Bruno Drweski: “La guerre en Ukraine durera tant que Washington n’aura pas tranché en faveur d’un compromis”

La Pologne touchée par un missile russe? Zelensky persiste et signe, souhaitant sans doute voir l’OTAN s’engager directement dans la guerre d’Ukraine. Quelle tournure pourrait prendre le conflit? Comment expliquer le retrait de troupes russes à Kherson? Pourquoi l’hiver pourrait changer la donne? Historien, politologue et maître de conférence à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Bruno Drweski nous éclaire sur les dernières évolutions de la guerre en Ukraine.

Mercredi 16 novembre, un missile s’est abattu dans un village du sud-est de la Pologne, près de la frontière ukrainienne. Zelensky a aussitôt accusé les Russes, mais le Kremlin a démenti. Cet incident sur un territoire d’un pays membre de l’OTAN pourrait-il faire basculer le conflit?

À ce stade, on ne peut émettre que des hypothèses. Pourquoi les Russes auraient tiré sur la Pologne? Ça n’a aucun sens. On peut éventuellement admettre une erreur de son armée, mais la Russie n’a aucun intérêt à engager le conflit directement avec l’OTAN. Une autre hypothèse: soit les Polonais, soit les Ukrainiens veulent faire monter la sauce. Ce sont les plus va-t’en guerre. Mais pas sûr que le protecteur étasunien les soutient. Il y a évidemment des faucons à Washington qui voudraient faire monter la guerre d’un cran. Mais ce n’est pas le courant dominant actuellement. Joe Biden a d’ailleurs déclaré qu’il était “improbable” que le missile ait été tiré depuis la Russie.

On peut comprendre que l’Ukraine souhaiterait voir les troupes de l’OTAN s’engager directement dans la guerre. Ce qui pourrait arriver si un pays de l’alliance était attaqué. Mais pourquoi la Pologne chercherait-elle aussi à passer ce cap?

Le gouvernement polonais s’est montré particulièrement généreux envers l’Ukraine, alors que son économie n’est pas florissante. Avec une aide évaluée à 1,8 milliard de dollars, la Pologne occupe la première place de l’Union européenne dans l’aide à l’Ukraine, devant l’Allemagne et ses 1,2 milliard. Le gouvernement polonais abhorre ainsi toute forme de négociation avec la Russie. Car si la guerre devait s’arrêter maintenant, le roi se retrouverait nu avec de lourdes obligations économiques sur le dos. La Pologne espère donc que la guerre permettre de rebattre les cartes en sa faveur, en faisant de l’Ukraine un protectorat polonais, en devenant un pilier essentiel des États-Unis en Europe et en occupant une place centrale dans l’Intitiative des trois mers qui regroupe douze États européens entre la mer Baltique, la mer Adriatique et la mer Noire. C’est pourquoi la Pologne joue avec l’aile dure de Washington et de Bruxelles.

Cette histoire de missile survient quelques jours après le retrait de troupes russes de Kherson. Comment analysez-vous ce repli? D’un côté, certains y voient la débâcle de l’armée russe. Mais cette débâcle était déjà annoncée au printemps, quand on disait que les soldats russes n’avaient plus de nourriture ni d’essence. D’un autre côté, certains y voient une manœuvre stratégique du tout-puissant Kremlin et “l’opération spéciale” se déroulerait comme prévu…

Ce sont les deux extrêmes habituels depuis le début du conflit. Le retrait a certainement été dicté par des conditions militaires. En effet, les troupes russes occupent essentiellement des territoires situés à l’est du Dniepr tandis que Kherson se situe sur la rive occidentale. Or, peu de ponts traversent cet énorme fleuve. Si bien que l’approvisionnement des troupes russes à Kherson était difficile.
Militairement, ce repli semble donc rationnel. Et l’armée russe l’a présenté comme tel. Mais cela reste une défaite militaire et politique pour la Russie. En effet, Kherson devait constituer une tête de pont pour préparer une offensive vers Odessa qui aurait permis de couper l’Ukraine de la mer Noire. L’armée russe en a été incapable, car le pouvoir politique a refusé de s’engager dans une guerre totale qui aurait nécessité une mobilisation populaire. Or, une telle mobilisation entraînerait des changements dans le régime sociopolitique de la Russie. Des changements qui impliqueraient une direction plus étatique et qui limiteraient le pouvoir des oligarques. Aujourd’hui, le pouvoir à Moscou est déchiré entre une aile qui se revendique du patriotisme russe et une autre qui se veut davantage tournée vers l’Occident. Cette aile est incarnée par une bonne partie des oligarques qui ont profité des privatisations de l’économie russe après la chute de l’Union soviétique. Dans la foulée, toute une bureaucratie s’est installée. Elle pense à l’occidentale, elle envoie ses enfants dans les universités occidentales et elle est davantage tournée vers l’Occident que vers la Russie.

