Bienvenue en Europe, la forteresse militarisée

Ce récit édifiant nous emmène à travers l’Europe où David L. Glotzer bute sur les barbelés et les contrôles douaniers. Pourquoi le Vieux continent n’est-il pas en mesure de gérer une crise migratoire somme toute minime au regard de ce qu’il a dû affronter par le passé? Comment les partis fascistes surfent-ils sur la vague des réfugiés? N’ y aurait-il pas un parfum d’années 30? (IGA)


Il est tard dans l’après-midi et nous sommes coincés dans un bus scolaire au nord de la Croatie. Le GPS indique que nous traversons la petite ville du nom de Apatija ; mon ami croate Juraj m’explique que ce mot signifie « apathie » en croate.

Nous suivons la route des Balkans, comme beaucoup d’autres milliers de réfugiés originaires du Moyen-Orient, d’Afghanistan et d’Afrique qui tentent de fuir la guerre civile en Syrie ou d’échapper aux drones américains et à l’emprise de l’Etat islamique, d’Al-Shabbab, des Talibans et des tyrans africains.

Ça m’impressionne de voir le bus scolaire avancer à travers la poussière et les graviers dans ce coin perdu. Avant que le gouvernement croate mette en place des camps de transit pour permettre l’accès à la nourriture, à un abri, aux soins médicaux et à des trains qui font le trajet jusqu’en Europe de l’Est, les réfugiés qui n’avaient pas de quoi payer le transport devaient traverser ces routes à pieds.

Après nous être séparés du bus, nous continuons notre chemin en direction d’un autre coin perdu appelé Gola, nom assez comique puisque c’est le mot vulgaire utilisé pour parler d’une femme nue. Pas si étonnant d’ailleurs : Gola est un village quasi abandonné, mis à part quelques maisons sur la route principale et une église plutôt bien entretenue. On croirait que personne n’y a vécu depuis les guerres de Yougoslavie. L’ambiance est morne. Sur notre route, nous croisons des enfants mal-vêtus roulant à vélo sur les nids-de-poule remplis d’eau. « C’est un village de gitans », me dit Juraj. Nous arrivons ensuite sur un champ qui a été récemment scindé en deux par la nouvelle barrière frontalière avec la Hongrie.

Face à l’afflux de réfugiés qui tentent d’atteindre l’Europe de l’Est, la Hongrie a érigé une barrière en fils barbelés haute de 4 mètres afin de s’isoler de la Croatie et de la Serbie. Entre septembre et octobre 2015, près de 200 000 réfugiés avaient atteint leur destination. En janvier 2016, après l’installation de la barrière, moins de 1000 réfugiés sont parvenus à traverser la frontière hongroise.

Nous atteignons une petite ouverture où se tiennent des soldats hongrois et une voiture de police de la ville voisine. Les soldats sont jeunes, lassés et ne parlent pas très bien anglais, mais ils nous expliquent que, depuis des semaines, ils n’ont vu aucun réfugié tenter de traverser la frontière.

Du côté croate de la frontière, on aperçoit quelques péages laissés sans surveillance et un poste de police abandonné et saccagé ; la seule chose qui reste est un vieux climatiseur qui pend par une fenêtre brisée. Il y a six mois, avant que la crise migratoire ne prenne une telle ampleur, on ne pouvait pas savoir dans quel pays on se trouvait à moins qu’on entende quelqu’un parler la langue. La Croatie souhaite adhérer à l’espace Schengen (la Hongrie en fait déjà partie), qui est censé garantir la libre circulation entre les 26 Etats membres. La barrière hongroise est clairement en violation de cet accord.

Plus tôt dans la journée, nous étions à la frontière slovène près de Samobor. Les Slovènes avaient installé des fils barbelés le long de la rivière Bregana qui les sépare de la Croatie. À plus ou moins un kilomètre de la frontière officielle, nous tentions d’entrer en Slovénie en empruntant un vieux pont en pierre quand un garde, assis dans une espèce de cabine téléphonique, nous a interpellés. Alors qu’il nous expliquait que nous devions passer par la frontière officielle, un vieil homme est passé de l’autre côté sans aucune précipitation, comme il a déjà dû le faire à l’époque où ces deux pays faisaient partie de la Yougoslavie. Le garde n’y a pas prêté attention.

