A propos du complotisme: les pièges du labyrinthe (1/3)

Bien souvent, les grands médias disqualifient dès le départ de nombreuses approches ; par exemple, en les cataloguant comme « conspirationnistes », sans aucune vraie analyse préalable. D’un autre côté, un bon nombre de personnes critiques se méfient très fortement des médias « officiels », au point de ne leur accorder plus aucun intérêt ; ce, malgré les journalistes de valeur encore présents dans ces médias. Dans ce contexte, il peut être bon de se souvenir d’une démarche centrale en philosophie ; une démarche nécessaire, sans doute, à toute personne qui veut progresser dans la compréhension de la société et du monde. (Extrait du dossier “Les outils de l’explorateur” consacré à la critique des médias, paru dans la revue Pluricités n°17)

 

Il s’agit de la tentative, au début de tout effort de compréhension, de revenir aux choses elles-mêmes, aux faits tels qu’ils sont au départi ; c’est-à-dire, telles qu’ils sont sans les idées et hypothèses qu’on leur a associé depuis qu’on essaie de les comprendre. Dans un sens, cela revient simplement au fait d’aborder les choses sans préjugés. Mais cet objectif élémentaire est en fait très difficile à atteindre réellement ; et on ne se rappelle jamais assez son importance. En effet, les phénomènes, les faits sont en général entremêlés pour nous à toutes sortes d’idées ou de représentations ; des représentations qui viennent notamment de notre éducation, ainsi que de la culture en général. Et très souvent, on ne s’est jamais demandé par soi-même si ces idées conviennent vraiment aux faits, si elles les expliquent vraiment.

Donc, revenir aux « choses mêmes », aux faits eux-mêmes, c’est premièrement tenter de les épurer de toute idée ou interprétation, pour pouvoir les observer tels qu’ils sont d’abord ; puis, c’est tenter de leur associer à nouveau des idées, mais en vérifiant autant que possible, personnellement, que ces idées respectent vraiment ces faits.

Souvent, on ne peut que tendre vers ces objectifs ; mais cela n’enlève rien à leur valeur.

Un exemple : prenons une attaque perpétrée sur des citoyens d’un pays (prise d’otage,…) ; attaque revendiquée par un quelconque groupement, qui dit vouloir faire pression sur le régime de ce pays. Mettons que, d’après les grands médias, le responsable de cette attaque est bien un groupement opposé au régime en question. Mettons aussi que, selon certains journalistes ou chercheurs alternatifs, cette attaque est organisée en fait par ce gouvernement lui-même, afin de pouvoir justifier une politique plus sécuritaire. Au départ, tant qu’on n’a qu’une connaissance basique des faits, on peut être ouvert à une série d’explications possibles : celle que, en effet, un groupement indépendant veut contraindre le régime en question ; celle que ce sont des agents du gouvernement qui ont effectué cette attaque, ou encore des personnes manipulées par ce gouvernement ; celle que (dans cette hypothèse) l’ensemble des membres de ce gouvernement seraient impliqués dans cette opération, ou bien seulement certains d’entre eux ; etc.

Il s’agirait donc de bien prendre garde à ne se laisser influencer par aucun préjugé : ni celui que parler de complot résulte toujours d’un excès d’imaginationii ; ni celui que les médias alternatifs manquent en général de rigueur ; ni le préjugé que les grands médias sont toujours malhonnêtes ou manipulés ; ni celui que les politiques sont la plupart du temps mauvais et manipulateursiii ; etc.

La vie est pleine d’occasions de s’entraîner à une telle démarche ; et elle est particulièrement nécessaire dans le domaine des médias, où les risques de distorsions de l’information sont si élevés. Face à tout propos d’un journaliste ou d’un chercheur, réputé ou pas, « officiel » ou « alternatif », on peut chaque fois s’exercer à se dire, au départ : les propos de cette personne correspondent peut-être à une information ou à une analyse tout à fait juste ; ou bien, ils sont peut-être tout à fait faux ; ou encore, ils constituent peut-être une information ou une analyse en partie juste, en partie fausse ; etc. Et bien souvent, ce n’est qu’en étudiant les choses de bien plus près, en étant ouvert aux différentes sources et possibilités, qu’on pourra peut-être savoir un jour ce qu’il en est.

 

Notes:

iNotons que l’idée présentée ici a été en particulier développée par le courant philosophique nommé « phénoménologie », avec des penseurs comme Husserl. Ce courant est bien complexe, et nous ne pouvons ici donner qu’une idée très élémentaire de ce dont il s’agit. Mais comme évoqué, l’idée fondamentale est simple ; c’est son application qui est souvent très exigeante, et peut rencontrer de nombreux obstacles.

iiL’histoire donne en effet divers exemples de complots bien réels. Par exemple, le fait entretemps avéré que le prétexte au déclenchement de la guerre du Viêt-Nam, l’attaque d’un navire américain par une vedette soi-disant nord-vietnamienne, a en fait été entièrement organisée par le pouvoir états-uniens. Voir par exemple Qui croit à la version officielle, le Monde Diplomatique, juin 2015 (vers la fin de l’article).

iiiRappelons cette citation de F.-X. Verschave, qui fût l’un des chercheurs et activistes les plus critiques sur le pouvoir français : « Quand on connaît le pedigree et la généalogie de l’ensemble des journalistes, on repère qu’il y en a [en France] une quinzaine qui, malgré toutes ces conditions défavorables, malgré parfois leur rédaction, font magnifiquement leur travail. Les meilleurs articles sortis depuis dix ans sur la Françafrique [càd sur le néocolonialisme français] ont été publiés par Patrick de Saint-Exupéry, dans le Figaro [journal pourtant très à droite et conservateur]. (…) il y a des journalistes libres dans tous les médias. »

Source: ce texte est un extrait du dossier “Les outils de l’explorateur” consacré à la critique des médias, paru dans la revue Pluricités n°17.

A suivre…

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