Pourquoi le peuple de Colombie a-t-il voté NON aux accords de paix ?

Après 52 années d’une terrible guerre civile qui a fait plus de 250 000 morts et des millions de personnes déplacées, comment peut-on expliquer ce NON aux accords de Paix ? Comment faut-il interpréter cette abstention massive ? Pour nous éclairer, nous avons interrogé Julián Cortés*, journaliste et spécialiste de la Colombie.

 

Hier, les partisans du NON aux accords de paix ont gagné le référendum. Mais au-delà de ce résultat, un chiffre important a particulièrement retenu notre attention, c’est le taux des abstentions qui frôle les 63 %. Comment expliquez-vous ce manque d’intérêt à propos d’une question aussi importante et qui a suscité autant d’espoirs ?

Il n’est pas aisé de comprendre ce phénomène de l’abstention et il est très hasardeux de risquer un diagnostic correct de cette réalité. Je crois cependant que ce taux d’abstention est d’abord en rapport avec la médiocre culture politique du peuple colombien qui, elle, est la conséquence de l’acharnement bien réfléchi des élites à maintenir le peuple colombien dans l’ignorance. Ces élites ont imposé à notre peuple une culture dominante fondée sur l’idolâtrie des stars, le divertissement, des connaissances triviales et superficielles.

Si je te disais qu’un match de football peut rassembler un plus grand nombre de Colombiens qu’un referendum sur la paix ! Pourtant, cela n’est pas différent de ce qui se passe ailleurs dans le monde et nous ne pouvons pas dire que les Colombiens sont des ignorants. En fait, si on observe la culture populaire dans n’importe quelle partie du monde, on s’aperçoit qu’elle est superficielle et triviale. Et c’est ainsi que les gens sont facilement victimes de discours populistes, de droite ou même de gauche, et que Alvaro Uribe Vélez, qui est un populiste habile, est parvenu à séduire une portion certes réduite de la population, mais qui, à cause du taux élevé de l’abstention, a suffi à faire la différence.

D’un autre côté, je ne veux pas être pessimiste parce que la gauche colombienne représente une force considérable si on la compare à celle des autres pays ; nous travaillons beaucoup et, paradoxalement, grâce au conflit armé, nous trouvons un niveau élevé de politisation chez les militants de gauche, même s’il est vrai que nous manquons encore de stratégies médiatiques plus persuasives pour attirer des secteurs plus importants de la population et, évidemment, nous n’avons pas assez accès aux médias et c’est pourquoi la gauche continue d’être minoritaire.

Mais il y a un autre fait intéressant dont je viens de prendre connaissance et c’est le fait que de nombreuses communautés paysannes n’ont pas pu aller voter. Des communautés qui ont tout intérêt à sortir du sous-développement et à voir la fin du conflit ont eu des difficultés pour se rendre aux bureaux de vote. Les communautés indigènes d’Amazonie n’ont pas vu arriver les traditionnelles pirogues que les politiciens mettent habituellement à leur disposition lors des élections. Sur ce point-là, le gouvernement a failli dans sa responsabilité de garantir le droit de vote en offrant des facilités de déplacement à ceux qui résident loin des bureaux de vote. Sans équité, il n’est pas possible de garantir la sincérité du scrutin.

 

Cette victoire du NON est avant tout celle des politiciens de l’extrême droite colombienne, tel l’ex-président Alvaro Uribe, qui ont toujours refusé de négocier avec la guérilla. Quelles sont les raisons de cette opposition historique ? La crainte de la vérité ? Se sentiraient-ils menacés du fait d’intérêts en lien avec la guerre ?

 

Les motivations d’Álvaro Uribe Vélez sont diverses. Tout d’abord, la question de la vérité historique : Álvaro Uribe Vélez et ses acolytes ont peur que le pays sache cette vérité que nous sommes désormais nombreux à connaître et qui a été prouvée, mais qu’il n’a pas été possible de faire reconnaître devant un tribunal, pas même devant la Cour Internationale de Justice. C’est la question de ses liens étroits avec le paramilitarisme. Pas seulement ses liens personnels, mais aussi ceux de sa famille. Par exemple, son frère est en prison parce qu’il est accusé de faire partie du « groupe paramilitaire des douze apôtres ».

En application de ce que les accords de paix stipulent en matière de justice, lui aussi serait traîné devant un tribunal puisque ce qui est prévu au chapitre de la justice concerne tous les acteurs du conflit, pas seulement les guérilleros. Ce que Álvaro Uribe veut protéger avec son discours attaquant l’impunité des guérilleros, c’est précisément sa propre impunité.

En second lieu, nous avons la question de la terre et de la réforme rurale intégrale qui prévoit, entre autres avancées, la restitution des terres illégalement arrachées aux paysans. Cela implique que lui-même, qui est un grand propriétaire foncier, ainsi qu’un large secteur d’éleveurs verraient leurs intérêts menacés avec la mise en application du premier point des accords.

