Le « discours en triple saut » de Noam Chomsky

En lisant tranquillement et avec respect l’interview de Noam Chomsky donné à LMaDO [article publié sur Le site Investig’Action le 12 septembre dernier], nous avons été surpris de devoir reprendre la lecture, en particulier sur ce que dit le très célèbre linguiste à propos du conflit syrien. En effet, autant la position pacifiste de Chomsky ne fait aucun doute pour nous, autant il est clair que les propos qu’il tient et la façon dont il pose la situation en Syrie amène directement le lecteur ou l’auditeur à une confusion troublante, voire même vers une impasse dangereuse.

L'interview en question : [ici]
 


 

NOTRE CRITIQUE :

 

En parlant de « suicide » à propos de la nation syrienne, en renvoyant la République syrienne dos à dos avec ceux qui la combattent, et enfin, en déclarant au détour d’une précision que ni Israël ni les USA n’ont apporté (et n’apportent) de l’aide aux « rebelles syriens », Noam Chomsky passe par-dessus la cause principale de la guerre en Syrie et à côté d’une analyse digne de ce nom de la situation au Moyen-Orient.  Nous vous invitons donc, en reprenant ses propos, à relever les trois points qui nous semblent d’abord très éloignés de la vérité et des faits, et qui, somme toute, dénotent une approche très peu objective pour ne pas dire fâcheusement partiale.
 
Premièrement, il est fondamentalement incorrect de parler de « suicide » à propos de la Syrie. Cette terminologie insinue en effet que les dirigeants et responsables politiques syriens qui sont impliqués dans le conflit depuis plus de deux ans (le Président Bachar al-Assad en tête) sont dans la déraison la plus totale. Autrement dit, l’affirmation « La Syrie va au suicide » induit d’emblée que al-Assad est un fou dangereux qui ferait quasiment exprès de mener son pays à la destruction totale. Dire ceci est une erreur fatale. Et commencer l’analyse de la situation en Syrie par cette erreur fatale ne permet aucunement d’apporter quelque raisonnement clair à ceux qui, de bonne volonté, cherchent à comprendre. Au contraire, dire que la Syrie va au suicide ne fait que servir, on ne peut mieux, la cause des pays occidentaux qui placent ce genre de termes à la base leur propagande ; ces mêmes pays soutiennent leur velléité d’agression sur justement l’ignominie d’ « un régime qu’il faut abattre » (dixit L. Fabius,  17 août 2013). Car qui accepterait de laisser un suicidaire à la tête d’un pays ?
 
Qui plus est, Noam Chomsky enclenche la deuxième vitesse quelques lignes plus bas en imputant la même part de responsabilité à la République syrienne (« un régime horriblement violent ») qu’à ceux qui la combattent (« qui vont des milices extrêmement malveillantes à d'autres plus laïques et démocratiques »). Ce recul sur le conflit considère que tous ceux qui prennent part aux combats sont pleinement responsables de la guerre. Ce qui peut, de prime abord, se comprendre de la part d’un pacifiste.
 
En effet, faire la guerre c’est mal, souhaiter la paix c’est bien ! Mais ce n’est pas vraiment faire preuve d’un grand discernement, car dans un conflit il y a aussi à déterminer la partie qui agresse et la partie qui se défend. Noam Chomsky devrait se rappeler ici que mettre tout le monde dans le même sac ce n’est peut-être pas la meilleure manière d’être impartial ! C’est peut-être même la pire chose à faire quand on prend conscience des souffrances incroyables que subit le peuple syrien ; quand ce que les médias ont voulu nous montrer comme une guerre civile et qui, au bout de deux ans, révèle que presque la totalité du peuple syrien soutient encore son gouvernement aujourd’hui (et 70% voteraient pour la réélection du Président Bachar al-Assad – sondage publié en juin 2013), il y a matière à creuser davantage quant aux responsabilités respectives des belligérants !
 
Il est clair et avéré aujourd’hui, et depuis même longtemps, que le conflit syrien a été déclenché par des groupes armés et financés par des pays qui veulent démembrer la Syrie, en commençant par faire imploser sa structure politique et sociale de l’intérieur. Cette position du Ni-Ni n’est qu’un pseudo-recul qui incite  l’opinion publique à se détacher du problème et l’oblige à ne plus pouvoir s’impliquer, pour ensuite la forcer à ne plus vouloir comprendre. Pour le dire autrement, c’est quand une grande partie de l’opinion publique des pays occidentaux se dira « ni pour les « rebelles » ni pour Bachar al-Assad, qu’elle autorisera de fait les pyromanes à endosser le rôle de pompier.
 
