civil ou militaire contre la volonté de Tshombe ». Dès cet instant les Nations unies ont formé un tampon non seulement politique mais aussi militaire entre le gouvernement congolais et le pouvoir katangais. Néanmoins les soldats belges ne sont pas partis : ils ont revêtu un uniforme « katangais » et ont encadré la petite armée sécessionniste du Katanga.

 

* Fin août 1960. L’appui onusien à la sécession katangaise incita la Forminière exploitant le diamant, filiale de la Société Générale, à séparer également le Sud-Kasaï du pouvoir central. Lumumba n’eut plus d’autre choix que d’envoyer des troupes congolaises au Kasaï et au Katanga. La capitale du Kasaï fut prise rapidement, mais Hammarskjöld positionna les casques bleus aux frontières de Katanga pour éviter la chute de Tshombe.

 

* Un télégramme du 26 août émanant de la mission étatsunienne auprès de l’ONU mentionne que  Hammarskjöld était plus que jamais convaincu qu’il fallait « briser » Lumumba. Hammarskjöld reprit le thème dans un télégramme du 1er septembre : « Il y a une page qui doit être tournée et c’est celle de Lumumba, Gizenga et Gbenye avec leur interprétation totalement erronée de leurs droits concernant les Nations unies et leur rôle dans le monde ».

 

* Début septembre 1960 Hammarskjöld envoya au Congo un homme de confiance, l’Américain Andrew Cordier. Cordier discuta avec l’entourage du président Kasa Vubu le renversement du gouvernement Lumumba. Un coup d’État donc, puisque selon la constitution congolaise le président n’avait qu’une fonction cérémonielle. Aux termes de la constitution, c’est à l’Assemblée nationale qu’il revenait de nommer ou de révoquer le gouvernement, et Lumumba y avait la majorité.

 

Dans un télégramme à Cordier, Monsieur H encourageait le coup d’État. Il évoquait un « état d’urgence » et disait à Cordier que lui « pouvait se permettre sur le terrain ce que, dans le cadre de principes impératifs, moi, si je le faisais moi-même, je ne pourrais justifier : courir le risque de ne pas être obtenir de reconnaissance alors que cela n’importe plus guère ».

 

* Le 5 septembre le président Kasa Vubu lut à la radio congolaise une déclaration dans laquelle il destituait Lumumba. Mais le premier ministre Lumumba conserva le soutien du parlement. La réaction ne se fit pas attendre : le 14 septembre le commandant en chef Mobutu suspendait le parlement. Le soutien de l’ONU à Kasa Vubu et Mobutu était déterminant. La force onusienne fit fermer la station de radio et les aéroports de la capitale congolaise, empêchant Lumumba de mobiliser partisans et troupes amies. Dans un télégramme, Hammarskjöld révèle que les Etats-Unis avaient mis 1.000.000 $ à disposition des officiers onusiens pour payer la solde et la nourriture des unités de l’armée congolaise qui choisissaient de se ranger aux côtés de Kasa Vubu et de Mobutu. Cela n’échappa pas à la presse pro-occidentale, puisque le Times écrivit : « Voilà donc où se trouve l’ONU, apparemment au milieu comme toujours, mais penchant manifestement dans une direction ».

 

* A partir du 10 octobre 1960 les troupes de Mobutu encerclèrent en permanence la résidence de Lumumba. Lumumba était « protégé » par un double cordon de militaires : le premier cercle comprenait les casques bleus pour le « protéger » ; le cercle extérieur, des soldats de l’armée congolaise, qui voulaient l’arrêter. L’encerclement répondait au souhait de la coalition néocoloniale, désireuse de couper Lumumba de sa base. Lumumba était devenu un exilé politique dans son propre pays.

 

L’ambassadeur des Etats-Unis au Congo, Timberlake, écrivit dans un télégramme rassurant que l’isolement physique de Lumumba signifiait sa « mort politique ». Dayal, le chef de l’ONUC, rapportait à  Hammarskjöld : « Lumumba est en fait un prisonnier virtuel dans sa maison, sans libre contact avec qui que ce soit, et sans téléphone ».

 

* Fin novembre 1960. Le premier ministre révoqué quitte sa résidence incognito. Il tente avec quelques fidèles de rejoindre Stanleyville, où les forces nationalistes se regroupaient. Mais en route il tombe aux mains des troupes de Mobutu, ce qui va entraîner sa mort, six semaines plus tard.

 

Des documents onusiens indiquent que l’ONU fut responsable de l’arrestation du premier ministre pourchassé. Lumumba, poursuivi par les troupes de Mobutu, fait appel à des casques bleus ghanéens. Ceux-ci veulent le prendre sous leur protection, mais leurs officiers le leur interdisent, sur quoi Lumumba tombe entre les mains de Mobutu. Peu auparavant, le général Von Horn, commandant suprême des forces de l’ONU au Congo, avait ordonné aux casques bleus ghanéens de ne pas protéger Lumumba : « Aucune je répète aucune action ne peut être entreprise par vous concernant Lumumba. Nous étions responsables de sa sécurité personnelle uniquement dans sa maison à Léopoldville. On a toujours considéré et fait savoir que c’est à ses propres risques qu’il se hasarderait à quitter sa maison ». Copie de ce télégramme du 1er décembre a été envoyée à New York.

 

* Après la mort de Lumumba, Hammarskjöld a menti au Conseil de sécurité à propos de l’arrestation de Lumumba et du rôle joué par les Nations unies : « Lumumba (…) a été arrêté dans le pays sans que l’ONU ait la moindre possibilité de s’y opposer, étant donné qu’elle n’avait pas le contrôle de la situation » (déclaration du 15 février 1961).

 

* Le 17 janvier Lumumba et ses partisans Mpolo et Okito furent emmenés au Katanga dans un DC-4. Ils furent torturés pendant le vol. A 17 heures il furent traînés sur le tarmac d’Elisabethville et livrés à des officiers belges et à leurs troupes. Un officier belge a décrit les prisonniers comme «  une masse humaine (…), la chemise en lambeaux, du sang aux commissures des lèvres, le visage gonflé, esquintés, à bout de forces, plus morts que vifs ».

Les troupes onusiennes contemplaient la scène à distance. Ce jour-là, la garde ONUC était composée de 6 soldats, sous les ordres du sous-officier Lindgren, qui rédigea un rapport sur les événements. Quatre heures après leur arrivée, les trois dirigeants nationalistes étaient morts.

 

* L’ONU n’entrava aucunement l’action du régime katangais et des Belges qui étaient à la manœuvre. Le chef de l’ONU au Katanga, le Néozélandais Ian Berendsen, déclara par la suite qu’il avait été informé de l’arrivée de Lumumba, Mpolo et Okito « une ou deux heures » après l’atterrissage du DC-4. Mais le chef de l’ONU ne prit pas la peine de mettre sous pression Tshombe ou la direction de l’armée katangaise. Ce n’est que le 18 janvier, et encore, en passant, que Berendsen en fit mention à Tshombe. Mais à ce moment-là il était déjà trop tard pour pouvoir encore peser sur les événements.

 

Notes:

(1) Auteur de « L’assassinat de Lumumba » (Karthala, 2000) 

(2) https://en.wikipedia.org/wiki/Cold_Case_Hammarskj%C3%B6ld

 

Source originale: Apache

Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’Action.

Source: Investig’Action

 

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