En troisième lieu, il a le sujet des autres grandes réformes prévues par les accords et qui touchent de larges secteurs alliés. Ces gens ne peuvent pas permettre la moindre démocratisation des médias de l’information prévue par les accords. Ils ne peuvent pas accepter le moindre progrès vers une authentique démocratie en Colombie ; ils ne peuvent pas accepter que les communautés paysannes aient le droit de décider elles-mêmes de leurs affaires, comme le stipulent les accords.

Quatrièmement, il existe une crainte voilée parmi les élites traditionnelles au pouvoir, une crainte que partagent également Santos et ses amis, et c’est la possibilité de voir la gauche arriver au pouvoir. Ce n’est un secret pour personne, même si çà et là certains intellectuels, y compris de gauche, le contestent que les FARC sont des acteurs politiques forts ; ils savent faire de la politique et ils sont exempts de ces vices qui disqualifient les élites politiciennes traditionnelles. Les FARC disposent d’une masse de militants clandestins hautement engagés dans la lutte pour leur cause et qui agissent bien plus efficacement que ne le font Álvaro Uribe et ses partisans réduits à chercher à convaincre à coup de discours populistes et de mensonges.

Cinquièmement, nous avons la question du narco trafic qui a trouvé une solution intelligente avec les cultures de remplacement aux cultures illicites et le combat contre les structures criminelles qui s’enrichissent avec ce commerce. Il y a là, clairement, des intérêts qui ne sont pas satisfaits par ce que prévoient les accords à ce sujet. Et, en sixième lieu, nous avons la personnalité mégalomane d’Álvaro Uribe Vélez. Il veut être l’auteur de l’accord de paix, en d’autres termes, il veut lui aussi son petit morceau de Prix Nobel de la Paix.

 

Les résultats sociogéographiques du vote nous fournissent des données très intéressantes. En effet, nous avons pu remarquer que les électeurs du NON sont des gens qui ont peu souffert de la guerre parce qu’ils habitent des zones urbaines et qu’ils appartiennent aux classes moyennes et élevées, tandis que les électeurs du OUI sont majoritairement ceux qui ont souffert durement de la guerre (les paysans…) Est-ce cette fracture sociale qui divise historiquement la société colombienne, société profondément inégalitaire ?

 

Oui, assurément. Le résultat du référendum fait apparaître clairement ce contraste entre la Colombie rurale et la Colombie urbaine. En fait, dans le livre que je suis en train d’écrire sur les FARC-EP, je montre comment les relations entre la guérilla et les populations paysannes ont été considérablement différentes de ce que les médias nous ont raconté à nous, les citadins.

De très nombreux paysans peuvent difficilement se faire abuser par un discours anti-FARC et par la propagande guerrière parce qu’ils ont connu, eux, un visage très différent des FARC. Pour beaucoup de communautés paysannes, les insurgés ont été leur gouvernement ; ce sont les guérilleros qui les ont accompagnés et soutenus lors des procès qu’ils ont intentés et tout au long de leurs luttes sociales ; ce sont les guérilleros qui ont construit leurs écoles, leurs centres de santé et les routes ; ce sont les guérilleros qui les ont défendus contre les paramilitaires.

Si tu regardes attentivement la carte, tu t’aperçois que les régions où le OUI l’emporte sont des régions qui soit ont été ravagées par le conflit (pas seulement du fait des FARC, contrairement à ce que racontent les médias) soit ont été le berceau et le refuge des guérilleros. Sauf dans de très rares exceptions, comme l’Est de Antioquia et quelques zones du Meta, le OUI l’emporte là où sont présents, ou ont été présents, la guérilla et des leaders de gauche.

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Nous savons le rôle historique qu’ont joué les médias de l’information dans la diabolisation des FARC et leur soutien aux secteurs de droite. Au cours de cette campagne électorale, quel a été leur rôle ? Ont-ils pris part à toute cette propagande et permis par conséquent la victoire du NON ?

 

Bien sûr que le rôle de la propagande d’hostilité permanente au processus de retour à la paix a été déterminant, principalement l’influence de la chaine RCN, de même que ce qu’en ont répercuté certaines congrégations chrétiennes qui ont répandu des contrevérités sur les accords de La Havane. Pour te donner un exemple des plus comiques, si tant est qu’on ait le droit de le qualifier ainsi, l’introduction de la problématique de genre dans les accords a conduit des secteurs arriérés des deux religions, chez les chrétiens et chez les protestants, à affirmer que la Colombie allait virer à l’homosexualité du fait de l’application des accords de paix.

C’est un discours considérablement populiste mis au point dans les officines de la propagande de guerre du parti d’Álvaro Uribe, mais qui a fait mouche au plus profond d’une société très fortement croyante. Ce discours porteur de haine et d’homophobie a eu un effet bien plus puissant que les discours sur le pardon et l’amour du prochain.

Mais ce n’est pas la seule explication. Je veux dire que cela remonte à bien des années, à toutes ces années durant lesquelles on n’a pas cessé de répéter à satiété que les FARC étaient le principal problème de la Colombie. Et cette campagne d’opinion, Santos lui-même, en tant qu’ex-ministre de la Défense, en a été aussi un des promoteurs.

