L’Europe centrale de Yalta à Trump

Après la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe centrale intégraient le Conseil d’assistance économique mutuelle. Ce COMECON constitua la première tentative d’intégration économique en Europe. L’alliance s’est effondrée avec l’Union soviétique. Depuis, les pays d’Europe centrale ont été intégrés à l’Union européenne. Quel impact ce changement a-t-il eu pour les anciens membres du COMECON? Pourquoi le projet d’intégration européenne est-il remis en doute? Comment expliquer la rhétorique supposée «pro-russe» de Donald Trump, de Marine Le Pen et d’autres dirigeants occidentaux conservateurs? (IGA)


La Première Guerre mondiale et l’effondrement des empires allemands, austro-hongrois et russes ont conduit à la création d’une série d’États nouvellement indépendants qui, en raison de leur sous-développement économique, étaient trop faibles pour servir de zone tampon entre le troisième Reich revanchiste et l’Union soviétique. La nature réactionnaire de leurs systèmes politiques, la Tchécoslovaquie étant la seule exception, signifiait que ces pays étaient incapables de former des alliances contre l’Allemagne. Pire encore, la Tchécoslovaquie étant à nouveau l’exception, ils considéraient l’existence même de l’URSS comme une menace, non pas à cause d’un danger d’attaque militaire soviétique, mais plutôt à cause de la peur du marxisme. La plupart d’entre eux se sont dès lors alignés sur les puissances de l’Axe. Même la Pologne, qui figurait parmi les premiers objectifs de la liste cible d’Hitler, a participé à la destruction de la Tchécoslovaquie, a empêché l’URSS de lui venir en aide et n’a commencé à élaborer des plans opérationnels pour une éventuelle guerre avec l’Allemagne qu’au printemps de 1939.

Inutile de dire que ce seront les troupes soviétiques qui devront sauver les peuples d’Europe centrale de la folie de leurs dirigeants, et les conférences de Téhéran, de Yalta et de Potsdam ont reconnu les préoccupations légitimes de sécurité  de l’URSS en reconnaissant sa sphère d’influence comme s’étendant jusqu’à l’Elbe. Les quatre décennies qui ont suivi ont été marquées par le progrès économique et social le plus rapide que les pays d’Europe centrale ont connu dans leur histoire, ce qui les a transformés d’Etats agraires avec une pauvreté et des maladies endémiques et un analphabétisme massif en des États-nations modernes dont les réalisations à certains égards,  ont dépassé leurs voisins d’Europe occidentale, par exemple pour ce qui est de la qualité et de l’accès généralisé à l’éducation et à la santé,. Toutes les discussions de type révisionniste portant sur «l’occupation», « l’impérialisme » ou « l’exploitation » de la part de l’Union soviétique et portant sur l’expérience de l’Europe centrale placée alors dans l’orbite soviétique ne sont en rien comparables à l’expérience subies par les colonies d’un pouvoir impérialiste occidental. Les objectifs soviétiques en Europe centrale étaient radicalement différents si l’on compare, par exemple, aux objectifs français en Indochine ou en Afrique du Nord, ou aux objectifs britanniques aux Indes.

Pour dire clairement les choses, les pouvoirs impérialistes occidentaux étaient habituellement motivés par le désir d’exploiter économiquement leurs colonies. Dans le cas soviétique, l’Europe centrale de l’ère du Pacte de Varsovie peut mieux être décrite en utilisant le concept de frontière militaire. Si ces pays servaient efficacement ce but, ils ne pouvaient être exploités économiquement, mais ils devaient être construits et renforcés économiquement et militairement.

L’Europe centrale est ainsi devenue partie intégrante du Conseil pour l’assistance économique mutuelle, CAEM, ou COMECON, qui constitua la première tentative d’intégration économique en Europe car elle a atteint des niveaux de coopération, y compris par l’utilisation de ce qu’on a nommé le «rouble transférable» comme monnaie commune, ce qui n’allait pas exister en Europe occidentale jusqu’à la création de l’UE en 1992. Le COMECON, en plus d’intégrer les économies soviétique et d’Europe centrale, a fini par étendre son influence aussi loin que le Vietnam et Cuba, le Mexique, l’Éthiopie, la Yougoslavie, la Finlande, le  sud-Yémen et plusieurs autres pays qui ont profité de leur statut de membre observateur.

En fin de compte cependant, ce projet s’est révélé insoutenable en raison d’une combinaison de facteurs incluant le coût de la course aux armements, les problèmes inhérents au processus de planification central des Plans quinquennaux et bien sûr les frais généraux associés au subventionnement des pays de l’Europe centrale qui jouissaient de privilèges tels que la possibilité d’acheter du pétrole soviétique à l’aide de roubles transférables, alors que l’URSS aurait pu naturellement le vendre sur le marché international en échange de devises fortes.

