Explosion urbaine et mondialisation

La croissance des inégalités et de la pauvreté urbaines, dont l’explosion des bidonvilles est l’expression la plus forte, résulte d’un modèle d’« urbanisation sans développement » induit par les ajustements structurels et le « tout-au-marché ». La ville néolibérale, lieu de polarisation extrême, apparaît à la fois comme le support privilégié et l’horizon ultime d’une certaine mondialisation.

Editorial

Extrait du nouveau numéro de la revue «Alternatives Sud»

Explosion urbaine et mondialisation – Points de vue du Sud

Editions Syllepse – Centre Tricontinental

Volume XIV (2007), n° 2

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« Les qualités de la vie urbaine au 21e siècle définiront les qualités de la civilisation elle-même. Mais si l’on juge superficiellement l’état des villes mondiales, les générations futures ne trouveront pas que cette civilisation soit particulièrement conviviale » (Harvey, 2001).

L’humanité vient de franchir un cap historique. Selon le dernier rapport d’ONU-Habitat (2006), le monde compte désormais plus d’urbains que de ruraux. Du fait de l’imprécision des statistiques, peut-être cette transition démographique, révolution silencieuse s’il en est, a-t-elle déjà eu lieu au tout début de la décennie. Quoi qu’il en soit, la tendance séculaire à l’urbanisation, loin de s’essouffler, devrait se poursuivre. En 2030, les villes abriteront 5 milliards d’êtres humains sur un total de 8,1 milliards, soit deux tiers de la population mondiale. Si la croissance démographique urbaine se maintient au rythme actuel, les villes accueilleront encore chaque jour pas moins de 180 000 nouveaux citadins (nouveaux nés et migrants), l’équivalent chaque année de presque deux fois la ville de Tokyo (près de 35 millions d’habitants) !

La population rurale quant à elle commencera à décroître à partir de 2015. Entamant alors une courbe descendante (- 0,32% par an), la campagne se videra de quelque 155 millions de ruraux sur 15 ans (jusqu’en 2030). C’est dire que le pouvoir d’attraction qu’exercent les lumières de la ville sur le monde rural n’est pas prêt de faiblir. Les villes, pour paraphraser Braudel, resteront voraces et continueront à absorber incessamment les paysans (1986). Au moins pour un temps ! Jusqu’en 2050 peut-être, quand la planète aura semble-t-il atteint son maximum démographique de 10 milliards d’habitants, dont trois quarts d’urbains.

Ce boom urbain concernera principalement les pays du Sud. D’après ONU-Habitat (ibid.), 95% de cette ultime poussée démographique des villes aura lieu dans les zones urbaines des pays du tiers-monde. Leur population, qui augmente en moyenne deux fois plus vite que les taux de croissance nationaux, devrait doubler au cours de la prochaine génération pour atteindre le chiffre hallucinant de 4 milliards de personnes (80% de la population urbaine mondiale). D’une région à l’autre, la forme, le rythme et le niveau d’urbanisation ne seront toutefois pas identiques.

Aussi, l’Amérique latine, fortement urbanisée, a entamé sa transition urbaine voilà déjà près de deux décennies. Après le boom démographique et migratoire des années 1950-1980, encouragé dans un premier temps par les politiques de substitution aux importations, le taux de croissance urbaine s’est considérablement ralenti pour se stabiliser actuellement à 2,3%. Seuls l’Amérique centrale, certains pays andins et des Caraïbes continuent à enregistrer des taux d’urbanisation supérieurs à la moyenne régionale.

Certes, pas aussi importants que le continent asiatique qui affiche des taux annuels de 2,9% (Asie du Sud) à 3,8% (Asie du Sud-Est). Ici, ce sont les processus migratoires qui alimenteront principalement la croissance des villes. Le cas de la Chine est à ce titre emblématique. On estime que 200 millions de Chinois ont quitté la campagne pour la ville depuis la fin des années 1970. Et au cours de la prochaine décennie, 250 à 350 millions de paysans devraient les y rejoindre (Davis, 2006) !

Mais si l’Asie, et en particulier la Chine, comptent d’ores et déjà le plus grand nombre de citadins de la planète (50% du total), c’est à l’Afrique que revient le « privilège » de connaître la croissance urbaine la plus forte, soit un taux annuel de 4,8% pour l’ensemble du continent. Entre 1950 et 2000, sa population urbaine a été multipliée par 9, passant de 32 à 279 millions de personnes. Plus d’un Africain sur deux devrait vivre en ville en 2015 (53,5% contre 39,7% actuellement); environ 87 % de la population totale, selon certaines estimations, en 2050 (Nolan, 2006).