Troisièmement, et puisque nous venons de l’évoquer, quand Noam Chomsky affirme que les USA et Israël n'aident pas les rebelles nous sommes en droit de lui demander de qui il se moque ! Nous reprenons sa phrase exacte : " Si les États-Unis et Israël voulaient vraiment aider les rebelles – ce qu'ils ne font pas – il leur serait facile de le faire, sans intervention militaire ». Que dire d’autre ici que cette affirmation n’est ni plus ni moins mensongère.  Simplement en signalant que cette année, Israël a violé l’espace aérien syrien à plusieurs reprises et a bombardé par deux fois des positions tenues par l’Armée Arabe Syrienne (29 janvier et 4 mai) ; et ce, au moment où l’Armée Arabe Syrienne commençait sérieusement à regagner du terrain sur les groupes de mercenaires de l’ASL (Armée Syrienne Libre).
 
Mais ce n’est pas tout. Ne soyons pas crédules au point d’ignorer que l’ASL n’a pas d’armes sophistiquées. D’ailleurs la presse occidentale n’a pas pu le cacher longtemps puisqu’il fallait rester cohérent : d’une part dans un souci de crédibilité, il a fallu rapidement faire accepter que les « rebelles » étaient armés et soutenus par d’autres pays, pour pouvoir tenir face à l’Armée Arabe Syrienne ; ce qui, d’autre part, permettait de bien justifier les annonces de victoires de l’ASL sur l’Armée régulière (puisqu’en temps de guerre, les rédactions occidentales ont aussi leur rôle à tenir en ce qui concerne le « moral des troupes »). De surcroît  il faut rappeler que dans leur retraite, lorsque les mercenaires ont laissé leur attirail aux mains de l’Armée régulière, il s’agissait de matériel neuf dont une partie était de fabrication israélienne. Ces informations se retrouvent dans les pages des différents organes de presse de bords différents.
 
Ceci dit, douter de cela est bien évidemment permis pour qui veut encore plus de preuves, mais par contre il est totalement inconvenant d’affirmer aujourd’hui que les USA et Israël (entre autres) n’aident pas les mercenaires. Enfin sur ce point citons l’article du Figaro qui nous informe que les premiers contingents de l’ASL formés à la guérilla par les Américains en Jordanie seraient entrés en action depuis la mi-août dans le sud de la Syrie. Si des troupes de mercenaires sont parés pour une « grande offensive anti-Assad »  au mois d’août, depuis combien de temps le savoir-faire de la CIA est au service des troupes de mercenaires ? (à moins qu’il ne s’agisse d’une formation-minute !).
 
Nous sommes donc très gênés par ces propos que Noam Chomsky avance dans son discours que l’on pourrait qualifier « de plaidoirie en triple saut » : d’abord une terminologie tendancieuse, puis un deuxième appui sur la confusion et enfin le dernier bond en pleine négation. De plus nous ne croyons pas, (et sommes carrément sûrs du contraire), que ce discours soit au service de la paix. Du Kosovo à la Lybie en passant par les deux guerres d’Irak, cette rhétorique intellectualisante a été à chaque fois désastreuse pour les partisans de la paix. La liste des exemples est bien trop longue pour la dresser ici, mais nous tenons à rappeler trois petites choses néanmoins fondamentales pour éviter les dérives de certains discours qui se disent pacifistes, ou qui pourraient être considérés comme tels :
 
1)       Choisir ses mots est d’une importance cruciale, il ne s’agit pas seulement de se faire comprendre. Un terme à la place d’un autre participe très souvent à un biseautage du discours qui amène irrémédiablement le lecteur ou l’auditeur à un parti pris fallacieux. Autrement dit, rien n’est plus exact sur ce premier point que la réflexion de Camus : « mal nommer les choses c’est rajouter au malheur du monde ».
 
2)      Ne pas discerner les belligérants se résume à laisser faire (ici ce que dit Chomsky n’est rien d’autre que l’acceptation, à terme, de la partition de la Syrie). Sans compter que la position du Ni-Ni (très bien analysée, par ailleurs, par Jean Bricmont) semble avoir des origines plus que douteuses puisque se placer au-dessus des conflits (en démiurge occidental) nous semble clairement être une forme moderne du point de vue du colonisateur sur les peuples colonisés.
 

3)       Quant au mensonge, quelle que soient sa forme et sa manière, nous disons fermement qu’il ne sert jamais le camp de la paix.

En bref et pour conclure, il faut toutefois remercier LMaDO et Investig’Action pour la mise en ligne de cet interview. Car il nous a permis de réagir afin d’affirmer que la volonté de paix est un combat qui doit être mené les yeux ouverts.  Rajoutons, en gardant sauf le respect que nous lui devons, que Noam Chomsky n’est certes pas un menteur mais ce qu’il dit n’est pas la vérité ! Que la paix soit avec lui !
 
Source : Investig'Action

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