Ce que des « citoyens vigilants et bien informés » devraient savoir sur la guerre en Ukraine

En quittant ses fonctions en 1961, le président Eisenhower mettait en garde contre le pouvoir grandissant du complexe militaro-industriel. Et il expliquait que seule une communauté de « citoyens vigilants et bien informés » pourrait limiter l’influence de cet ogre en plein essor. Un demi-siècle plus tard, le complexe militaro-industriel semble tout puissant et tire de juteux profits de la guerre en Ukraine. Inarrêtable ? Medea Benjamin et Nicolas J.S. Davies nous expliquent ce que des citoyens vigilants et bien informés devraient savoir pour arrêter le massacre en cours. Des faits que la propagande occidentale cherche à soigneusement occulter. (IGA)


Dans une récente chronique, l’analyste militaire William Astore a écrit [au sujet de George Santos, jeune député républicain accusé de mythomanie] : “George Santos est le symptôme d’une maladie beaucoup plus importante : le manque d’honneur, le manque de honte qui sévit en Amérique. L’honneur, la vérité, l’intégrité ne semblent tout simplement pas compter, ou peu compter, dans l’Amérique d’aujourd’hui… Mais comment avoir une démocratie sans vérité ?“.

Astore poursuit alors en comparant les dirigeants politiques et militaires de l’Amérique au député disgracié Santos. “Les chefs militaires étasuniens se sont présentés devant le Congrès pour témoigner que nous étions en train de gagner la guerre d’Irak“, a écrit Astore. “Ils se sont présentés devant le Congrès pour témoigner que nous étions en train de gagner la guerre d’Afghanistan. Ils ont parlé de “progrès”, de virages pris, de forces irakiennes et afghanes entraînées avec succès et prêtes à assumer leurs fonctions lorsque les forces américaines se retireraient. Comme les événements l’ont montré, ce n’était que de la propagande. Que des mensonges“.

Aujourd’hui, l’Amérique est de nouveau en guerre, en Ukraine. Et la propagande continue. Cette guerre implique la Russie, l’Ukraine, les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN. Aucune partie à ce conflit n’a pris la peine d’exposer honnêtement à son propre peuple pourquoi elle se bat, ce qu’elle espère vraiment obtenir et comment elle compte y parvenir. Toutes les parties prétendent se battre pour de nobles causes et insistent sur le fait que c’est l’autre partie qui refuse de négocier une résolution pacifique. Ce sont tous des manipulateurs et des menteurs. Quant aux médias complaisants (de tous bords), ils claironnent leurs mensonges.

C’est un truisme de dire que la première victime de la guerre est la vérité. Pourtant, la manipulation et le mensonge ont des conséquences bien concrètes dans cette guerre où des centaines de milliers de vraies personnes se battent et meurent, tandis que leurs maisons, des deux côtés des lignes de front, sont réduites en poussière par des centaines de milliers d’obus.

Yves Smith, rédacteur en chef de Naked Capitalism, a exploré ce lien insidieux entre la guerre de l’information et la guerre réelle dans un article intitulé “Et si la Russie avait gagné la guerre d’Ukraine, mais que la presse occidentale ne l’avait pas remarqué ?” Il a observé l’impact de la dépendance totale de l’Ukraine à l’égard de l’approvisionnement en armes et en argent que lui fournissent ses alliés occidentaux : cette dépendance a donné une vie propre à un récit triomphaliste selon lequel l’Ukraine est en train de vaincre la Russie, et continuera à marquer des victoires tant que l’Occident continuera à lui envoyer plus d’argent et des armes de plus en plus puissantes et mortelles.

Mais il faut pour cela recréer sans cesse l’illusion que l’Ukraine est en train de gagner en mettant en avant des gains limités sur le champ de bataille. Et cette nécessité oblige l’Ukraine à continuer de sacrifier ses forces dans des batailles extrêmement sanglantes, comme sa contre-offensive autour de Kherson et les sièges russes de Bakhmut et Soledar. Retraité, le lieutenant-colonel Alexander Vershinin, ancien commandant américain de chars, a écrit sur le site Russia Matters de Harvard : “D’une certaine manière, l’Ukraine n’a pas d’autre choix que de lancer des attaques, quel qu’en soit le coût humain et matériel.

Les analyses objectives de la guerre en Ukraine sont difficiles à trouver à travers l’épais brouillard de la propagande de guerre. Mais nous devrions prêter attention lorsqu’une série de hauts responsables militaires occidentaux, en activité ou à la retraite, lancent des appels urgents à la diplomatie pour rouvrir les négociations de paix. Par ailleurs, ils préviennent que la prolongation et l’escalade de la guerre risquent de provoquer une guerre totale entre la Russie et les États-Unis. Ce qui pourrait dégénérer en guerre nucléaire.

Le général Erich Vad a été le principal conseiller militaire de la chancelière allemande Angela Merkel pendant sept ans. Dans un entretien accordé à Emma, un site d’information allemand, Vad a qualifié la guerre en Ukraine de “guerre d’usure”. Il l’a comparée à la Première Guerre mondiale, et à la bataille de Verdun en particulier, au cours de laquelle des centaines de milliers de soldats français et allemands ont été tués sans qu’aucun des deux camps n’ait obtenu de gain majeur.