Ce déchaînement démographique, qualifié tantôt d’« explosion » tantôt d’« hyperinflation » urbaine, est rendu visible surtout par la forte croissance des mégapoles dans le Sud. Mexico a déjà passé le cap des 20 millions d’habitants ; elle est directement talonnée par São Paulo, Mumbai et Delhi. Dans une quinzaine d’années, Djakarta, Dacca ou encore Karachi auront largement dépassé ce seuil. A ce moment, Mumbai comptera déjà plus de 30 millions d’habitants. Plus impressionnante encore est la croissance vertigineuse des grandes villes africaines. Kinshasa (8,9 millions d’habitants) et Lagos (13,4 millions) ont vu leur population multiplier par 40 depuis les années 1950 ; Nairobi (2,82 millions) par 30. A titre de comparaison, il a fallu un siècle (de 1800 à 1900) à Londres, en pleine révolution industrielle, pour voir sa population se multiplier…par 7 ! Avec un taux de croissance urbaine annuel d’environ 5%, Lagos, la plus grande ville d’Afrique, devrait abriter en 2030 près de 23 millions d’êtres humains !

Si l’explosion spectaculaire des mégapoles de plus de 8 millions d’habitants frappe d’abord et avant tout les esprits, elle ne suffit cependant pas à rendre compte de l’ampleur des processus d’urbanisation dans le tiers-monde. Ces « hypervilles » ne joueront en réalité qu’un rôle secondaire dans l’augmentation de la population urbaine . Près des trois quarts en effet de cette future croissance démographique sera le fait de villes secondaires, moyennes et petites, voire d’agglomérations ou de bourgades de faible visibilité, peuplées à peine de quelques milliers d’âmes ; et, comme le souligne ONU-Habitat, pratiquement dépourvues de services et d’équipements adéquats (2006).

En Afrique, les petites villes de moins de 10 000 habitants, majoritaires dans le paysage urbain, connaissent elles aussi des taux de croissance démographique impressionnants. En Amérique latine, ce sont les villes de moins de 500 000 habitants qui enregistrent les taux les plus élevés. Quant à l’Asie, elle voit se multiplier le nombre de villes « millionnaires ». L’Inde en compte déjà 35, la Chine 174, soit à elles seules plus de la moitié des villes de plus de 1 million d’habitants dans le monde (400 actuellement, 555 en 2015). En Chine, nombreux sont aussi les établissements humains qui acquièrent, par changement de classification, le statut nouveau de ville.

Partout, ces villes émergentes et ces mégapoles ne cessent de s’étaler horizontalement, grignotent et empiètent de plus en plus sur les territoires alentours. De fait, le monde rural s’urbanise in situ. C’est maintenant non plus les paysans qui vont à la ville, mais la ville qui va aux paysans. Par de complexes processus de « conurbanisation », les villes repoussent aussi loin que possibles leurs frontières ; établissent entre elles de nouveaux nœuds ; contournent les bourgades, encerclent et enferment les villages. Et se dessinent de vastes zones polycentriques, entrecoupées d’espaces hybrides semi-ruraux, semi-urbains.

En Chine, d’ores et déjà de gigantesques complexes urbains se forment sur la côte par maillage de villes centrales et secondaires. Dans ce pays, la surface bâtie des villes pourrait être multipliée par 5 d’ici 2050 ! Mexico, quant à elle, devrait continuer à s’étendre pour former avec ses villes périphériques une seule et même zone de conurbanisation qui regroupera près de 50 millions de personnes, soit 40% de la population nationale. L’Ouest de l’Afrique n’est pas en reste avec la vertigineuse croissance et l’extension territoriale de ses villes côtières. De Bénin City à Accra en passant par Lagos, sur moins de 600 km, ce sont près de 300 entités urbaines qui fleurissent et définissent un long couloir à forte densité démographique qui, comme le souligne Mike Davis, deviendra sans nul doute la plus grande « tache de pauvreté urbaine de toute la planète » (Ibid.).