Mais cette campagne, paradoxalement, se retourne aujourd’hui contre lui en faisant contester le processus de paix par une société qu’il a aidé à intoxiquer contre les FARC. Par exemple, une de mes parentes m’exprimait son indignation à l’idée, pour elle intolérable, que des ravisseurs d’otages, les FARC, aient le droit de siéger au parlement tant qu’ils n’auraient pas libéré tous leurs otages. Mais, de grâce, ça fait plus de deux ans que les FARC ont libéré tous leurs otages et qu’ils se sont engagés à ne plus procéder à la moindre prise d’otage ! Et ça fait deux ans qu’ils tiennent parole !

 

Le chef des FARC, Timoleón Jiménez, s’est engagé à continuer le combat pour que revienne la paix. Cependant, ce vote pourrait-il remettre en question le long processus de paix entamé il y a 5 ans déjà ? Quel futur proche pour la Colombie ?

 

Moi, je pense qu’il y a deux scénarios possibles, très complexes. Dans le premier, Santos, comme l’a exposé le commandant Timoleón, ne tient aucun compte du référendum, parce que, comme l’a déclaré la Cour Constitutionnelle, ce dernier n’a pas de valeur juridique, il a seulement une portée politique. Se pose alors un dilemme parce que, sur le plan international, l’accord est signé. On ne peut pas faire marche arrière sur le plan juridique car l’accord est acté en Suisse, devant les Nations Unies et il a reçu tout le soutien international souhaitable, y compris l’approbation de la Cour Internationale de Justice.

Donc, si Santos passe outre au résultat du referendum, il perd de la légitimité politique sur le plan intérieur en Colombie mais il préserve la légitimité juridique des accords et sa légitimité politique au plan international. S’il prend en compte le résultat du referendum, il entre dans le jeu d’Uribe — qui, entre nous soit dit, a été invité à l’époque à participer aux négociations sur les accords de La Havane, chose qu’il a refusée — et il faudrait alors ouvrir une nouvelle étape de discussions qui conduirait à une réforme des accords actuels. Cela lui ferait gagner en légitimité politique dans le pays, mais je crois que Santos perdrait alors énormément face à la communauté internationale, sans parler de tout le temps perdu.

Cependant, il y a un danger dans le scénario numéro 1 : le mécontentement que cela pourrait entraîner parmi les partisans du NON en Colombie – dont le secteur de la mafia qui s’est opposé à l’accord – qui ont déjà déclaré qu’ils combattront les guérilleros qui réintègreront la vie civile. Si on n’intègre pas ces secteurs liés à Álvaro Uribe, on pourrait plonger le pays dans un autre conflit armé qui rendrait impossible la mise en application des accords. Un troisième scénario possible serait un moyen terme : on se réfèrerait à l’accord national prévu dans les accords pour avancer la date de convocation d’une assemblée nationale constituante qui inclurait tous les secteurs.

C’est ce scénario qui, à mon avis, devrait être mis en œuvre — et c’est cette ligne que les forces démocratiques défendent —, mais pas dans l’immédiat, pas dans les conditions actuelles, avec l’hégémonie actuelle, politique et culturelle, qu’exercent les mafias et les secteurs de l’uribisme ; une représentation élargie de la droite en tant que constituante serait susceptible de ruiner tout projet d’une nouvelle constitution progressiste.

Moi, je serais d’avis d’attendre que les FARC-EP aient franchi le pas de retrouver la vie civile, politique et légale et qu’ils aient fait leurs premiers pas en tant que mouvement politique sans armes pendant environ deux ans. A ce moment-là, ils pourraient aller à la bataille pour une assemblée constituante. L’idée de faire confiance au peuple colombien et à sa sagesse politique est une question qui pose problème après les résultats du referendum.

Traduit de l’espagnol par Manuel Colinas

Source: Le Journal de Notre Amérique n°18, octobre 2016, Investig’Action

13900325_1058013964280457_6111488326672068538_nJulián Cortés est un ex-prisonnier politique et un universitaire colombien. Il est ingénieur en mécanique et a fait des études en Maîtrise en Développement et Innovation Rurale dans le domaine de la Sociologie Rurale. Il est actuellement réfugié politique en Belgique ; il est un militant pour la Paix. Il est membre du collectif pour une information alternative Investig’Action. Il a collaboré à la presse alternative colombienne Presse Rurale. Il a écrit son premier livre en prison : « Je me souviens de toi depuis ma prison. »

Son enquête la plus récente a été menée à Cuba avec la délégation des insurgés des FARC-EP aux pourparlers de paix et il prépare un nouveau livre qui aura pour titre « The FARC-EP, Beyond the rifles”, dans lequel il montre la face cachée du groupe rebelle et qui détaillera les interventions et les politiques sociales réalisées par les FARC dans les zones rurales telles que : construction de routes, campagne autour de la santé, arbitrage de conflits, gouvernance rebelle… Il décrit le processus de diabolisation de la guérilla par la propagande guerrière des autorités de Colombie et la réponse des FARC à cette propagande.

Pour plus d’information sur ce projet de livre-documentaire en espagnol on peut écrire à Julián Cortés à l’adresse : videos@investigaction.org.

Pour aider à la réalisation de ce documentaire : Les FARC, Au-delà des fusils vous pouvez faire un don :

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