En Europe de l’Est, là où vivent les dragons…

Si le démantèlement du socialisme en Europe orientale a provoqué une crise mondiale des mouvements communistes, socialistes, progressistes et révolutionnaires, la reconstruction d’une gauche sociale alternative et anti-impérialiste ne pourra jamais se faire sans analyser les causes de ce qu’on a appelé « l’échec du socialisme », tant dans sa partie orientale qui a tenté une expérience révolutionnaire se voulant radicale que dans sa partie occidentale qui n’a pas atteint ce stade mais qui s’est appuyée sur « la peur du bolchevik avec son couteau entre les dents » pour imposer aux bourgeoisies des concessions de type social-démocrate. Les deux tactiques que les gauches ont employées au XXe siècle, révolutionnaire et réformiste, ont subi ensemble le même reflux à partir de 1989. D’où la nécessité pour les mouvements de gauche sociale de réexaminer l’ensemble de leur héritage dans le contexte de la mondialisation du capitalisme et de l’impérialisme. Ce qui ne peut se faire dans un repli occidentaliste qui négligerait l’importance des processus en cours dans la partie de l’Europe redevenue économiquement périphérique, à l’Est et au Sud. D’autant plus que des situations inédites émergent en Asie et en Eurasie. La gauche est-européenne vit aujourd’hui une situation où elle se sent délaissée, d’où la nécessité de se pencher sur les sentiments qui l’agitent et qui ne sont pas moins importants pour l’avenir du progrès social que ce qui se passe dans les autres parties du monde. (La Rédaction)


Lorsque les géographes des temps anciens dessinaient les cartes et voulaient y situer des régions inexplorées du monde, ils écrivaient souvent à leur emplacement que « ici vivent des dragons ». Ils plaçaient alors dans ces contrées toutes sortes de monstres étrangers et de peuplades barbares. Suite à ma récente visite en France, j’ai ressenti l’impression que, hélas, le niveau de connaissances de la société française au sujet des pays d’Europe centrale et orientale est souvent égal à celui des anciens géographes mentionnés. De plus, les médias et les organisations souhaitant changer cet état de fait sont une minorité, même au sein de la gauche radicale.

 

Comment se nuire à soi même

 

Cette ignorance a de graves conséquences en Europe occidentale. En France, la presse syndicale alerte l’opinion sur les délocalisations d’usines de l’entreprise Alstom vers l’Est. Cela aura comme conséquence la fermeture d’usines en France et des licenciements massifs. Il est même probable que la multinationale va complètement arrêter la production en France à cause du « coût trop élevé du travail ». Le président Hollande avait promis qu’il allait intervenir pour sauver des emplois, mais chacun sait que les politiciens ne savent que faire des promesses sans jamais les tenir. Et c’est évidemment ce qui s’est produit.

 

Le problème est que depuis les 13 ans qui se sont écoulés depuis l’entrée de la Pologne et des autres pays de l’Est européen dans l’Union européenne, les syndicats français ne se sont pas donné la peine d’analyser la situation sociale et économique de ces pays. Peut-être, tout comme la gauche polonaise, ils croyaient que le niveau de protection sociale allait augmenter de lui-même et que donc ni la France ni la Pologne n’allaient en pâtir. Cette croyance s’est cependant vite fracassée sur la dure réalité. Et les syndicats occidentaux n’ont toujours pas trouvé le moyen d’élaborer une campagne de sensibilisation à l’attention des nombreux migrants issus de Pologne et des autres pays de la « nouvelle » Union européenne. Ils n’ont jamais semble-t-il vraiment pensé s’appuyer sur des Polonais habitant en France pour organiser des structures syndicales parmi les migrants de leur pays, faire des traductions, des analyses et effectuer le travail syndical quotidien auprès des salariés. Ils se sont contentés de quelques actions ponctuelles dans certains secteurs. Avec pour conséquences que c’est le Front National qui profite le plus des conflits salariaux en France en proposant des solutions très simplistes – « les étrangers » sont désignés comme coupables de prendre le travail des Français et non pas les capitalistes !

 

Quelles priorités ?