Modèle d’urbanisation débridée

Parallèlement à leur rapide croissance démographique, les villes du Sud ont en effet vu littéralement exploser leurs taux de pauvreté. Au point qu’elles pourraient bientôt abriter la majorité des pauvres de la planète, ravissant alors ce statut peu enviable aux zones rurales. Selon l’ONU, la pauvreté pourrait toucher entre 45 et 55% de la population urbaine mondiale en 2020. Et, plus dramatique encore, près de 78% de la population urbaine en Afrique subsaharienne ! Les villes africaines abriteront alors quelque 400 millions d’urbains pauvres. Déjà, la très urbanisée Amérique latine compte depuis la fin des années 1980 plus de pauvres urbains que de pauvres ruraux : 134 millions en zones urbaines en 1999 contre 77 millions dans les campagnes. En Asie, même si la pauvreté restera longtemps encore le triste privilège des campagnes, en chiffres absolus, le continent compte d’ores et déjà le plus grand nombre d’urbains pauvres de la planète.

La conséquence la plus apparente et la plus tragique de cette « urbanisation de la pauvreté » est la croissance spectaculaire et la multiplication sans précédent depuis une quinzaine d’années des bidonvilles . Selon les experts onusiens, le nombre de personnes vivant dans ces zones d’habitat informel a progressé de 36% au cours des années 1990, rythme presque aussi soutenu que l’urbanisation stricto sensu. Désormais, près de 1 milliard de personnes s’y entassent (un citadin sur trois dans le monde) ; 90% d’entre elles dans les seuls pays en développement. Et on s’attend à ce que ce chiffre astronomique double d’ici 2050 ! Ici encore l’Afrique subsaharienne, le Sud et l’Ouest de l’Asie donnent le ton (ONU-Habitat, 2006).

En Afrique subsaharienne, l’habitat informel représente déjà l’univers quotidien de 71 à 72% de la population urbaine (90% en Ethiopie, au Tchad ou en Tanzanie). Au Kenya, les bidonvilles des deux grands centres urbains (Mombasa et Nairobi) ont à eux seuls absorbé 85% de la croissance démographique urbaine entre 1989 et 1999. Une évolution presque similaire pour Lagos. Son plus grand bidonville, Ajungle (90 000 habitants en 1972), abrite désormais 1,5 million de personnes. Au total, on estime que les bidonvilles d’Afrique subsaharienne regrouperont environ 332 millions d’urbains et on pense que ce chiffre pourrait doubler tous les quinze ans (Davis, 2006).

Dans les cinq grandes métropoles d’Asie du Sud (Karachi, Mumbai, Delhi, Calcutta et Dacca), ce sont quelque 15 000 communautés de bidonvilles qui ont fleuri regroupant à elles seules une population totale de 20 millions d’habitants. Les bidonvilles de la capitale pakistanaise continuent d’afficher des taux de croissance deux fois plus rapides que la population en général. Oranji Township, la plus importante communauté informelle de Karachi, abrite déjà près de 1,2 million d’êtres humains. Les bidonvilles de la seule ville de Delhi « accueillent » quant à eux chaque année encore près de 400 000 migrants. Si on y ajoute les nouveaux nés, quelque 10 millions de personnes devraient s’y concentrer en 2015.

Avec des taux annuels de croissance des bidonvilles proches des taux de croissance urbaine , il apparaît de plus en plus clairement qu’en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et de l’Ouest, l’urbanisation est pratiquement devenue synonyme de « bidonvillisation ». Autrement dit, c’est comme si le bidonville était devenu pour les nouveaux arrivants la seule voie d’accès à la ville. Dans les autres régions, bien que les taux de croissance de l’habitat informel soient plus bas que l’accroissement annuel de la population urbaine, ceux-ci n’en demeurent pas moins encore très élevés. Tout comme le nombre de gens qui s’entassent dans les bidonvilles : plus de 134 millions de personnes en Amérique latine et dans les Caraïbes ; environ 290 millions en Asie orientale et du Sud-Est, soit respectivement 31% et 28,5% de l’ensemble de leur population urbaine. Et ces taux sont largement dépassés au Pérou (68,1%), aux Philippines (44,4%) ou encore au Brésil (36,6%).