Ceux qui  en Europe centrale s’attendaient à ce que l’UE continue simplement ce type de politique, alors que  le COMECON avait cessé de fonctionner allaient être déçus car les puissances occidentales ne sont pas intéressées à créer des concurrents économiques, leur but est plutôt d’utiliser de pays comme la Grèce, l’Espagne et même l’Italie, c’est-à-dire des pays de l’Europe du sud économiquement drainés et endettés de la part de leurs voisins plus puissants du Nord. Les pays d’Europe centrale ont perdu, à cause d’une politique privatisation accélérée, la plupart de leurs industries nationales car des multinationales étrangères se sont engagées dans un pillage à grande échelle de leurs actifs.

Ces pratiques, conjuguées à la crise économique de 2008 et à la guerre des sanctions en cours avec la Russie, ont transformé l’Europe centrale en un fardeau  pour l’Occident.

Doute envers le projet d’intégration européenne

Le président letton Raimonds Veinonis a affirmé lors d’une interview récente que son pays ne possède plus d’économie nationale et dépend exclusivement pour sa survie économique des subventions et des aides de l’UE. Chaque fois qu’il y a ne serait-ce qu’un retard dans le paiement de ces subventions, l’activité économique du pays ralentit considérablement. Et la Lettonie n’est pas un cas isolé. Les médias dans d’autres États post-communistes, tels que la Pologne, la Roumanie et la Bulgarie, ont également rapporté des histoires similaires qui soulignent la dépendance de ces pays à l’égard de l’UE. Leurs industries de l’époque du COMECON disparues par la privatisation et leur démantèlement font que l’obtention des subventions européennes est devenue une des questions de campagne politique les plus importantes dans les pays les plus pauvres d’Europe centrale.

Mais les subventions de l’UE ne sont pas destinées à être permanentes, elles constituent plutôt une mesure temporaire qui permet aux pays bénéficiaires d’atteindre une «vitesse d’évasion» de la croissance économique qui leur permet de fonctionner de manière indépendante. Bien plus d’une décennie après leur adhésion à l’UE, il est évident que ces pays n’ont pas atteint le niveau permettant que leurs économies puissent prospérer par elles-mêmes et ils ne l’atteindront probablement pas tant qu’ils resteront dans l’UE. Il y a très peu d’exceptions à cela, comme c’est par exemple le cas de la République tchèque, mais même ce pays semble toujours fragile. Cette situation constitue un fait fondamental que presque tous les acteurs majeurs reconnaissent, mais aucun ne souhaite en parler ouvertement parce que cela mettrait en doute l’intégralité du projet d’intégration européenne. Pourtant, les millions de migrants économiques qui fuient la Pologne, la Slovaquie, la Lettonie, la Roumanie et d’autres pays pour l’Europe occidentale dans le but de chercher des emplois souvent illusoires constituent l’indicateur précis de l’état réel des choses.

La rhétorique supposée «pro-russe» de Donald Trump, de Marine Le Pen et d’autres dirigeants occidentaux conservateurs est simplement le résultat de leur réticence à continuer à subventionner indéfiniment l’Europe centrale maintenant que les usines locales ont été pillées ou détruites. Les dirigeants conservateurs français, y compris Le Pen et Fillon qui sont économiquement conservateurs, partagent ces motifs. Après tout, chaque expansion vers l’Est de l’UE et de l’OTAN depuis 1991 est devenue une dépense nette pour les partenaires les plus riches. Les pays d’Europe centrale ne sont pas seulement devenus des bénéficiaires de subventions permanentes, mais aussi des consommateurs de sécurité nette plutôt que des fournisseurs. La Pologne et la Roumanie se sont portées volontaires pour accepter l’installation de bases américaines, y compris de bases anti-missiles stratégiques, principalement parce qu’une fois ces bases établies, le gouvernement américain deviendrait de facto responsable de la stabilité économique et politique de ces pays – qui deviendront rapidement une danseuse très coûteuse. Par conséquent, au fil du temps, il semble que le modèle alternatif de l’intégration eurasienne, le successeur légitime du COMECON qui inclut désormais la Chine, pourra éventuellement être reconnu dans les capitales occidentales comme une alternative bienvenue à la nécessité de subventionner éternellement l’Europe centrale. Les récentes élections et référendums en Europe et aux États-Unis tendent certainement dans cette direction.

 

Source originale: South Front

Traduit de l’anglais par Investig’Action

Source: Investig’Action

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