Comment les États-Unis ont écrasé la lutte pour la création d’une nation somalienne

Très peu d’écho dans les médias occidentaux. Mais la Somalie est secouée par des violences qui pourraient bien déboucher sur un plus vaste conflit dont les enjeux auront des répercussions pour la Corne de l’Afrique et même au-delà. Pourquoi la Somalie ne parvient-elle pas à sortir de la crise ? Quel rôle ont joué les États-Unis et leurs alliés ? Quels sont les intérêts stratégiques dont personne ne parle ? Entretien avec le Dr Abidiwahab Sheikh Abdisamad. (IGA)


Un conflit armé est en cours entre sécessionnistes et unionistes dans la ville de Lasanod, où les forces séparatistes de l’État du Somaliland ont tiré sur des civils [il y a trois semaines], tuant plus de 82 personnes. Les unionistes somaliens ont pris les armes pour se défendre et ont publié une déclaration selon laquelle Lasanod devrait être administrée depuis Mogadiscio, la capitale de la Somalie.

Dans l’entretien qui suit, le Dr Abidiwahab Sheikh Abdisamad replace les récents combats dans le contexte de la bataille beaucoup plus vaste menée pour reconstruire la nation somalienne et organiser des élections nationales. Il s’agirait du premier scrutin du genre depuis que l’État a été totalement déstabilisé en 1991. Comme l’explique Abdisamad, l’Occident mène sa propre guerre pour maintenir la Somalie faible et divisée.

Le littoral somalien, long de 3380 km, est si riche en ressources et si important sur le plan stratégique qu’une Somalie véritablement souveraine serait une malédiction pour les États-Unis et leurs alliés occidentaux. C’est pourquoi les États-Unis ont inondé le pays de leurs troupes, l’ont attaqué avec des drones, ont imposé une zone verte dans sa capitale, ont supervisé une opération de “maintien de la paix” de l’ONU qui a échoué, ont soutenu un gouvernement fantoche pour le diriger et ont organisé l’alliance militaire AFRICOM ainsi qu’une patrouille de la marine de l’UE le long de la côte somalienne.

Le pays souffre depuis des décennies d’un pillage effréné des ressources halieutiques et d’un déversement de produits toxiques. Certains investisseurs estiment que la Somalie possède les plus grandes réserves côtières inexploitées de pétrole au monde. Le pays se trouve à proximité du détroit de Bab-El Mandeb et du détroit d’Ormuz, par lesquels transite chaque jour 40 % du pétrole mondial. Il compte également cinq ports au croisement entre l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie. 

La rupture de la chaîne d’approvisionnement de 2021 causée par le porte-conteneurs bloqué dans le canal de Suez n’était qu’un aperçu de ce qui pourrait se produire si une guerre éclatait dans ces eaux stratégiques.

Le problème des États membres fédéraux (EMF)

La Somalie est en proie à une lutte entre les sécessionnistes et les unionistes, ces derniers s’identifiant également comme des nationalistes. Les responsables des six États membres fédéraux résistent, dans une certaine mesure, à l’autorité fédérale. Les mouvements politiques les plus séparatistes se trouvent au Jubaland, au Puntland et surtout au Somailand, même si cette entité envoie des représentants au parlement fédéral à Mogadiscio.

En fait, les autorités de Hergeisa, la capitale du Somaliland, cherchent à obtenir la reconnaissance de leur indépendance depuis 30 ans. Mais ni les Nations unies ni aucun de ses 193 États membres n’ont donné leur accord. Le sentiment en faveur de la sécession du Somaliland est connu pour être le plus fort dans la capitale Hergeisa.

Une disposition de la loi US de 2023 sur l’Autorisation de la défense nationale (NDAA) reconnaît officieusement l’indépendance du Somaliland en définissant un plan de coopération militaire directe entre les États-Unis et cet État sécessionniste. La violation de la souveraineté de la Somalie par la NDAA est si flagrante que les auteurs de la loi ont tout fait pour prétendre qu’elle ne l’était pas : “Aucune disposition de la présente loi, y compris l’obligation de faire rapport prévue au paragraphe (a) et la réalisation de l’étude de faisabilité prévue au paragraphe (b), ne peut être interprétée comme une reconnaissance par les États-Unis des entités fédérées de la Somalie ou du Somaliland en tant qu’entités indépendantes. »

Par ailleurs, le commandement US pour l’Afrique (AFRICOM) dispose d’une base militaire dans le pays voisin de Djibouti qui loue également des terres pour des bases militaires à la Chine, à la France, au Japon, à l’Italie et à l’Arabie saoudite. Mais il semble que le commandement US a dépassé les limites de sa base. De fait, pour amarrer un porte-avion qui représente une ville flottante de quelque 5000 soldats, il faut un large espace. Or, le gouvernement national de Somalie n’a pas été consulté sur ces manœuvres, ce qui irrite les syndicalistes somaliens.

La lutte pour un vote populaire

Un vote populaire est essentiel au combat des unionistes. C’est pourquoi les États-Unis et leurs alliés ont empêché la Somalie d’instaurer le système électoral “une personne, une voix” pratiqué en Occident. Les États-Unis et leurs alliés y sont parvenus en organisant la défaite du président Mohammed Abdullahi Mohammed, alias Farmaajo. Massivement populaire, ce président tentait de construire une armée capable de défendre la souveraineté somalienne. Il souhaitait également le retrait de toutes les forces étrangères, y compris les troupes étasuniennes.