L’explosion des bidonvilles, corollaire tragique de la forte poussée démographique des villes, indique que les processus d’urbanisation ont pris dans le Sud une voie inédite. D’une certaine manière, la croissance des villes du tiers-monde ramasse et condense sur quelques décennies deux siècles d’évolution urbaine dans le Nord, mais elle la contredit aussi. Débridée, elle réfute toutes les théories classiques qui voyaient dans l’essor des villes le deus ex machina du progrès économique et humain et prédisaient que la croissance urbaine entraînerait de facto une amélioration globale des conditions de vie, en supposant une nécessaire interaction positive, voire l’existence d’un lien mécanique entre urbanisation, croissance et développement.

Force est de constater que l’urbanisation du Sud est d’une toute autre nature. Sauf peut-être en Chine et en Asie du Sud-Est. Mais ces deux régions ont aussi enregistré des taux de croissance économique spectaculaires qui leur ont permis de tripler leur PIB depuis 1960. Ailleurs, rien de tel. Dans la plupart des autres pays en développement, « la croissance urbaine est privée de ces moteurs puissants que sont les exportations industrielles de Chine, Corée et Taiwan, ainsi que de l’énorme afflux de capitaux» (Davis, 2006). Les deux dernières décennies y ont plutôt été synonymes de croissance faible, de récessions, voire de désindustrialisation tendancielle comme en Inde, au Brésil, au Mexique et en Afrique du Sud. Certains pays d’Afrique ont même enregistré des taux de croissance proches de zéro ou négatifs qui ont plongé les villes dans un profond marasme au point que certains n’hésitent pas à parler de « déséconomie urbaine » (Henri, 2006).

A quelques exceptions près, partout l’urbanisation s’est trouvée découplée de l’industrialisation, du progrès économique et, plus largement, du développement humain. L’exemple de l’Angola, du Congo (RDC), de la Tanzanie ou de la Côte d’Ivoire est paradigmatique : malgré des taux de récession de leur économie de 2 à 5% par an, ces pays ont connu durant la même période une croissance annuelle de leur population de 4 à 8% (Davis, 2006). En principe, ce ralentissement économique et la baisse subséquente de l’emploi et du revenu urbains auraient dû freiner, voire inverser les flux migratoires. Il n’en a rien été. Le déluge urbain s’est poursuivi entraînant dans son sillage son cortège de pauvreté et de bidonvilles, de sorte que l’« urbanisation sans développement » semble être devenue l’horizon borné des villes du tiers-monde.

Urbanisation sans développement : résultat des ajustements

Cette forme perverse d’urbanisation n’est pas seulement le produit d’une croissance urbaine mal maîtrisée, comme nombre d’analystes le laissent entendre. Pas plus qu’elle ne résulte d’une tendance lourde, imprévisible ou irrépressible. Elle trouve en grande partie son origine et son explication dans une conjoncture mondiale particulière : la crise de la dette et la récession des années 1980. Dans un contexte de mondialisation économique accrue et de restructuration néolibérale, elle s’est ensuite trouvée confirmée et aggravée par les politiques et les thérapies de choc appliquées uniformément et de manière obstinée, malgré des indicateurs accablants, aux pays du Sud par les institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale en tête : les plans d’ajustement structurel (PAS)et, au-delà, l’ensemble des stratégies d’ouverture et de dérégulation économiques promues à compter de cette décennie.

La longue période de récession mondiale qui s’installe au milieu des années 1970 est plus durement qu’ailleurs ressentie dans le Sud. Les effets de la hausse des prix du pétrole combinés à la chute du prix des matières premières et à une inflation qui deviendra bientôt galopante, aggravés dans les zones rurales par des périodes de sécheresses prolongées et de graves crises alimentaires, précipitent les fragiles économies du tiers-monde dans une phase de déclin ou de stagnation. Parallèlement, avec la flambée des taux d’intérêt, les pays du Sud voient leur dette exploser. Certains comme le Mexique se retrouvent au bord de la banqueroute ; les autres connaissent une dangereuse et douloureuse spirale d’endettement, le tout sur fond d’une crise généralisée de l’emploi et d’une chute du revenu moyen et des salaires réels tant en ville que dans les campagnes.