Vad a posé la même question persistante et sans réponse que le comité éditorial du New York Times a posée au président Biden en mai dernier. Quels sont les véritables objectifs de guerre des États-Unis et de l’OTAN ?

Voulez-vous obtenir de bonnes conditions pour les négociations en livrant de chars ? Voulez-vous reconquérir le Donbass ou la Crimée ? Ou voulez-vous vaincre complètement la Russie ?” a demandé le général Vad.

Il conclut : “Il n’y a pas de définition réaliste du statut final. Et sans un concept politique et stratégique global, les livraisons d’armes se résument à du pur militarisme. Nous sommes dans une impasse militairement opérationnelle, et nous ne pouvons pas la résoudre militairement. Incidemment, c’est également l’avis du chef d’état-major américain Mark Milley. Il a déclaré qu’il ne fallait pas s’attendre à une victoire militaire de l’Ukraine et que les négociations étaient la seule voie possible. Tout le reste n’est qu’un gaspillage insensé de vies humaines“.

Chaque fois que les responsables occidentaux sont mis au pied du mur par ces questions sans réponse, ils sont obligés de répliquer, comme Biden l’a fait au Times il y a huit mois, en expliquant qu’ils envoient des armes pour aider l’Ukraine à se défendre et pour la mettre dans une position plus forte à la table des négociations. Mais à quoi est censée ressembler cette “position plus forte” ?

Lorsque les forces ukrainiennes ont progressé vers Kherson en novembre, les responsables de l’OTAN ont convenu que la chute de Kherson donnerait à l’Ukraine l’occasion de rouvrir les négociations en position de force. Pourtant, lorsque la Russie s’est retirée de Kherson, aucune négociation n’a eu lieu, et les deux parties planifient maintenant de nouvelles offensives.

Les médias US [et occidentaux] ne cessent de répéter que la Russie ne négociera jamais de bonne foi. Ce faisant, ils cachent à leur public les négociations fructueuses qui avaient débuté peu après l’invasion russe, mais qui ont été annulées par les États-Unis et le Royaume-Uni. Par ailleurs, peu de médias ont rapporté les récentes révélations de l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett sur les négociations de cessez-le-feu entre la Russie et l’Ukraine en Turquie. Benett a aidé à les arbitrer en mars 2022, et il a dit explicitement que l’Occident a “bloqué” ou “arrêté” (selon la traduction) les négociations.

Bennett a confirmé ce qui avait été rapporté par d’autres sources depuis le 21 avril 2022, lorsque le ministre turc des Affaires étrangères Mevlut Cavusoglu, l’un des autres médiateurs, a déclaré à CNN Turk après une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN : “Il y a des pays au sein de l’OTAN qui veulent que la guerre continue… Ils veulent que la Russie devienne plus faible.

Les conseillers du Premier ministre Zelensky ont fourni les détails de la visite de Boris Johnson à Kiev le 9 avril. Ces détails ont été publiés dans Ukrayinska Pravda le 5 mai. Les conseillers ont déclaré que Johnson avait délivré deux messages. Le premier est que Poutine et la Russie “doivent être mis sous pression, il ne faut pas négocier avec eux“. Le second était que, même si l’Ukraine concluait un accord avec la Russie, “l’Occident collectif”, que Johnson prétendait représenter, n’y prendrait aucune part.

Les médias occidentaux n’ont généralement abordé ces premières négociations que pour jeter le doute sur cette histoire ou dénigrer ceux qui la répètent en les traitant d’apologistes de Poutine. Ces informations ont pourtant été confirmées de sources multiples par des responsables ukrainiens, des diplomates turcs et maintenant l’ancien Premier ministre israélien.

Le cadre de propagande que les politiciens et les médias de l’establishment occidental utilisent pour expliquer la guerre en Ukraine à leurs propres publics est un récit classique de “bonnets blancs contre bonnets noirs”. Dans cette histoire, la culpabilité de la Russie dans l’invasion sert à prouver l’innocence et la droiture de l’Occident. Mais les preuves que les États-Unis et leurs alliés partagent la responsabilité de nombreux aspects de cette crise s’amassent comme une montagne de plus en plus grande. On essaie de les cacher sous le tapis de la communication, si bien que ce tapis ressemble de plus en plus au dessin du Petit Prince représentant un boa constrictor ayant avalé un éléphant.

Les médias et les responsables occidentaux ont été encore plus ridicules lorsqu’ils ont tenté d’accuser la Russie d’avoir fait exploser ses propres pipelines, les gazoducs sous-marins Nord Stream qui acheminaient le gaz russe vers l’Allemagne. Selon l’OTAN, les explosions qui ont libéré un demi-million de tonnes de méthane dans l’atmosphère étaient “des actes de sabotage délibérés, imprudents et irresponsables.” Le Washington Post, dans ce qui pourrait être considéré comme une faute professionnelle journalistique, a cité un “haut responsable européen de l’environnement” anonyme disant : “Personne du côté européen de l’océan ne pense qu’il s’agit d’autre chose que d’un sabotage russe.

