À propos de Lyssenko, pour une relation correcte entre science et philosophie

Lyssenko est un technicien agricole qui a popularisé en Union soviétique une technique d’ « hibernation artificielle » (dite vernalisation) pour préparer des graines de céréales d’hiver et rendre possible de les semer au printemps. Cela a donné certains résultats. (Sans doute aussi des pertes lors d’utilisations trop optimistes dans des conditions défavorables.)

Lyssenko s’est alors mis en tête qu’il avait ainsi induit dans ces céréales une modification héritable, c’est-à-dire qu’il pouvait créer de nouvelles variétés rien qu’en « éduquant » les plantes par des moyens appropriés. Il va sans dire qu’il n’en était rien. Ses soi-disant résultats expérimentaux venaient de son ignorance des méthodes scientifiques et sans doute aussi d’une tendance à « améliorer » dans le sens de ses espoirs les résultats observés.

Lyssenko a souligné l’enjeu philosophique de l’opposition entre sa théorie d’héritabilité de caractères acquis et la théorie génétique. La génétique serait une science « bourgeoise » mécaniste, déterministe, défaitiste s’opposant au progrès : tout est inscrit dans le gène et on n’y peut rien changer ; la biologie lyssenkiste serait une science « prolétarienne », dialectique, libératrice en permettant à l’humanité d’améliorer son alimentation : l’homme est en mesure de conduire une plante à changer son comportement et à transmettre à sa descendance ce comportement modifié.

La science étudie le fonctionnement du monde et c’est la réalité du monde qui arbitre seule entre le vrai et le faux. Il est intéressant de tirer des leçons philosophiques de ce travail scientifique (comme de toute de l’expérience de l’humanité, entre autres dans la production), par exemple la leçon que le monde est changeant, complexe… « dialectique ». Tenir compte de ce caractère dialectique peut orienter de manière féconde la suite de la recherche scientifique. C’est par contre une illusion dangereuse d’inverser la relation entre la science (qu’il faut considérer en premier) et la philosophie (qui est seconde). Ce n’est pas la philosophie qui gouverne le monde et le concept philosophique de dialectique n’est pas une force de la nature. C’est le monde qui détermine ce qui est vrai ou faux, pas la philosophie.

Un grand nombre de philosophes soviétiques de l’époque n’avaient pas une vue claire de ce qui précède. Ils faisaient de la dialectique en quelque sorte le moteur du monde et ils ont soutenu Lyssenko sur cette base. Fort de quelques succès pratiques et du soutien des philosophes, Lyssenko a pris de plus en plus de pouvoir non seulement en agriculture mais en science et a commencé à réprimer la génétique. Peu de savants partageaient ses idées, mais malheureusement beaucoup ont plié devant sa montée au pouvoir. Ceux qui n’ont pas plié ont été écartés de la recherche et parfois emprisonnés.

En URSS, Nicolas Vavilov était un savant patriote justement préoccupé de la diversité génétique pour assurer l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation du peuple. Il a réuni une collection unique de variétés de plantes alimentaires du monde entier pour servir de base à une amélioration des variétés utilisées dans son pays. (Cette collection est encore plus ou moins conservée aujourd’hui.) Il a été jeté en prison, où il est mort de privations, pour n’avoir pas voulu avaler les couleuvres de Lyssenko.

Les instances politiques, faisant confiance à la majorité qui se dessinait chez les philosophes et chez les biologistes, ont fait des déclarations en faveur de Lyssenko. Ainsi l’interaction entre institution scientifique, philosophie et pouvoir politique pendant les années trente et quarante ont conduit graduellement à la consécration de la toute puissance de Lyssenko, culminant en 1948. (Mais ce point d’orgue a été pour lui un peu le commencement de la fin, même s’il n’a été désavoué que bien plus tard.)

Sur le plan scientifique, l’influence néfaste de Lyssenko a conduit à la paralysie des sciences biologiques en URSS, et après la guerre dans les autres pays socialistes, au moment où précisément cette science connaissait son envol dans le reste du monde avec le développement de la génétique, et alors que l’URSS se distinguait dans toutes les autres sciences, en particulier en physique. Cette pseudoscience a eu des conséquences graves sur les relations entre les partis communistes occidentaux et les intellectuels. Des savants de valeur ont été exclus injustement de certains partis communistes. D’autres savants communistes ont connu un déchirement terrible entre la vérité scientifique et la discipline du parti. Des intellectuels progressistes ont creusé leur distance par rapport au marxisme.

Tous les historiens admettent que l’affaire Lyssenko a eu des conséquences catastrophiques pour la science soviétique et pour l’agriculture, et donc l’alimentation. Les seules hésitations portent sur (i) le rôle respectif des philosophes, des politiques et des scientifiques dans l’irrésistible ascension d’un tel imposteur ; (ii) sur la balance entre les quelques aspects positifs (comme des succès éventuels en vernalisation) et les pertes pour l’agriculture des échecs de Lyssenko (ce qui peut éclairer la première question)1.