Pendant la majeure partie des 32 dernières années, la Somalie n’a pas eu de gouvernement capable d’assurer la sécurité de son territoire ou de son littoral. Le Dr Abdiwahab Sheikh Abdisamad, Somali du Kenya et président de l’Institut de la Corne de l’Afrique, regrette que la Somalie se résume aujourd’hui à un simple drapeau et un siège à l’assemblée générale des Nations unies.

Selon lui, le fédéralisme a fragmenté le pays au point qu’il a perdu toute prétention à la souveraineté : “C’est le mauvais concept, au mauvais endroit, pour les mauvaises personnes, pratiqué par les mauvais dirigeants et pour les mauvaises raisons. »

Mais il a aussi déclaré que si la Somalie était en mesure d’organiser une élection nationale sur le mode d’une personne, une voix, les parlementaires fantoches et leur président, Hassan Sheikh Mohammed, seraient tous balayés. Et l’ancien président Farmaajo serait élu haut la main.

Voici mon entretien avec le Dr Abdiwahab Sheikh Abdisamad sur le rôle des États-Unis et de leurs alliés dans l’affaiblissement de l’État somalien et dans l’échec de la lutte pour l’obtention d’un vote populaire.

 

ANN GARRISON : Les membres du parlement sont désignés par les anciens des clans, mais Farmaajo et ses partisans soutiennent que tous les citoyens somaliens devraient avoir le droit de vote. Que se passerait-il si la Somalie organisait des élections avec une seule personne, une seule voix ?

ABDIWAHAB SHEIKH ABDISAMAD : Si l’on organisait aujourd’hui des élections avec le principe “une personne, un vote”, aucun des politiciens actuels ne reviendrait ! Pas un seul ! Aucun d’entre eux !

Ils seraient tous éliminés ?

Oui ! Aucun d’entre eux ne reviendrait au pouvoir ! Ils disparaîtraient tous du parlement et de l’exécutif ! Aucun d’entre eux ne reviendrait ! Parce que ces gens ont été triés sur le volet par les ennemis de la Somalie et les Somaliens le savent. Ce sont des larbins.

Le peuple somalien est en colère parce que le monde occidental, qui prétend être le monde de la démocratie, refuse de permettre aux Somaliens d’élire leurs propres dirigeants dans le cadre d’un scrutin uninominal. L’Occident ne veut pas de démocratie pour les Somaliens !

Après 32 ans de conflit qui ont suivi l’effondrement de l’État en 1991, quarante ou cinquante pour cent des Somaliens vivent dans des centres urbains ou des camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Ils peuvent facilement se rendre aux urnes pour élire qui ils veulent. À Mogadiscio. À Baidoa. À Kismayo. À Garowe. À Beledweyne. À Galkayo.

Qu’en est-il des nomades du désert qui étaient, je crois, encore majoritaires il y a à peine quinze ans ? Quid aussi des agriculteurs et des pêcheurs dans les régions reculées ?

Ce serait plus difficile pour eux, mais ils pourraient se rendre aux urnes ou les urnes pourraient se rendre à eux.

Malheureusement, les multinationales ainsi que les responsables occidentaux et étrangers ne sont pas disposés à les laisser faire. Car s’ils le faisaient, aucun de ces hommes politiques qu’ils ont triés sur le volet ne reviendrait jamais au palais d’État ou à la Villa Somalia où réside le président. C’est aussi simple que cela.

Et je n’ai aucun doute sur le fait que si des élections étaient organisées aujourd’hui, sur la base du principe “une personne, un vote”, Farmaajo l’emporterait haut la main. Je vous le dis, cela ne fait aucun doute ! Mais le monde occidental était contre lui. Le Kenya et les Émirats arabes unis étaient contre lui. Les multinationales étaient contre lui. Les clans corrompus étaient contre lui.

Les politiciens actuels, y compris le président, ont donc été triés sur le volet par les ennemis de la Somalie. Il s’agit d’une bande de pseudo-dirigeants. Ils n’ont ni vision ni mission pour la Somalie.

Comment les États-Unis et d’autres entités étrangères ont-ils organisé la défaite de Farmaajo ? Plusieurs sources ont indiqué que de nombreux pots-de-vin avaient été versés.

Laissez-moi vous expliquer. Les gouverneurs des États et les anciens des clans des entités fédérées travaillent pour le monde occidental et leurs alliés dans la région, notamment les Émirats arabes unis. Les gouverneurs des États fédérés ont choisi les anciens des clans qui ont choisi les délégués qui ont élu les parlementaires. Puis les parlementaires ont élu Hassan Sheikh Mohammed. Il s’agissait d’une élection complexe, lourde et totalement corrompue. Aucun de ces députés n’a été élu par le peuple. Et le président non plus !

Aujourd’hui, la plupart des députés sont là pour défendre les intérêts des pays étrangers plutôt que les intérêts de leur propre peuple. Je suis désolé de le dire, mais c’est un fait. L’argent a changé de mains. Des gouvernements et des acteurs étrangers financent les activités de la plupart des législateurs somaliens aujourd’hui.

Qui sont les pays étrangers impliqués et quels sont leurs intérêts ?

Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Union européenne et les pays de l’OTAN veulent que la Somalie reste faible et divisée afin de pouvoir poursuivre le déversement de produits toxiques, le pillage des poissons et l’exploitation pétrolière qui n’en est qu’à ses débuts. Comme vous l’avez dit, la Somalie occupe une position géostratégique.