Présentés d’abord aux pays les plus endettés comme le moyen le plus sûr de renouer avec la croissance à travers une meilleure maîtrise des dépenses publiques et une politique active d’ouverture économique et d’insertion sur les marchés internationaux, les PAS, premières expressions d’un vaste chantier de réformes économiques que les institutions financières internationales ne vont cesser de promouvoir et tenter de généraliser, n’aboutiront dans les faits qu’à rendre la crise urbaine plus aigue. Privatisation des entreprises publiques et des services financiers, suppression des barrières douanières, libéralisation du marché des capitaux, réduction drastique des dépenses sociales et des subventions publiques, respect des équilibres macroéconomiques, etc., partout, le cocktail de mesures proposées, rangées plus tard sous l’appellation de « consensus de Washington », est identique. Leur impact sur les villes et le monde rural le sera tout autant.

Dans les campagnes, la dérégulation du marché, la suppression des subsides, la promotion du secteur industriel agroexportateur, de même que l’importation de plus en plus massive de produits subsidiés en provenance du Nord (parfois à titre d’aide alimentaire), corrélative à l’élimination des barrières douanières, et la chute des prix agricoles qui s’ensuit, accentuent la pression sur les populations les plus pauvres et provoquent un exode rural massif (Alternatives Sud, 2002). S’y ajouteront, ici ou là, d’autres facteurs aggravants qui vont peser de tout leur poids sur l’augmentation des flux migratoires : mécanisation de l’agriculture, désastres naturels et guerres civiles, en Afrique tout particulièrement . De ces processus de « dépaysannisation », les villes récoltent largement les fruits, malgré l’affaiblissement au même moment de leurs capacités d’accueil.

Les centres urbains du Sud subissent en effet eux aussi très durement le contrecoup des réformes structurelles où elles sont souvent vécues au sein des couches populaires et des classes moyennes comme de véritables catastrophes. Les privatisations, le « dégraissage » du secteur public, les politiques d’ouverture économique, l’arrêt des subventions aux secteurs industriels et le recentrage sur quelques exportations jugées « essentielles », entraînent une chute brutale des emplois formels dans l’industrie et les services urbains ; et la croissance concomitante non moins brutale des secteurs informels.

Premier laboratoire grandeur nature de l’ajustement, l’Afrique n’en sortira pas indemne. Au Congo (RDC), la part de l’économie formelle dans le PIB chute de 4% rien qu’en 1982, l’année même de la signature par Mobutu du premier PAS. La restructuration du secteur public jette ensuite près de 300 000 personnes à la rue (fonctionnaires publics, enseignants, personnel médical, etc.) sans ou presque aucune indemnité. Quant au revenu moyen par habitant, il ne cesse de dégringoler : 288 dollars mensuels en 1960 ; 116 en 1997, juste avant la guerre civile ; 88 dollars en 2001. Aujourd’hui, plus de 90% de la population de Kinshasa tentent vaille que vaille de survivre à travers l’exercice d’une activité informelle (Iyenda, 2005). Pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, 78% des emplois non agricoles relèvent maintenant du secteur informel. Vient ensuite l’Asie avec 67% (ONU-Habitat, 2006, 9). Ici encore, la restructuration libérale est en grande partie responsable d’une augmentation du chômage urbain et de la croissance de l’informel. A Mumbai notamment, où l’emploi industriel passe de 71,8% en 1970 à 55,7% en 1990 (Krishnan, 2005).

En Amérique latine également, un tel changement d’orientation économique n’a pu qu’avoir des conséquences dramatiques sur la « société en général, urbaine en particulier » (Portes et Roberts, 2004). A Buenos Aires, le taux de chômage passe de 3% en 1980 à 20% en 2001, et la part du secteur informel de 13 à 34%. Les villes de Montevideo et São Paulo enregistrent elles aussi une forte augmentation du chômage : 7% et 9% respectivement entre 1980 et 2002/2003. Partout, en Amérique latine et dans les Caraïbes, parallèlement au déclin ou à la stagnation de l’emploi formel, les activités informelles connaissent un spectaculaire essor. Au Pérou, la récession causée par les PAS fait chuter l’emploi formel de 60% en 1980 à 11% à la fin de la décennie. La proportion de l’emploi informel urbain y frôle actuellement les 61%. Et partout ailleurs sur le continent, elle est rarement au-dessous de 50%.