Écrire aujourd’hui que Lyssenko est un penseur intéressant victime d’une cabale injuste, c’est nier l’histoire. C’est le cas de Guillaume Suing dans un livre récent2. Je n’ai pas lu le livre (dont on ne trouve, à part un peu de promotion par le préfacier, aucune recension, qu’elle soit critique ou élogieuse). Je réagis à un article de Suing, « Lyssenko, un imposteur ? », qui se propage sur quelques sites3.

Il est possible que Lyssenko, fils d’agriculteur et technicien agricole, ait préconisé des méthodes traditionnelles de rotation des cultures plutôt que l’utilisation massive d’engrais. Ce n’est absolument pas pour cela qu’il a été attaqué. Le conflit ne vient donc pas non plus de son mauvais caractère ou de sa difficulté de théoriser. Ce qu’il a été incapable de théoriser, ce ne sont pas des « découvertes quasi-empiriques », ce sont des découvertes imaginaires, des théories fausses. Il s’agit d’un conflit entre science et pseudo-science. Il s’agit de faits historiques assez bien établis et non d’une construction historique par l’industrie agro-alimentaire pour défendre ses intérêts. C’est un anachronisme de relire l’affaire Lyssenko à la lumière l’opposition actuelle entre agriculture industrielle et agriculture écologique.

La génétique a progressé à pas de géants depuis Mendel. Lyssenko a prétendu la nier au moment même où elle connaissait des succès irréfutables. Depuis elle a fait encore des progrès considérables. Le progrès de la génétique a rendu bien obsolètes certains débats sur l’inné et l’acquis, en intégrant ces deux aspects. Il alors est curieux de voir l’article avancer que : « Même en ce qui concerne la théorie la plus “absurde” de Lyssenko, opposée à la génétique classique voulant que l’hérédité passe par des mutations au hasard sélectionnées secondairement par le milieu, la fameuse “hérédité des caractères acquis par l’habitude”, ce sont les biologistes d’aujourd’hui qui la remettent à l’ordre du jour sous le titre euphémisé d’épigénétique. » Je ne suis pas biologiste, mais je suis assez cultivé pour savoir que l’épigénétique n’est pas un aveu d’impuissance de la génétique et surtout qu’elle n’est en rien une voie supplémentaire d’hérédité.

Buffon dit que le cheval est la plus noble conquête de l’homme. Je serais tenté de dire cela plutôt de la science (de Newton, de Buffon, du travail collectif d’innombrables savants, entre autres en génétique). Il est important, en particulier si on se met dans la perspective du socialisme, de défendre la science et d’avoir une idée claire des interactions et de la différence entre science et philosophie.

Notes:

1Il y a un aperçu relativement neutre et équilibré de ce qu’on sait de cette histoire dans Yann Kindo, « L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir », SPS no 286, juillet-septembre 2009, www.pseudo-sciences.org/spip.php?article1216 et suivants.

2Évolution, la preuve par Marx : Pour dépasser la légende noire de Lyssenko, Delga, 2016.

Source: Investig’Action


La première opposition à l’agriculture intensive court-termiste était soviétique

par Guillaume Suing

le 30 juin 2016

 

Dominique Meeus indique dans une réaction1 à mon article « Lyssenko, un imposteur ? »2 (mai 2016): « Je ne suis pas biologiste mais suffisamment cultivé pour savoir que l’épigénétique n’est pas un aveu d’impuissance de la génétique et surtout qu’elle n’est en rien un voie supplémentaire d’hérédité ». L’étant moi-même, je me dois de rappeler une évidence sur le changement de paradigme actuel en génétique, même si c’est toujours à reculons que les savants, à commencer par les héritiers de Jacques Monod, modifient leur manière de penser. L’épigénétique est bien la résultante logique de recherches en génétique qui ont révolutionné la biologie vieillissante du 20ème siècle, mettant à mal finalement les dogmes originels idéalistes de Morgan, Weismann, puis Jacob et Monod, sur le « tout génétique » (ou le « programme génétique », version customisée du « tout génétique » dans les années 70). Non pas que les gènes ou l’ADN n’existent pas bien sur : Au contraire, leur connaissance de plus en plus intime conduit aujourd’hui à des conclusions tellement novatrices qu’il est difficile de les passer sous silence.

L’épigénétique c’est donc l’affirmation qu’il existe bien des voies métaboliques permettant, chez le végétal comme chez l’animal, la transmission à la descendance sur plusieurs générations de caractères induits par le milieu, si celui-ci continue de s’exercer dans les mêmes conditions. C’est une transmission « hors des gènes eux-mêmes » et indépendamment de leurs mutations potentielles, ce qui est la signification même du mot « épigénétique ». Les historiens des sciences y reconnaîtront la stricte négation du fameux « dogme central de la génétique moléculaire » formulée dans l’immédiat après guerre : L’hérédité ne passe que par les gènes de façon innée, de sorte que seules les mutations au cœur de ces gènes peuvent porter une évolution du vivant.