Les Émirats arabes unis aimeraient quant à eux annexer l’État somalien du Puntland où ils disposent déjà d’un certain pouvoir économique et politique.

Vous dites que le parlement et le président actuels travaillent pour le monde occidental, mais vous dites aussi que les Émirats arabes unis et le Kenya sont intervenus pour leurs propres motifs prédateurs.

C’est exact.

Sont-ils alliés des États-Unis et collaborent-ils dans cette affaire ?

Les Émirats arabes unis interfèrent et soudoient des politiciens en Somalie, principalement dans les États du Puntland, du Somaliland, du Galmudug et de Hirshabelle, ainsi que dans la capitale, Mogadiscio. Et ils collaborent avec les États-Unis. Ni eux ni aucune autre puissance étrangère ne peuvent aller de l’avant et s’ingérer en Somalie sans le feu vert des États-Unis et du Royaume-Uni.

Le Kenya s’est immiscé dans la politique somalienne lorsque Uhuru Kenyatta était président [2013-2022]. Des milliers de soldats kenyans occupaient déjà le Jubaland depuis 2011 dans le cadre de la mission de l’ONU. Toutefois, le nouveau président kenyan, William Ruto, semble vouloir améliorer la politique étrangère du Kenya à l’égard de la Somalie. Et il essaye de changer la perception qu’ont les Somaliens du Kenya. Il souhaite simplement être un bon voisin et un bon partenaire commercial avec la Somalie, l’Éthiopie et l’Érythrée.

Il semble y avoir des intrigues secondaires et déstabilisantes à l’infini.

L’armée kenyane collabore avec Al Shabaab pour faire passer en contrebande du charbon de bois de Somalie vers les États du Golfe. Pour ce faire, ils abattent des arbres dans un pays désertique. 

Par ailleurs, les États du Golfe et d’autres pays voisins se démènent pour contrôler les ports somaliens. Les Émirats arabes unis exploitent déjà le port de Berbera au Somaliland, où les États-Unis veulent installer une base navale, sans l’accord du gouvernement fédéral. Ils sont également en train de racheter le port de Bosaso, dans le Puntland.

Selon certaines informations, les Émirats arabes unis souhaitent également développer et gérer les opérations du port de Kismayo, dans le Jubbaland, mais le Kenya lorgne aussi ce port. Quant à la Turquie, elle semble s’intéresser au port de Mogadiscio.

Les gouvernements de l’Ouganda et du Burundi gagnent beaucoup d’argent en fournissant des troupes à la mission de maintien de la paix de l’ONU censée combattre Al Shabaab. Et ces soldats gagnent en Somalie beaucoup plus d’argent qu’ils n’en auraient chez eux. Par conséquent, la dernière chose qu’ils veulent, c’est vaincre Al Shabaab pour de bon.

Notons encore que les autorités locales concluent des accords illégaux de forage pétrolier en contournant le gouvernement fédéral à Mogadiscio, en particulier au Somaliland et au Puntland. Et le Kenya a conclu un accord pour forer dans des eaux qui, selon la Cour internationale de justice, appartiennent à la Somalie.

Ajoutons les sociétés privées de sécurité militaire dont le siège se trouve à Halane, la zone verte. Elles font ce qu’elles veulent. Elles mènent leurs propres opérations illégales d’exploitation minière et de contrebande. Elles font sauter des montagnes pour accéder aux minerais.

En novembre dernier, Middle East Eye a rapporté que l’Égypte et les Émirats arabes unis avaient recruté une armée de mercenaires composée de 3 000 jeunes Somaliens appauvris. L’objectif n’était pas clair, mais l’implication de l’Égypte a rendu les Éthiopiens nerveux à l’idée que l’Égypte puisse utiliser ces jeunes hommes pour déstabiliser l’Éthiopie en raison de leur conflit actuel pour les eaux du Nil et le barrage de la Grande Renaissance éthiopienne.

Ce n’est qu’un exemple de plus de la façon dont les étrangers profitent de la faiblesse et de la fragmentation de la Somalie. Une histoire de plus sur les 1001 nuits de non-droit en Somalie.

Cela semble presque aussi grave que les problèmes rencontrés dans l’est de la République démocratique du Congo.

C’est un chaos similaire.

J’ai visité l’Érythrée. Un pays voisin de la Somalie, mais qui semble être tout le contraire. J’ai vu un pays pauvre sur la voie d’un développement lent, mais régulier, avec une atmosphère calme et détendue. C’était paisible, personne ne mendiait ou ne dormait dans les rues. Et je n’ai jamais pensé à serrer mon portefeuille contre moi. Pourtant, je ne me souviens pas avoir vu de militaires ou de policiers armés. Il se peut que le calme était tel que je n’ai pas remarqué un ou deux flics.

Je suis également allé en Érythrée et je confirme tout ce que vous dites. L’Érythrée n’est pas telle que les médias occidentaux la décrivent. Ils sont totalement négatifs à l’égard de l’Érythrée. Mais le contraire de tout ce qu’ils disent est vrai.

L’Érythrée s’efforce d’atteindre la pleine suffisance alimentaire d’ici 2030 et, jusqu’à présent, elle a cultivé 600 000 hectares sur les 2,1 millions d’hectares de terres arables. En Érythrée, le logement, l’éducation et la santé sont gratuits ou relativement peu coûteux par rapport aux États voisins.