Avant de demander à une voiture de faire demi-tour, le garde nous a expliqué que la barrière avait été mise en place pour s’assurer que les réfugiés passent par les camps de transit prévus et pour éviter qu’ils ne meurent de froid en traversant la rivière ou la forêt.

En mars dernier, la Slovénie et la Croatie ont fermé leurs frontières aux réfugiés qui tentent d’atteindre l’Europe de l’Est. Ça aurait été chouette d’avoir mis des barbelés tout le long de la frontière dès le début.

Les pays des Balkans ne sont pas les seuls à prendre des mesures de protection face à l’afflux de ces migrants désespérés. Au début du mois d’avril, Hans Peter, le ministre autrichien de la Défense, a confié lors d’un entretien avec le quotidien allemand Die Welt que « si l’Europe ne faisait pas le nécessaire pour sécuriser ses frontières extérieures, l’Autriche allait rapidement envisager des contrôles aux frontières beaucoup plus stricts, ce qui implique un renforcement important des contrôles au Brenner (frontière avec l’Italie) avec des soldats sur place ». L’Italie et l’Autriche sont pourtant tous les deux signataires des accords de Schengen.

 

Depuis que la crise migratoire s’est accentuée, l’Allemagne a limité les voyages en train depuis l’Autriche, la Suède ceux depuis le Danemark, la Belgique ceux depuis la France et la Norvège a limité tous ceux venant de l’Union européenne. L’ancienne République yougoslave de Macédoine a fermé ses frontières aux réfugiés qui tentent d’entrer par la Grèce, ce qui a donné lieu à une crise humanitaire. De son côté, la Hongrie, qui tente de construire son « propre royaume européen » isolé de tous, va tenir un référendum sur les quotas de migrants à accueillir imposés par l’UE.

En mars, l’UE a signé un accord avec la Turquie visant à empêcher les réfugiés d’entrer de manière irrégulière en Europe. Cet accord prévoit le renvoi vers la Turquie des réfugiés en situation irrégulière, alors que ceux-ci ont dû débourser toutes leurs économies pour traverser la mer Egée sur un radeau. Craignant qu’ils deviennent des criminels une fois arrivés en Europe, l’UE est en train de livrer elle-même les demandeurs d’asile aux mains des véritables criminels. C’est une situation injuste, car en tant que touriste, n’importe qui peut se permettre de passer un weekend sur les îles grecques en ne payant qu’une vingtaine d’euros pour le trajet en bateau. D’après Eurostat, l’UE a reçu environ 2,3 millions de demandes d’asile entre 2013 et 2015. Le Vieux continent, avec ses 500 millions de citoyens et l’une des économies les plus importantes au monde, ne devrait en principe n’avoir aucune difficulté à accepter ces demandeurs d’asile, qui à eux tous ne représentent que 0,5 % de la population européenne.

 

Bien que la cause directe de la crise migratoire soit sans aucun doute liée à la guerre contre le terrorisme et plus particulièrement la guerre en Irak, cette cause n’explique pas l’échec de l’Europe à gérer cette crise qui, en comparaison avec des problèmes plus sérieux comme le réchauffement climatique, est loin d’être la crise migratoire la plus alarmante du 21e siècle.

Après la chute de l’URSS et le début des guerres de Yougoslavie, la Grèce a accueilli près d’un million de personnes, des Albanais pour la plupart ; ces personnes étaient intégrées dans la société grecque et ne constituaient pas une menace pour l’unité européenne, alors que la majorité des Albanais sont de confession musulmane.