Ce n’est donc pas la « philosophie » mais bien la biologie qui fait écho ces dernières années avec la « révolution épigénétique », à l’affaire trop vite classée de « l’hérédité des caractères acquis par l’habitude » (la formule est de Lyssenko). Et si comme le dit à juste titre Dominique Meeus « c’est une illusion dangereuse d’inverser la relation entre la science (qu’il faut considérer en premier) et la philosophie (qui est seconde) », il serait souhaitable de soustraire les jugements moraux, comme celui sur le procès de Nicolaï Vavilov évidemment injuste, des considérations strictement scientifiques nécessaires pour notre époque.

De ce point de vue scientifique, Trofim Lyssenko a en effet commis une faute de première importance, qui a c’est vrai « paralysé la recherche en URSS » en ce qui concerne la génétique formelle et la génétique moléculaire, alors même que celle-ci, portée à ses plus extrêmes limites, n’a eu d’autres solutions un demi-siècle plus tard que de se renverser dialectiquement, avec la (re)découverte de cette forme d’hérédité non génétique, et de ses corollaires pratiques en agronomie, à commencer par la possibilité de rendre les plantes héréditairement résistantes à certaines conditions sans intrants polluants et à moindre frais.

Mais à l’inverse il faut souligner que du coté occidental, le caractère extrêmement tardif de ces redécouvertes, pourtant salvatrices à l’heure où l’on cherche des alternatives à la funeste agriculture intensive et court-termiste, s’explique sans aucun doute par une paralysie tout à fait symétrique des recherches en agrobiologie.

Preuve en est d’ailleurs le grand retour de techniques opposées à l’agriculture intensive destructrices des sols, comme l’agroforesterie, cette reformulation bien tardive des fameuses « bandes forestières » avec lesquelles Lyssenko et Williams voulaient fertiliser les sols pauvres de Sibérie, dans l’hilarité générale en Occident. Là encore, sans aucune référence à la génétique (qui serait seule à l’origine de la diabolisation de Lyssenko selon D. Meeus), n’a t-on pas assisté à une paralysie tout aussi grave à l’Ouest, par simple priorité de la « philosophie » (anticommuniste) sur la recherche soviétique (fût-elle infructueuse dans certaines conditions, comme toute théorie à commencer par celle de Mendel lui-même)?

De la même façon on tentait dans les années 70 de ridiculiser les critiques soviétiques contre l’agriculture « chimique » prônant l’usage massif d’engrais, au profit d’un respect de la biologie des sols par le biais de « semis sous couvert végétal » (compostes composés à 80% de pailles et à 20% de fumier)3.

Pourtant, la catastrophe écologique actuelle liée à la destruction systématique des sols par l’agriculture intensive, que Dominique Meeus ne souhaite pas mettre en parallèle avec les prétendus insuccès de l’agriculture soviétique, ne devrait pas non plus justifier qu’on fasse table rase du substratum scientifique de l’industrie agrochimique. Car sans honnête confrontation, c’est la paralysie qui menace la science.

Mettre la philosophe en second par rapport à la science, c’est un impératif que l’histoire des sciences nous rappelle invariablement : C’est ainsi qu’on peut observer comme une curiosité « l’éternel retour de Lyssenko » non pas par les méandres d’un dogmatisme philosophique (qui aujourd’hui serait plutôt du coté des détracteurs, figés sur les arguments désuets des grandes heures de l’agriculture intensive capitaliste d’une part et du paradigme désormais révolu du « tout génétique » d’autre part dans les années 70), mais bien par les couloirs des laboratoires.

Si la préhistoire des techniques agronomiques à grande échelle, alternatives à l’agriculture intensive, se trouvent en Union Soviétique dans les années trente et quarante, dans toute sa complexité faite de réussites et d’erreurs (y compris par excès d’idéalisme de la part de Lyssenko et de ses pairs eux mêmes), les laboratoires d’aujourd’hui ont tout à gagner en se libérant d’une inquisition philosophique anticommuniste du siècle dernier tentant de les couper de leur histoire.

 

Notes:

1 A propos de Lyssenko, pour une relation correcte entre science et philosophie (Dominique Méeus) http://www.investigaction.net/a-propos-de-lyssenko-pour-une-relation-correcte-entre-science-et-philosophie/

2 Lyssenko, un imposteur ? (Guillaume Suing, auteur de « Evolution : La preuve par Marx. Dépasser la légende noire de Lyssenko » aux Editions Delga – 2016). http://www.legrandsoir.info/lyssenko-un-imposteur.html

3 De l’aveu même de Jaurès Medvedev, dissident soviétique et auteur du célèbre « Grandeur et chute de Lyssenko » en 1971, les « systèmes herbaires » lyssenkistes s’opposaient aux méthodes d’« agrochimistes minéraux » (adeptes des engrais chimiques) comme l’agronome Pryanichnikov. L’agronomie soviétique de l’époque « préconisait de ne pas développer l’industrie des engrais, de laisser les champs en trèfle pendant deux ou trois années d’affilée, (…) [et invitait aussi à] renoncer à utiliser certaines machines (herses, tracteurs) qui détruisent la texture du sol » (p125).

Source : Investig’Action

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