Seul le Chili, considéré comme le bon élève des politiques néolibérales, est parvenu à maintenir l’emploi urbain voire à l’augmenter dans un premier temps, mais au prix d’un renforcement des inégalités en termes de salaires et de conditions d’existence. La plupart des emplois qui y ont été créés sont, comme partout ailleurs sur le continent, précaires, instables, sous rémunérés et dépourvus de toute couverture sociale (ibid.). En Amérique latine comme dans les Caraïbes, le secteur informel a fini par devenir le premier pourvoyeur d’emplois, loin devant l’économie formelle. Désormais, sur 10 emplois qui y sont créés, 7 relèvent du secteur informel – 8,5 en moyenne dans le monde (ONU-Habitat, 2006).

D’après les projections de la Banque mondiale, la reprise économique globale, le retour de la croissance dans les années 1990, de même que les « nouvelles opportunités » offertes par la mondialisation auraient dû donner une nouvelle impulsion à l’emploi, combler l’abîme des inégalités héritées de la période antérieure et diminuer substantiellement la pauvreté, urbaine en particulier. La réalité en est on ne peut plus éloignée. Les écarts ont continué à se creuser et le nombre de pauvres urbains n’a cessé d’augmenter. Selon le PNUD, dans 46 pays (majoritairement africains), les gens sont actuellement plus pauvres qu’en 1990 ; et, dans 25 pays, davantage de personnes souffrent de la faim qu’il y a dix ans (2004).

Au Mexique, malgré les promesses faites lors de la signature du très médiatique Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le pourcentage de personnes dans un état de pauvreté extrême est passé de 16% en 1992 à 38% en 1999. Au Brésil, en dépit de l’embellie économique des années 1990, les favelas de São Paulo ont connu une croissance annuelle de 16,8% ; et ce taux a atteint 80% pour les seules villes d’Amazonie. En Asie du Sud-Est, la crise des années 1997-1998, largement attribuée à la libéralisation financière et au boom spéculatif dans l’immobilier, a plongé les fragiles classes intermédiaires dans une inévitable spirale de pauvreté. Situation similaire en Argentine où la crise a créé des dizaines de milliers de nouveaux pauvres. Partout ou presque, les inégalités, tant en ville qu’à la campagne, ont continué à se creuser pour atteindre aujourd’hui de nouveaux sommets (Davis, 2006).

Assurément, depuis les années 1980, les populations urbaines du Sud se sont retrouvées piégées au centre d’un double mouvement : dérégulation et flexibilisation du travail d’une part, désengagement de l’Etat de l’autre. Un désengagement qui s’est traduit surtout par une forte diminution des budgets sociaux et de l’investissement public dans l’infrastructure, les soins de santé, le logement, l’éducation, etc. A Dar es-Salaam, les dépenses de services publics par habitant chutent de 10% par an dans les années 1980. Au Mexique, elles ne correspondent en 1987 plus qu’à la moitié de ce qu’elles étaient au début de la décennie. En Ouganda, le budget consacré aux soins de santé en vient à être douze fois plus petit que celui consacré au remboursement de la dette (ibid.). Alors même que les opportunités d’emplois stables et relativement bien rémunérés se feront de plus en plus rares en ville, les citadins (anciens et nouveaux) se verront simultanément privés, au nom des politiques de rigueur budgétaire, des avantages qu’offrait la vie urbaine en termes d’équipement et de protection.

Certes, au début des années 1980, la plupart des gouvernements du Sud avaient en partie déjà abandonné leurs responsabilités sociales. Mais l’ajustement libéral, en démantelant les quelques services et infrastructures encore existants, a renforcé et accélérer ce désinvestissement, et interdit du coup toute possibilité d’une politique publique active en matière d’accueil et d’encadrement des nouveaux urbains. La croissance des inégalités et de la pauvreté urbaine, dont l’explosion des bidonvilles est l’expression la plus forte, est en quelque sorte le résultat de ce double goulet d’étranglement que les institutions internationales et les pays donateurs ont largement contribué à mettre en place. Il n’empêche, ces politiques s’inscrivaient dans le droit fil d’un modèle de « développement » conçu spécialement pour les villes.

Ville néolibérale : vision, discours et méthodes

L’intervention de la Banque mondiale dans le champ du développement urbain est tardive. Ce n’est qu’au début des années 1970 qu’elle établit le rôle positif des villes, auparavant réputées dévoreuses d’investissements non productifs, dans la croissance, l’ouverture des marchés et le développement (Osmont,1995). A partir de là, l’institution financière produira un discours renouvelé sur la ville, devenu enjeu économique et stratégique majeur. Sans cesse remanié et actualisé en fonction d’un contexte mouvant et de circonstances changeantes, ce discours reposera en définitive toujours sur une même vision instrumentale de la ville et du développement urbain qui, elle, ne souffrira aucune remise en question. Elle ne fera au contraire que se renforcer à mesure que se poursuivra le processus de mondialisation.