Cet évènement a cependant eu lieu avant la signature du Traité de Maastricht qui a donné lieu à la création de l’Union européenne et de l’euro, monnaie unique qui a permis le rassemblement de différentes économies sous la condition que celles-ci renoncent à leur souveraineté fiscale et monétaire.

Lors de la signature de ce traité, l’Allemagne était encore marquée par le souvenir de la période d’hyperinflation qu’elle a connue sous la République de Weimar. Elle a donc veillé à ce que la nouvelle monnaie européenne soit une monnaie forte conçue d’après le modèle du bloc or d’avant 40-45, un système qui était à l’origine de la crise économique de 1929 qu’ont connue les Etats-Unis et, par extension, le reste des pays développés.

Lorsque la crise économique de 2008 s’est propagée comme une épidémie en Europe et a provoqué l’effondrement du système bancaire européen, sous la bannière de « politiques budgétaires saines » le déficit public et la dette publique ont été respectivement fixés à 3% et 60% du PIB. Par ailleurs, la BCE n’avait plus le droit de racheter les emprunts d’Etat, alors qu’à l’origine, c’est pour cette même raison que les banques centrales ont été créées.

Aujourd’hui, les pays à eux seuls ne sont pas aptes à combler le déficit nécessaire pour sortir l’Europe de la récession sans être touchés par une crise d’endettement. Contrairement aux Etats-Unis, les taux d’intérêts sur les emprunts d’Etat pour les pays membres de la zone euro sont fixés par les marchés, et ces pays n’ont pas le droit d’adopter des politiques budgétaires expansionnistes en temps de crise. Les membres de la zone euro ont donc renoncé à leur souveraineté économique au profit de l’Union sans pour autant créer une souveraineté économique européenne, et c’est la raison pour laquelle nous avons affaire à l’heure actuelle à une Union fragilisée.

Aussi bien aux Etats-Unis que dans d’autres pays qui ont leur propre monnaie, l’austérité découle d’un choix politique et la principale contrainte vient des ressources naturelles ; ce n’est pas le cas de la zone euro, où la ressource limitée est l’argent. À l’heure actuelle, le sud de l’Europe est touché par une déflation par la dette et le nord est en déclin économique en raison du manque d’investissements (alors que les taux d’intérêt réels sont négatifs) ; les travailleurs sont montés les uns contre les autres, car les partis au pouvoir refusent d’admettre que l’austérité était une erreur et qu’il est nécessaire de rectifier le tir. Et cette situation ne bénéficie qu’aux groupes appartenant à l’extrême droite.

Si l’on compare avec le passé, la crise migratoire actuelle n’est certainement pas la plus importante que l’Europe a connue. Après la Seconde Guerre mondiale, plus de 50 millions de personnes ont été déplacées et le continent était dévasté, mais ces personnes sont tout de même parvenues à se remettre sur pieds. Aujourd’hui, ils ne sont plus traumatisés par la guerre ; grâce à la libre circulation des citoyens européens, le continent connaît un degré de diversité culturelle le plus élevé de son histoire ; les Européens disposent d’une intuition commune, d’une capacité à offrir à tous les citoyens une vie digne et un niveau de vie qui n’avait jamais été aussi élevé auparavant. Malgré tous les moyens physiques et humains disponibles pour résoudre les différents enjeux actuels, le projet européen semble voué à l’échec, « divisé par une monnaie commune », selon les propos de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances grec.

Comme Albert Camus l’a illustré dans “La Peste”, les Européens ont oublié que ce n’est pas l’hyperinflation des années 20, mais bien la déflation des années 30 qui a permis l’ascension au pouvoir d’Hitler. Aujourd’hui, avec une nouvelle catastrophe économique, le fascisme reprend de nouveau le dessus à cause de cette monnaie commune qui handicape économiquement les leaders politiques qui tentent de la sauver.

Ajoutez à cette crise économique l’afflux des réfugiés et ils deviennent automatiquement les responsables de tous les problèmes qui touchent l’Europe.