L’Érythrée est également un pays sans dette. Elle a échappé au piège de la dette qui paralyse la plupart des nations africaines, mais aucun de ses innombrables détracteurs occidentaux ne le mentionne jamais. Ils détestent que l’Érythrée n’ait pas de dette, car cela signifie qu’elle ne peut pas être étranglée par le FMI, la Banque mondiale et les autres banques mondiales.

Contrairement à la Somalie, l’Érythrée n’a également qu’une seule structure militaire et de commandement. Ce qui devrait être le cas de toute nation souveraine.

Oui, contrairement à la Somalie où l’on ne peut pas compter sur les doigts d’une main le nombre de forces militaires et de commandements ! En Somalie, il y a des troupes étasuniennes, des troupes de l’AFRICOM, des troupes de l’ONU et des milices claniques. Toutes sont toutes censées combattre Al Shabaab. Comment toutes ces troupes, avec toute cette puissance de feu, ont-elles pu combattre Al Shabaab pendant 14 ans sans les vaincre ? En Somalie, il n’y a pas un enfant de huit ans qui croie que toutes ces troupes combattent réellement Al Shabaab !

À cela s’ajoutent les sociétés privées de sécurité militaire que j’ai déjà mentionnées et qui se déchaînent dans toutes les directions.

Et pendant ce temps, les forces armées somaliennes sont très faibles et mal armées parce que l’ONU impose un embargo sur les armes à la Somalie depuis 1992.

Je me souviens que le Conseil de sécurité de l’ONU a renouvelé cet embargo l’année dernière, malgré les objections de la Somalie et de l’Union africaine. La Russie, la Chine, le Gabon et le Ghana se sont abstenus en soutien à la Somalie et l’Union africaine.

Oui.

Que font les troupes étasuniennes là-bas si elles ne combattent pas vraiment Al Shabaab ?

Al Shabaab est l’excuse des États-Unis pour justifier leur présence militaire afin de contrôler les ressources et dominer la Somalie militairement. Mais Al Shabaab n’existerait pas si les États-Unis n’avaient pas organisé l’invasion et l’occupation de la Somalie par l’Éthiopie de 2006 à 2009, lorsque le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) était encore au pouvoir en Éthiopie.

Les extrémistes d’Al Shabaab sont apparus lorsque le TPLF a envahi et renversé les tribunaux islamiques. Les tribunaux n’étaient pas extrémistes, mais Al Shabaab l’est, et Al Shabaab est apparu lorsque les tribunaux sont tombés. De nombreux Somaliens pensent que les États-Unis ont littéralement organisé Al Shabaab. Que cela soit vrai ou non, Al Shabaab n’existerait pas sans les États-Unis, et ils sont très bien armés malgré l’embargo sur les armes.

L’Érythrée est un État fort. Il forme et contrôle ses propres forces de sécurité, refuse de collaborer avec l’AFRICOM et protège ses 965 km de côte sur la mer Rouge, malgré les condamnations incessantes des nations US/UE/OTAN et de leur presse. Il a récemment été rapporté que le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov, était en Érythrée pour parler au président Isaias Afwerki des possibilités logistiques et de transit offertes par le port de Massawa donnant sur la mer Rouge et son aéroport.

Si la Somalie contrôlait sa propre côte, l’Érythrée et la Somalie contrôleraient ensemble plus de 4800 km de côtes presque contiguës dans certaines des eaux les plus géostratégiques du monde. Il n’y aurait que les 370 km de Djibouti entre elles.

Ce serait l’un des pires cauchemars de l’Occident. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles les États-Unis n’ont pas validé la déclaration conjointe sur la coopération globale entre l’Éthiopie, la Somalie et l’Érythrée, signée par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, le président érythréen Isaias Afwerki et le président somalien Farmaajo en 2018. 

Systèmes claniques contre systèmes étatiques modernes

Un vote populaire remplacerait le système des 4.5 clans actuellement en place. Pouvez-vous expliquer ce système ?

La formule 4.5 donne un nombre égal de parlementaires à quatre clans “majeurs”, Hawiye, Rahanweyn, Dir (y compris le clan Isaaq) et Daarood. Chacun de ces clans dispose de 61 sièges à la Chambre basse, la Chambre du peuple. Cela fait 244 sièges. Les 31 autres sièges sont réservés aux clans mineurs, mais comme il n’y a pas eu de recensement depuis 1979, on ne sait pas vraiment quel est le nombre de membres parmi ces clans. La Chambre haute, le Sénat, qui compte 54 sièges, est choisie par les États.

Ce système est apparu pendant la guerre civile somalienne qui a commencé avec l’effondrement de l’État en 1991. La guerre durait depuis neuf ans lorsque les Nations unies et la communauté internationale ont organisé une conférence régionale à Arta (Djibouti) pour tenter d’y mettre fin en 2000. Lors de cette conférence, l’ancien régime éthiopien du TPLF, soutenu par les États-Unis, ainsi que le président djiboutien Ismail Omar Geele, lui aussi soutenu par les États-Unis, ont imposé cette formule 4,5 à la Somalie afin d’accentuer les divisions entre les clans somaliens et de prolonger la guerre.

C’était pendant la période de 20 ans qui a suivi l’effondrement de l’Union soviétique, lorsque les États-Unis avaient la mainmise sur le monde, y compris sur l’ONU. Nous pouvons donc supposer que les États-Unis ont approuvé ce plan.

Je suis d’accord.