Ces oligarques occidentalistes n’ont-ils pas été affaiblis par les sanctions économiques décidées après l’invasion de l’Ukraine, notamment le gel des avoirs?

Cette frange a sans doute été affaiblie. Mais visiblement, à la lecture même de la presse russe, l’aile pro-occidentale n’a pas disparu pour autant. On sent d’ailleurs une cacophonie à la tête de l’État russe qu’on peut mieux déchiffrer en analysant les rapports de classes en Russie. Il y a un partage du pouvoir entre ce qui reste de la bourgeoisie compradore – ceux qu’on appelle les oligarques – et une bourgeoisie nationale qui souhaite davantage affirmer la position de la Russie. Notons que l’Histoire a déjà démontré qu’une bourgeoisie nationale qui n’est pas sous la surveillance des forces populaires tend à être opportuniste. Notons aussi que si la bourgeoisie nationale russe est moins portée sur l’Occident, elle ne souhaite pas non une mobilisation populaire trop forte dans la guerre d’Ukraine. En effet, une telle mobilisation entraînerait des revendications sociales qui seront en contradiction avec les intérêts des propriétaires des moyens de production formant cette bourgeoisie nationale.

Le rôle de Poutine dans tout cela finalement, c’est de ménager les différents courants pour maintenir une certaine stabilité?

Exactement. Le pouvoir en Russie est celui d’un arbitre entre les différentes factions et les différents intérêts qui s’affrontent au sommet de l’État.

Nous sommes donc loin de l’image du tyran qui décide tout, tout seul et sur un coup de tête.

Totalement. C’est une image absolument absurde. Toute notre propagande occidentale se focalise sur la personne de Poutine. Mais j’irai presque à dire qu’elle est secondaire. Nous sommes dans un appareil d’État, avec des jeux de pouvoir qui font que Poutine n’est pas du tout l’autocrate absolu présenté dans nos médias. Il doit compter avec différents liens et surtout avec ceux qui l’ont fait roi. Poutine peut s’en émanciper à l’occasion, mais il en reste dépendant.

Selon certains commentateurs, les différents revers essuyés par l’armée russe ces dernières semaines mettraient Poutine dans une posture difficile…

Il est peut-être trop tôt pour arriver à une telle conclusion. Mais il est sûr que Poutine joue une partie délicate. Et les échecs de l’armée russe à Kharkov et Kherson ne renforcent pas sa position. L’opinion russe lui reste acquise, car elle voit en Poutine le défenseur de la patrie. Mais il n’a sans doute plus le pouvoir qu’il avait auparavant. Je n’ai pas d’informations sur le sujet, mais je pense que son absence au G20 peut indiquer aussi qu’il n’a pas vraiment envie de quitter la maison pour continuer à surveiller ses intérêts sur place. Quelques jours d’absence pourraient le fragiliser. Il n’est pas menacé d’une révolte populaire. Mais il peut craindre sans doute des coups de force à l’intérieur du Kremlin.

Après la libération de Kherson, Zelensky a évoqué de possibles négociations. Mais en posant comme conditions le retrait total des troupes russes et la libération de tous les territoires annexés, difficile de faire venir Moscou autour de la table. Une issue diplomatique est-elle tout de même envisageable?

Zelensky a parlé de négociations parce qu’en Europe et dans certains cercles étasuniens, on commence à trouver la facture du conflit ukrainien trop salée. Surtout à l’approche de l’hiver. Sentant cela, Zelensky et ceux qui le soutiennent en Occident pensent à lancer une rhétorique de pseudo-négociations pour montrer qu’ils essaient de faire des efforts et qu’ils ne sont pas uniquement des va-t’en guerre. Mais les conditions sont effectivement impossibles à accepter pour la Russie. Il s’agit donc clairement d’une manœuvre de propagande et pas d’une véritable volonté de négocier.

Ça veut dire que la guerre pourrait durer encore longtemps?

La guerre durera tant qu’à Washington, on n’aura pas tranché en faveur d’un compromis. C’est finalement là que les choses se décident et l’Ukraine ne tiendrait pas sans le soutien des États-Unis. Mais Washington est tiraillée par des intérêts contradictoires. Elle doit aussi composer avec les réactions des pays européens qui, en dépit de leur statut de vassaux, ont des intérêts à défendre et craignent l’arrivée de l’hiver. Pour l’Ukraine, ce sera même une véritable catastrophe. Les médias ont beaucoup parlé de la reprise de Kherson. Mais à côté de ça, l’économie ukrainienne s’effondre. D’autant plus que l’approvisionnement en énergie et en électricité plus particulièrement a été sérieusement endommagé. Or, l’hiver est très rigoureux dans certaines régions d’Ukraine. Par ailleurs, pour acheminer des troupes et des munitions sur le front, il faut des trains qui pour la plupart sont tirés par des locomotives électriques. L’armée ukrainienne risque donc d’être fortement affaiblie cet hiver. La Russie compte certainement là-dessus, ainsi que sur l’effondrement économique de l’Ukraine et la crise qui va s’accentuer en Europe et même aux États-Unis. Tout cela devrait éloigner l’opinion publique occidentale des va-t’en guerre et forcer à des négociations sérieuses.