 

Pas d’espoir non plus du côté de la presse française. « Libération », le quotidien de « centre-gauche », tout comme « l’Humanité », lié au Parti communiste français ne publient que très rarement des articles sur la Pologne. Lorsqu’ils le font, ces articles sont des copies conformes des analyses de « Gazeta Wyborcza », le sosie de Libération en Pologne, mais on retrouve cet argumentaire même souvent dans le quotidien considéré comme communiste ! La réalité est présentée comme un conflit éternel entre les différents partis capitalistes, ainsi que la « lutte pour la démocratie qui est en danger en Pologne », sujet cher au Parlement européen[1]. Quant aux questions ukrainiennes, elles sont la copie exacte de la propagande de Kiev exportée en Occident.

 

Il est plus facile de trouver dans les médias occidentaux des analyses sur la situation et les luttes sociales en Palestine ou au Brésil qu’en Europe l’Est ! Donc les mouvements sociaux et les organisations de notre région d’Europe sont totalement inconnus. Même « l’Humanité » ne mentionne pas, par exemple, la répression contre la gauche radicale en Pologne et ne diffuse aucune campagne de solidarité.

 

Cela conduit à un manque d’intérêt pour l’Europe orientale de la part des Français engagés dans les mouvements de gauche. Au cours des discussions que nous avons eues, ils étaient étonnés de découvrir qu’il existe en Pologne des anarcho-syndicalistes ou des communistes. Comme si l’Est n’était qu’un territoire sauvage où les gens ne sortent jamais des églises, où l’on tire à vue sur les gays dans les rues et où les sociétés sont à genoux devant leurs dictateurs ou apprentis dictateurs ! Il est bien plus fréquent de trouver à gauche des spécialistes du Proche-Orient que de pays membres pourtant de l’UE.

 

Le lourd fardeau du gauchiste civilisé

 

L’ignorance va souvent de pair avec la conviction de l’existence d’une mission civilisatrice. Lorsque quelqu’un s’intéresse à l’Europe du centre-est, c’est le plus souvent pour y apporter la bonne parole. C’est une forme de néocolonialisme moderne qui ne nous étonne pas lorsqu’il émane de la droite ou du gouvernement. Leur objectif est en effet la conquête des marchés pour les produits français et occidentaux, l’exploitation de la main-d’œuvre locale par les capitalistes et la soumission des politiciens de ces contrées « barbares », qu’on pourra contrôler ensuite via toutes sortes de fondations. Mais que la gauche radicale fasse preuve de penchants semblables étonne. Si ses dirigeants semblent intéressés par les mouvements sociaux en Pologne et dans les autres pays, ce n’est que pour y créer des partis subordonnés et des « leaders » qui leur sont soumis. Ainsi se met en place le tableau suivant : des militants de gauche « civilisés » vont apporter au peuple ignorant des sujets dont il devrait se préoccuper et l’initier à des formes d’action copiées sur celles utilisées en Occident. Bien entendu, « nous », à l’Est, nous en sommes également responsables. Chez nous, trop de militants passent leur temps non pas à construire des mouvements sociaux et politiques, mais à entretenir leurs relations avec l’Occident. Quelques personnalités « phares » en sont un exemple frappant : elles utilisent leurs contacts en France et leur passé militant pour diffuser une image de la Pologne très éloignée de la réalité et, plus grave, pour répandre la propagande du gouvernement de l’Ukraine et sa vision des conflits à l’est du pays.

 

Ces agissements contribuent à l’absence de connaissance sur la Pologne au sein de la gauche radicale française et occidentale. Car si celle-ci possède quelques informations, elles sont le plus souvent issues de contacts avec ces « spécialistes » là. Le plus triste est que peu de personnes se donnent la peine de chercher des informations provenant de sources alternatives, alors qu’à l’ère d’internet et des réseaux sociaux, cela n’exigerait pourtant pas un effort titanesque.

 

Pour bâtir une solidarité internationale concrète, il est temps de sortir l’Europe de l’Est des territoires indiqués sur la carte comme étant ceux où « ici vivent des dragons ». Bien entendu, la gauche polonaise devra également s’intéresser à ce qui se passe réellement en Biélorussie, en Ukraine et en Russie, et abandonner sa vision « union européo-centrique » du monde.

 

[1]    NDR.  Sujet toujours traité de façon sélective, en négligeant les répressions visant la gauche sociale

 

Source originale: Lewica

Source: Investig’Action

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