L’Alternative pour l’Allemagne (parti eurosceptique), qui n’existait pas jusqu’en 2013, est aujourd’hui le troisième parti le plus important en Allemagne et son leader, Frauke Petry, a grimpé dans les sondages après avoir suggéré que la police allemande devrait tirer sur les réfugiés à la frontière s’ils essayaient d’entrer sur le territoire. Après avoir obtenu près d’un quart des votes en Saxe-Anhalt, elle a tenu les propos suivant : « Hier, nous avons franchi une première étape décisive qui nous permettra de battre les partis du consensus ». Elle ne disait pas faux : au niveau national, le Parti démocratique social est descendu à 21 %, alors que le gouvernement de coalition d’Angela Markel a atteint les 34 %.

La situation en Europe de l’Est n’est pas meilleure : Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, préconise le refus des demandeurs d’asile afin de garder « une Europe chrétienne », propos qui ne choquent visiblement pas assez les citoyens s’ils les comparent avec Jobbik, le parti d’extrême droite hongrois ; son leader aspire à la mise en place d’une « réforme de la loi sur le droit immobilier pour empêcher les juifs d’acheter des propriétés en Hongrie ». Il affirme par ailleurs que l’un des autres problèmes majeurs est le crime commis par les gitans. Notons que ce parti détient plus de 20% des sièges au parlement hongrois.

En France, le Parti « socialiste » est occupé à condamner le port du voile et à expulser les demandeurs d’asile des camps de réfugiés pour discréditer le Front national. Par ailleurs, le gouvernement britannique soutient économiquement la France afin de militariser la frontière avec Calais pour empêcher l’accès aux réfugiés à la ville de Douvres. Le gouvernement « socialiste » de François Hollande est la preuve même qu’il n’est pas indispensable de voter pour des partis fascistes pour avoir des mesures d’extrême droite ; le manque de crédibilité de la gauche laisse les racistes et les fanatiques se faufiler au sein du pouvoir.

Le 23 juin prochain, la Grande-Bretagne tiendra un référendum sur son maintien ou non dans l’UE. Pourquoi ce débat ? Tout simplement parce que malgré sa propre devise nationale et sa capacité à favoriser le plein emploi et stimuler les investissements nécessaires, le gouvernement conservateur n’est pas disposé à s’occuper de ces problèmes. Plutôt que de se rendre utile, le gouvernement britannique préfère rejeter la faute sur les étrangers et les démunis, au lieu d’admettre les réelles raisons de cette instabilité économique et politique, à savoir la négligence et l’austérité.

Aux Pays-Bas, Geert Wilders, leader du Parti pour la liberté (appellation assez ironique), est en tête dans les sondages pour les élections parlementaires prévues en 2017. Ce parti a comme projet « l’abolition du sénat, la fermeture de toutes les écoles islamiques, la sortie de l’UE, l’abolition du Parlement européen et le refus de toute coopération avec l’UE, l’abrogation de la taxe carbone, l’interdiction du Coran et la taxation du port du voile », et désire retirer « toutes les éoliennes et les investissements pour un environnement durable ou pour la réduction de l’émission de CO2 ».

Comme si ce n’était pas assez ridicule, le PVV entend supprimer « les cours d’intégrations ». « Cinémas, bibliothèques, piscines… on ne les veut nulle part », s’est vanté le parti.  Encore une fois, pourquoi ce débat ? Les piscines sont visiblement une plus grande menace nationale que le réchauffement climatique, assez paradoxal pour un pays qui se trouve à 26 % sous le niveau de la mer.

Cerise sur le gâteau, les nazis représentent le troisième parti le plus important en Grèce.

Bienvenue en Europe, forteresse militarisée où les murs ne sont peut-être pas aussi hauts et jolis comme Donald Trump le voudrait ; ils sont cependant aussi efficaces que le mur de Berlin. Mise à part cette étrange sensation de retourner en arrière et revivre les années 30, tout va bien.

 

Source originale: Counterpunch

Traduit de l’anglais par MA pour Investig’Action

Source: Investig’action

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