Il est probablement important de préciser ici que le terme “clan” est différent de celui d’ethnie. Il s’agit sans doute d’une simplification excessive, mais les Somaliens partagent en grande partie une même langue, une même culture et une même religion, non ? Je ne pense donc pas que vous souffriez de conflits ethniques comme l’Éthiopie voisine.

C’est exact. Nous n’avons pas d’ethnies concurrentes comme en Éthiopie.

À quoi servait le système des clans avant le colonialisme et les frontières nationales ?

Les clans contrôlaient et défendaient autrefois le territoire que les pasteurs nomades utilisaient pour faire paître et abreuver leurs troupeaux. Mais la population peut désormais se déplacer librement d’une région à l’autre dans la quasi-totalité de la Somalie.

La question est donc de savoir d’où viennent les divisions et les tensions claniques si la population peut se déplacer librement, sans craindre de pénétrer sur le territoire d’un autre clan. Ces divisions viennent des politiciens et des élites qui abusent de l’ancien système clanique, en particulier là où l’identité clanique est encore forte. Leur objectif est d’accéder au pouvoir, aux ressources et à la terre, et finalement, de s’enrichir.

À quel moment les clans ont-ils cessé de se disputer le territoire pour faire paître et abreuver les troupeaux ? Ou l’ont-ils seulement fait ?

Le système indigène de gouvernance clanique s’est effondré lorsque l’État moderne de Somalie est né avec l’indépendance en 1960. Entre 1960 et 1969, le système clanique existait encore, mais il était faible. En 1969, les militaires ont pris le pouvoir, ont introduit ce qu’ils ont appelé le socialisme scientifique et ont lancé une campagne massive d’infrastructures publiques pour faire de la Somalie un État moderne. Le système des clans s’en est trouvé encore plus affaibli.

Je crois que la majorité de la population a continué à mener une vie de pasteur nomade pendant une bonne partie de ce siècle. Alors comment l’État a-t-il arbitré les revendications concurrentes de territoires pour le pâturage et l’abreuvement des troupeaux ?

L’État a utilisé sa puissance militaire. Il a déployé des forces de sécurité dans les zones où se déroulaient les guerres de clans. Il a tendu la main aux anciens des clans pour faciliter la médiation entre les clans. Dans certains cas, il a eu recours à la force pour récupérer le bétail volé.

Il y avait si je ne m’abuse aux côtés de la majorité des pasteurs nomades, deux populations minoritaires, à savoir les agriculteurs et les pêcheurs. Comment le système des clans s’appliquait-il à eux ?

Les communautés d’agriculteurs et de pêcheurs, qui sont les communautés minoritaires, n’ont pas de problèmes de clans entre elles. Les conflits claniques sont surtout présents dans la société nomade.

Les communautés de pêcheurs se sont installées dans les villes côtières il y a des siècles et la répartition politique du pouvoir les traite comme un seul clan. La plupart d’entre eux sont originaires du monde arabe, de Perse et même du Portugal. On y trouve d’anciens esclaves. Ces communautés se sont intégrées à la société somalienne.

Les communautés agricoles sont des Bantous somaliens et sont également traitées comme s’il s’agissait d’un seul clan.

“Clans” et “anciens des clans”… Tout cela peut avoir une résonance positive, suggérant des coutumes et des traditions locales. Mais vous décrivez un système profondément corrompu par l’influence étrangère et l’intérêt égoïste.

Tout à fait.

Les clans ont-ils une utilité en Somalie aujourd’hui ?

Dans certains cas, les anciens des clans servent bien la communauté. Ils officient comme médiateurs entre les clans en guerre ou même entre les tribus au sein des clans. Les membres des clans se soutiennent mutuellement sur le plan financier et dédommagent les familles en cas de décès d’un membre du clan lors d’un conflit.

Pourquoi les clans se font-ils la guerre aujourd’hui, si ce n’est à propos du territoire pour le pâturage et l’abreuvement des troupeaux ?

Les clans se battent aujourd’hui pour le pouvoir au niveau local et national. Ils luttent pour le pouvoir et l’influence dans le système politique.

Dans son mémoire de maîtrise, Farmaajo écrit qu’une partie de la population en est venue à rechercher le pouvoir politique au sein du gouvernement plutôt qu’au sein des clans, sans pour autant abandonner les alliances claniques. Je pense que vous êtes tous deux d’accord pour dire que la citoyenneté somalienne devra supplanter l’identité et les alliances claniques pour que la Somalie survive, tout comme la citoyenneté éthiopienne devra supplanter l’identité ethnique pour que l’Éthiopie survive.

Oui, il devrait en être ainsi. Pour sauvegarder la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Somalie, la nation doit faire passer la citoyenneté avant l’identité clanique. C’est la seule façon pour l’État somalien de survivre.

Et le vote populaire – une personne, un vote – est essentiel à ce projet ?

Oui, si les citoyens, et non les clans, élisent leurs dirigeants, cela réduira les divisions claniques et la corruption en Somalie. Les citoyens doivent pouvoir faire leur propre choix, indépendamment de leur clan, en se basant sur les qualités et la capacité à diriger d’un candidat. Cela détruirait la domination de la formule des 4,5 clans, qui est devenue une sorte de système de mafia politique. Cela mettrait dans la foulée un terme à la corruption par les puissances étrangères.

J’ai étudié les rapports sur la lutte pour un vote populaire depuis 2017, lorsqu’une commission électorale nationale a commencé à planifier une élection “une personne, un vote” qui devait avoir lieu en 2021, avant que les mandats de Farmaajo et du parlement en place n’expirent. Vous pouvez donc peut-être me dire ce que vous pensez de mon résumé.