Il a fallu que l’ancien journaliste d’investigation du New York Times, Seymour Hersh, brise le silence. Il a publié, dans un billet sur son propre Substack, une fuite spectaculaire dénonçant la façon dont les plongeurs de la marine US se sont associés à la marine norvégienne pour placer les explosifs sous le couvert d’un exercice naval de l’OTAN. Ces explosifs ont été déclenchés par un signal sophistiqué provenant d’une bouée larguée par un avion de surveillance norvégien. Selon Hersh, le président Biden a joué un rôle actif dans la planification de l’opération. Il l’a modifiée pour y inclure l’utilisation de la bouée de signalisation qui permettrait de dicter personnellement le moment précis de l’explosion, trois mois après la pose des explosifs.

Comme on pouvait s’y attendre, la Maison-Blanche a rejeté le reportage de Hersh en le qualifiant de “totalement faux et de fiction complète”. Mais elle n’a jamais offert d’explication raisonnable à cet acte historique de terrorisme environnemental.

Le président Eisenhower a déclaré que seuls des “citoyens vigilants et bien informés” pourraient “empêcher le complexe militaro-industriel d’acquérir une influence injustifiée, qu’elle soit sollicitée ou pas ». Il ajoutait que « le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera ». 

Que devrait donc savoir un citoyen américain vigilant et bien informé sur le rôle joué par notre gouvernement dans l’organisation de la crise en Ukraine, rôle que les grands médias ont balayé sous le tapis ? C’est l’une des principales questions auxquelles nous avons tenté de répondre dans notre livre War in Ukraine : Making Sense of a Senseless Conflict. Les réponses sont les suivantes :

– Les États-Unis n’ont pas respecté leur promesse de ne pas étendre l’OTAN en Europe de l’Est. En 1997, avant que les Américains n’aient jamais entendu parler de Vladimir Poutine, 50 anciens sénateurs, officiers militaires à la retraite, diplomates et universitaires ont écrit au président Clinton pour s’opposer à l’expansion de l’OTAN, la qualifiant d’erreur politique aux “proportions historiques”. L’ancien homme d’État George Kennan l’a condamnée comme “le début d’une nouvelle guerre froide”.

– L’OTAN a provoqué la Russie en promettant à l’Ukraine, en 2008, qu’elle deviendrait membre de l’OTAN. William Burns, qui était alors ambassadeur des États-Unis à Moscou et qui est aujourd’hui directeur de la CIA, a prévenu dans un mémo du département d’État : “L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus brillante de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (et pas seulement pour Poutine).”

– Les États-Unis ont soutenu un coup d’État en Ukraine en 2014 qui a installé un gouvernement que seule la moitié de son peuple a reconnu comme légitime, provoquant la désintégration de l’Ukraine et une guerre civile qui a tué 14 000 personnes.

– L’accord de paix de Minsk II de 2015 a permis d’établir une ligne de cessez-le-feu stable et de réduire régulièrement le nombre de victimes, mais l’Ukraine n’a pas accordé d’autonomie à Donetsk et à Louhansk comme convenu. Angela Merkel et François Hollande admettent maintenant que les dirigeants occidentaux n’ont soutenu Minsk II que pour gagner du temps afin que l’OTAN arme et entraîne les militaires ukrainiens pour récupérer le Donbass par la force.

– Au cours de la semaine précédant l’invasion, les observateurs de l’OSCE dans le Donbass ont documenté une énorme escalade d’explosions autour de la ligne de cessez-le-feu. La plupart des 4 093 explosions survenues en quatre jours ont visé le territoire tenu par les rebelles, indiquant l’arrivée de tirs d’obus des forces gouvernementales ukrainiennes. Les responsables américains et britanniques ont affirmé qu’il s’agissait d’attaques “sous faux drapeau“, comme si les forces de Donetsk et de Louhansk se bombardaient elles-mêmes. De la même manière, ces responsables ont suggéré plus tard que la Russie faisait exploser ses propres pipelines.

– Après l’invasion, au lieu de soutenir les efforts de l’Ukraine pour faire la paix, les États-Unis et le Royaume-Uni les ont stoppés dans leur élan. Boris Johnson, du Royaume-Uni, a déclaré qu’ils avaient vu une opportunité de “faire pression” sur la Russie et qu’ils voulaient en profiter au maximum. Le secrétaire US à la Défense, M. Austin, a déclaré que leur objectif était d'”affaiblir” la Russie.

Que penserait de tout cela un citoyen vigilant et bien informé ? Nous condamnerions clairement la Russie pour avoir envahi l’Ukraine. Mais ensuite ? Nous exigerions certainement aussi que les dirigeants politiques et militaires américains nous disent la vérité sur cette guerre horrible et sur le rôle de notre pays dans celle-ci. Et nous exigerions que les médias transmettent la vérité au public. Des “citoyens vigilants et bien informés” exigeraient alors certainement que notre gouvernement cesse d’alimenter cette guerre et soutienne plutôt des négociations de paix immédiates.

 

Source originale: Dissident Voice

Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

 

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