Et que négociera-t-on alors?

Très clairement, les discussions porteront sur un partage de l’Ukraine. Ce pays qu’on a connu avant 2022 et même avant 2014 n’existe plus. À moins d’un retournement complet, il n’existera jamais plus. Des parties de l’Ukraine seront du côté russe, d’autres continueront à faire partie d’une Ukraine dont les relations avec la Russie devront évoluer de l’antagonisme absolu à une forme de coopération régionale. Je n’exclus pas non plus que du côté de l’Ukraine occidentale, il y ait aussi des changements par rapport à la Pologne ou la Hongrie du fait des minorités qui y vivent. Par ailleurs, je ne vois pas les forces nationalistes de l’Ukraine occidentale accepter une Ukraine neutre. Le pays pourrait ainsi se trouver divisé en deux voire en trois. Ce sont des hypothèses évidemment, mais elles s’appuient sur des sentiments qui sont solidement ancrés dans les différentes régions d’Ukraine. Des sentiments dont on nous parle très peu, mais qui risquent d’être plus exacerbés encore avec les difficultés extrêmes de la situation économique cet hiver.

En Europe aussi, l’hiver sera rude. Ursula don der Leyen va-t-elle pouvoir maintenir qu’il ne faut surtout pas négocier et continuer la guerre?

L’hiver ne sera peut-être pas aussi rude qu’en Ukraine. Parce qu’en Europe, les installations électriques ne sont pas bombardées. Néanmoins, l’inflation va se poursuivre. Et si tous les États membres ne sont pas logés à la même enseigne, on ne sait pas trop comment on va se chauffer. Globalement, le système économique qui était à bout de souffle avant la guerre risque de craquer de partout. Dans les différents pays européens, on assistera à l’éveil des mécontentements. Cela a déjà commencé en France, en Belgique, en République tchèque, en Bulgarie, en Angleterre, en Allemagne ou encore en Hollande. La mobilisation populaire n’est déjà pas négligeable à la veille de l’hiver. D’ici un mois ou deux, si les conditions dégénèrent – et c’est fort probable – ces vagues de mécontentement vont s’intensifier. Le pouvoir semble prêt à adopter des mesures répressives qui peuvent être paralysantes pour la population, mais qui peuvent aussi attiser la colère. La répression est une arme à double tranchant.
La situation sera certainement tendue, car globalement, le capitalisme néolibéral est arrivé à un essoufflement tel qu’on assiste à un basculement du monde. Les pays dits du Sud sortent du système dominant. Reste ce qu’on n’ose plus appeler la “communauté internationale”. Elle représente 10% de l’humanité. Et parmi ces 10%, la moitié est déjà opposée au système.

Même du point de vue des élites européennes, la poursuite de la guerre ne semble pas faire l’unanimité. Des divisions sont apparues après la visite de Scholz en Chine. Des divisions qui pourraient amener l’Union européenne à changer son fusil d’épaule?

Le voyage de Scholz est loin d’être anodin. Aller en Chine, c’est déjà négocier avec le grand partenaire de la Russie. Sans la Chine, l’économie russe se serait effondrée. Manifestement, une partie du gouvernement allemand veut donc sauver les meubles et doit penser à sa bourgeoisie nationale qui trouve que la facture de la guerre en Ukraine devient très lourde. En Allemagne, il y a un courant partisan de l’OTAN qui est en place depuis 1945. Et politiquement, la bureaucratie allemande est une agence des États-Unis. En revanche, le patronat allemand a des intérêts bourgeois très clairs. C’est une bourgeoisie productive, elle n’est pas uniquement dans la spéculation financière de Wall Street. Elle est dans la production d’automobiles, de machines et d’autres choses. Elle a en outre beaucoup de sous-traitants en Europe de l’Est. Et si on assiste à un effondrement de l’économie allemande, cela aura des répercussions sur tous les sous-traitants disséminés à travers l’Union européenne. C’est le contrecoup de l’impérialisme allemand qui s’est répandu à travers l’UE. Les économies sont très liées. Si l’Allemagne a un rhume, ça risque de virer à l’angine pour beaucoup d’autres pays européens.

 

Source: Investig’Action

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