Avec plaisir.

En décembre 2019, la Chambre basse du Parlement a voté la mise en œuvre du principe “une personne, un vote”.

En février 2020, la Chambre haute a adopté la même législation et Farmaajo l’a signée deux semaines plus tard.

En mai 2020, UN News a rapporté que la Somalie était sur le point d’organiser ses premières élections avec une personne et un vote en 51 ans, en dépit du COVID-19. Mais le plan a ensuite commencé à battre de l’aile. Les gouvernements des États membres fédéraux ont commencé à refuser de coopérer, en particulier le Somaliland, le Puntland et le Jubaland, les trois États les plus proches des États-Unis, du Royaume-Uni, du Kenya et des Émirats arabes unis. Les tensions se sont accrues et les échéances électorales n’ont pas été respectées. 

En novembre 2020, la Brookings Institution a rapporté que les puissances occidentales avaient forcé Farmaajo à renoncer aux élections “une personne, une voix” :

“Sous la pression des États-Unis, du Royaume-Uni et des Nations unies, Mohamed a renoncé à l’ambition d’élections une personne, une voix en septembre 2020, et les dirigeants politiques somaliens ont accepté ce que l’on appelle le modèle de Mogadiscio : les anciens des clans, nommés par les clans et validés par les autorités fédérales et étatiques, sélectionnent les délégués des collèges électoraux. Ces collèges électoraux, établis pour chaque siège parlementaire de la Chambre basse, sélectionnent les représentants parlementaires qui choisissent ensuite le président. Les assemblées des États choisissent les membres de la Chambre haute”.

Néanmoins, Mogadiscio et les États membres fédéraux ont continué à s’affronter, incapables de se mettre d’accord sur un processus. Les échéances électorales ont de nouveau été repoussées. Des violences ont éclaté et, le 7 avril 2021, l’Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED) écrivait :

“Les élections législatives et présidentielles en Somalie doivent se dérouler dans un climat général de tensions politiques et de violence. Une crise constitutionnelle alimentée par des mois d’impasse politique entre le président Mohamed Abdullahi Mohamed ‘Farmaajo’ et l’opposition menace de dégénérer en un conflit violent opposant les forces fédérales aux milices d’État, ainsi qu’aux clans armés dont les loyautés s’affrontent.”

Une semaine plus tard, le parlement en place a adopté une mesure prolongeant le mandat des députés et celui de Farmaajo pour une période de deux ans, jusqu’à ce que des élections “une personne, un vote” puissent être organisées. Farmaajo a signé la loi et les États-Unis l’ont immédiatement condamnée, sans reconnaître qu’il s’agissait d’un vote populaire. Ils ont menacé d’appliquer des sanctions et de réduire l’aide internationale.

Avez-vous approuvé cette mesure visant à prolonger les mandats de deux ans ? Pensez-vous qu’elle visait sincèrement à renouveler l’engagement en faveur d’élections une personne, un vote ?

Oui. Farmaajo et le parlement en place essayaient encore de défendre le principe ” une personne, un vote “.

Six mois plus tard, en septembre 2021, vous avez été enlevé par des policiers kenyans travaillant comme mercenaires. Vous avez été détenu pendant 12 jours, puis relâché avec l’avertissement de ne pas vous mêler des affaires somaliennes et éthiopiennes, de ne plus soutenir Farmaajo, de ne plus vous opposer au Premier ministre Mohamed Hussein Roble, et d’avertir vos collègues d’en faire de même. Qui est l’ancien Premier ministre Roble ?

Mohammed Hussein Roble a été le Premier ministre le plus corrompu que la Somalie ait jamais eu. Il s’est fabuleusement enrichi en 18 mois, en recevant des pots-de-vin de la part d’étrangers et d’États membres de la région pour mettre en œuvre leurs accords corrompus. Il a transformé le cabinet du Premier ministre en entreprise personnelle. Et il s’est opposé au principe “une personne, un vote”.

J’en déduis donc que vous avez été enlevé par des mercenaires travaillant pour lui et ses acolytes ?

Par des policiers kenyans travaillant comme mercenaires.

En décembre 2021, le département d’État US a exigé la tenue d'”élections parlementaires et présidentielles crédibles, transparentes et ouvertes à tous”, toujours sans reconnaître qu’il s’agissait d’un vote populaire.

Toujours en décembre 2021, devant la sous-commission pour l’Afrique de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, la députée somalienne Ilhan Omar a demandé à la sous-secrétaire d’État US chargée des affaires africaines, Molly Phee, de déployer une approche “de la carotte et du bâton” pour faire pression sur la Somalie afin qu’elle organise des “élections en bonne et due forme”. Comme le Département d’État, elle n’a pas reconnu qu’il s’agissait d’un vote populaire :

Ilhan Omar : En ce qui concerne la région de l’Afrique de l’Est, nous savons que la Somalie n’a pas organisé d’élections depuis plus d’un an. Le conflit se poursuit. Quelle est la position des États-Unis pour tenter de faire pression sur le gouvernement somalien afin qu’il s’engage dans un processus permettant la tenue d’élections en bonne et due forme ?

Molly Phee : Nous sommes tout à fait d’accord avec vous sur le fait que les élections sont essentielles, d’abord pour achever les élections parlementaires, ensuite pour que l’État soit prêt à passer à l’élection présidentielle. Cela fait partie de notre engagement auprès du gouvernement, de tous les partis en Somalie et de tous les nombreux acteurs régionaux et internationaux qui sont également actifs en Somalie, afin qu’il y ait un message unifié. 

Comme vous le savez, le mandat de l’AMISOM [l’opération de “maintien de la paix” des Nations unies] est sur le point d’expirer et nous étudions la manière dont ce mandat peut être reconfiguré pour soutenir à la fois le processus politique et la lutte contre Al Shabaab. La situation n’est donc pas négligée. Il reste difficile de convaincre les parties d’aller dans la bonne direction. Des progrès ont été accomplis lors des élections législatives, mais il faut aller plus loin et plus vite pour aider la Somalie à s’engager sur la voie de l’autosuffisance. C’est donc un domaine qui fait l’objet de discussions actives, une fois encore, avec les dirigeants somaliens et avec nos partenaires de l’Union africaine et de l’Europe, qui financent une partie de l’AMISOM.

Ilhan Omar : Et pour répondre à la question de mes collègues, concernant la carotte et le bâton, quels mécanismes utilisons-nous pour nous assurer que la Somalie comprenne notre position et prenne la bonne direction ? 

Molly Phee : Je pense que l’une des leçons que nous avons tirées de l’Afghanistan, que j’ai personnellement tirées et que le secrétaire d’État Blinken a tirées, c’est qu’il ne suffit pas nécessairement de faire plus de la même chose ; il y a donc un réel effort pour faire comprendre aux Somaliens qu’ils ne peuvent pas dépendre indéfiniment de l’aide internationale et qu’ils doivent jouer un rôle dans la direction et la gestion de leur propre pays. C’est cet esprit qui imprègne notre approche de la Somalie.

Le 27 décembre 2021, elle a tweeté que Farmaajo devait partir :

En janvier 2022, les États-Unis ont de nouveau brandi la menace de sanctions et, en février, ils ont imposé des sanctions aux responsables somaliens en raison des retards dans la tenue des élections.

Fin février 2022, le Fonds monétaire international, où les États-Unis disposent d’un droit de veto, a finalement menacé de couper les financements dont la Somalie dépend si elle n’achevait pas les élections claniques avant le mois de mai. The Caravel, la publication sur les affaires internationales de l’université de Georgetown, rapportait :

“Le Fonds monétaire international (FMI) a menacé d’interrompre son programme en Somalie après le report des élections nationales. Le programme du FMI soutient le financement des salaires des militaires et d’autres services essentiels en Somalie et il est prévu qu’il expire en mai si l’élection présidentielle est encore retardée. L’examen du programme de soutien du FMI à la Somalie doit être achevé d’ici le 17 mai, faute de quoi le programme prendra automatiquement fin”, déclare Laura Jaramillo Mayor, chef de la mission du Fonds pour le pays.

Si ces fonds sont supprimés, le budget du pays s’en trouvera gravement affecté et un accord visant à réduire la dette de 5,2 milliards de dollars en 2018 à 557 millions de dollars sera menacé”, a expliqué Mme Mayor. Le ministre somalien des Finances, Abdirahman Beileh, a toutefois rejeté ces inquiétudes en déclarant : “Nous sommes convaincus que les élections se termineront à temps pour ne pas affecter le programme de réforme. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu d’obstacles majeurs au respect des conditions du FMI, et nous n’en prévoyons pas.”

En avril 2022, les élections législatives ont finalement eu lieu. La BBC a réalisé un reportage sur ce processus de plusieurs années intitulé “Somalia’s elections – where the people don’t vote” (Les élections en Somalie – où le peuple ne vote pas).

Le 16 mai 2022, la veille de l’expiration du financement critique du FMI, le nouveau parlement somalien a élu Hassan Sheikh Mohamed, l’ancien président tristement corrompu, pour remplacer Farmaajo.

Tout au long du processus, les États-Unis se sont posés en défenseurs de la démocratie en insistant sur la tenue d’élections, alors qu’en réalité ils ont :

1) fait échouer un vote populaire en encourageant les gouverneurs du Puntland et du Jubaland à s’opposer au principe “une personne, un vote”,

2) fait pression sur Farmaajo et le parlement en place pour qu’ils abandonnent le principe du vote unique face à la résistance,

3) insisté pour que les élections parlementaires corrompues et basées sur les clans se poursuivent, afin que le parlement corrompu puisse élire le président corrompu,

4) finalement menacé d’interrompre le financement du FMI dont dépend la Somalie si un parlement et un président n’étaient pas en place d’ici le 17 mai 2023.

Ai-je oublié quelque chose d’important ?

Non, c’est un très bon résumé de ce qui s’est passé.

D’accord, alors, juste quelques derniers points.

Les élections de type occidental avec un vote populaire sont également tristement célèbres pour leur corruption. Aux États-Unis, le gouvernement est corrompu par les donateurs des campagnes politiques, mais on ne parle pas de corruption parce que c’est légal et que cela se fait au grand jour. Dans une interview de 2010 intitulée “Tout ce que vous ne devriez pas savoir sur l’Érythrée », l’universitaire belge d’origine somali-éthiopienne, Mohammed Hassan, a déclaré :

« En Afrique, les partis politiques n’existent pas et la démocratie multipartite ne fonctionne pas. D’abord, parce que ce modèle politique a  créé des divisions. Au Congo, par exemple, il y a presque autant de partis politiques que d’habitants. Le but de tout cela est de diviser les gens, non plus selon les tribus comme autrefois, mais selon les partis politiques. Il s’agit de démocraties de basse intensité.

Ensuite, le multipartisme ne fonctionne pas en Afrique parce que ce modèle de démocratie est un cheval de Troie pour les impérialistes. Les puissances néocoloniales faussent le jeu démocratique en finançant les candidats qui répondront le mieux à leurs exigences : accès aux matières premières pour les multinationales, alignement sur la politique étrangère, etc. Avec le multipartisme en Afrique, les impérialistes vous disent tous les quatre ou cinq ans : « Allez voter pour ces candidats que nous avons sélectionnés pour vous. Ils vont vous appauvrir et vous tuer. Votez pour eux ! »

Qu’est-ce qui vous fait croire que le système multipartite avec une personne, un vote, fonctionnera en Somalie ?

Un vote populaire élargira considérablement la participation, permettant au peuple d’élire ses dirigeants. Et les élus seront jugés sur leur performance, que ce soit au parlement ou à la présidence. Le seul autre moyen de sortir du système des 4,5 clans serait un coup d’État militaire.

Les dirigeants politiques agiront en sachant très bien qu’au bout de quatre ou cinq ans, ils reviendront devant les citoyens pour briguer un nouveau mandat. S’ils n’ont pas été à la hauteur, ils savent qu’ils seront éliminés. De telles élections révéleraient ce que les citoyens apprécient et veulent que leur gouvernement fasse pour eux. Avec le système électoral actuel, nous ne savons pas ce que veulent les citoyens, car ils ne votent pas.

Cela signifie-t-il que vous n’êtes pas d’accord avec ce que Mohammed Hassan a dit dans cette interview ? Ou pensez-vous que la Somalie est en mesure de réussir un vote populaire à ce stade de son histoire ?

Je pense que la Somalie est prête pour un scrutin uninominal. Cela peut réussir parce que les Somaliens ont vu l’impact négatif du système électoral actuel où peu de gens ont leur mot à dire. Les gens sont impatients de voter ; ils réclament le droit de vote depuis des années.

Il est difficile de voler une élection à un candidat qui gagnerait haut la main, comme vous dites que Farmaajo le ferait. Une telle volonté populaire serait difficile à cacher.

Le peuple élirait des parlementaires qui éliraient Farmaajo. Cela ne fait aucun doute.

Qu’est-ce qui rend Farmaajo si populaire ?

Farmaajo est un nationaliste et un patriote qui aime son pays plutôt que ses propres intérêts égoïstes. Il a renforcé le parlement fédéral et il a réduit le pouvoir des États membres fédéraux.

Il a entrepris de construire une armée somalienne souveraine sous un commandement unique et unifié. Sous sa direction, la Somalie a formé de nombreux soldats professionnels. Elle a en outre envoyé 5 000 soldats somaliens suivre une formation spéciale en Érythrée.

Farmaajo a tenté d’empêcher les Émirats arabes unis de conclure un accord direct avec l’État sécessionniste du Somaliland.

Il a saisi 10 millions de dollars que les Émirats arabes unis introduisaient clandestinement en Somalie pour servir leurs propres intérêts.

Il a expulsé l’ambassadeur du Kenya du pays pour s’être continuellement ingéré dans les affaires intérieures de la Somalie.

Il a refusé de signer un accord sur la poursuite du projet Atalanta, la patrouille navale de l’Union européenne au large des côtes somaliennes. Il estime que la Somalie devrait avoir sa propre marine et ses propres garde-côtes pour mettre un terme au pillage du poisson et au déversement de produits toxiques que la marine de l’Union européenne n’a aucun intérêt à arrêter. De nombreux Somaliens pensent que le projet Atalanta facilite en fait toutes ces agressions côtières, principalement européennes.

Il a négocié le départ progressif de la mission de maintien de la paix de l’ONU qui n’a pas réussi à maintenir la paix en Somalie depuis 2007. Aujourd’hui, avec le départ de Farmaajo, le retrait de 2000 soldats prévu pour décembre 2022 a été reporté à juin 2023 et les échéances futures seront probablement à nouveau repoussées.

Farmaajo a déclaré aux intérêts étrangers que la Somalie appartenait aux Somaliens, et il a bloqué un accord avec la société américaine Coastal Oil Exploration. Cet accord a été remis en jeu moins d’une semaine après son départ de la Villa Somalia. 

Pendant son mandat, la Somalie a bénéficié d’un allègement de sa dette.

Et contrairement à l’actuel président, qui s’est considérablement enrichi lors de son premier mandat, et contrairement à tout le système basé sur les clans, Farmaajo n’est pas corrompu.

Ne s’étant pas enrichi pendant son mandat, Farmaajo louait un logement à Mogadiscio lorsqu’il a quitté ses fonctions. Le peuple somalien a organisé une campagne GoFundMe pour lui construire une maison avec un bureau et une bibliothèque afin qu’il puisse continuer à participer efficacement à la vie politique du pays. C’est un témoignage assez fort de ce que les gens pensent de lui.

Il est le meilleur dirigeant que les Somaliens aient connu.

 

Ann Garrison est une rédactrice contributrice du Black Agenda Report basée dans la région de la baie de San Francisco. En 2014, elle a reçu le prix Victoire Ingabire Umuhoza pour la démocratie et la paix pour avoir promu la paix grâce à ses reportages sur les conflits dans la région des Grands Lacs africains. On peut la joindre sur Twitter @AnnGarrison et à ann(at)anngarrison(dot)com.

 

Source : The Grayzone

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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