Derrière ce regard neuf porté sur la ville, devenue instrument par excellence du développement et moteur de la croissance, une préoccupation : comment rendre la ville plus productive, plus compétitive, donc plus attractive ? Autrement dit, il s’agissait pour la ville de gagner en efficacité dans un monde globalisé et de plus en plus concurrentiel, tout en mobilisant un minimum de moyens. Et cela passait nécessairement, pour la Banque, par la création d’un climat politico-réglementaire et macroéconomique propice à l’investissement productif, la diminution des coûts de transaction, la fin du « gaspillage » et, de fil en aiguille, un désinvestissement progressif de l’Etat au profit du secteur privé jugé « plus efficient », la réduction drastique et le recentrage des dépenses publiques, conditions sine qua non pour faire de la ville « a level playing field for competition » (un cadre concurrentiel équitable) comme le rappelait encore un conseiller onusien, une dizaine d’années après le lancement en 1986 du New Management Program, véritable codification de la nouvelle doctrine urbaine de l’institution (Bond, 2006).

La lutte contre la pauvreté n’était toutefois pas absente de cette doctrine. Au contraire, elle justifiait, commandait, sous-tendait et était présentée comme le motif principal de son engagement dans le champ urbain. Après tout, les statuts de la Banque la définissent d’abord et avant tout comme institution d’aide au développement. Ceci dit, l’optique dès le départ était loin d’être désintéressée. Comme le rappelle Annik Osmont, « l’intention n’était nullement philanthropique, mais s’inscrivait dans une logique de croissance économique : il convenait d’intégrer une population potentiellement productive mais dont les conditions de vie étaient trop précaires et trop misérables pour qu’elle puisse devenir une main-d’œuvre profitable à l’économie. Des populations urbaines mieux logées, vivant dans de meilleures conditions de salubrité, mieux nourries, mieux éduquées, seront plus productives » (Osmont, 2005).

D’emblée la Banque mondiale insiste sur l’échec – en partie bien réel – des politiques publiques urbaines menées par les gouvernements du Sud au cours de la période antérieure. Et, très vite, en propose le remède : puisque l’Etat n’était pas parvenu à juguler la pauvreté, le marché devait pouvoir relever le défi. Après tout, en toute bonne orthodoxie économique, le marché n’était-il pas l’instrument le plus adéquat pour parvenir à une meilleure allocation des ressources, ce qui à terme ne pouvait qu’être profitable aux populations urbaines les plus pauvres ? C’est autour de cette conception hyper idéologisée de la ville, de son rôle, et d’un modèle opérationnel « idéal-typique » à visée universelle, devenu presque « totalitaire » à partir des années 1980, que s’articuleront tous les projets, stratégies et formules de développement urbain de la Banque, appliqués partout de la même manière sans égards pour les trajectoires particulières des villes du Sud et leurs spécificités sociales et culturelles (Id., 1995).

Il en va ainsi de l’intervention de la Banque mondiale dans le domaine de l’habitat populaire. Constatant l’échec des politiques publiques en matière de logement – les classes moyennes et la fonction publique, principale clientèle des gouvernements, en ayant souvent été les principales bénéficiaires –, la Banque préconise la fin des programmes de construction subventionnée. En lieu et place, elle recommande une politique d’amélioration de l’habitat, via la mobilisation de l’épargne privée et l’élargissement de l’offre foncière et immobilière, afin, selon elle, de limiter les coûts et répondre au mieux à la demande solvable des plus pauvres.

Aussi, encourage-t-elle les programmes d’aménagement in situ des bidonvilles, les formules d’auto-construction assistée, une révision des normes à la baisse en matière de logement, la création de nouvelles structures bancaires pour élargir l’offre de crédit, ainsi que des mesures de régularisation des communautés informelles situées sur des terrains publics, eux-mêmes souvent découpés, sur son insistance, en parcelles titularisables. Aux pouvoirs publics est laissé l’investissement dans et le maintien de l’infrastructure lourde, devenue simple support d’un habitat qu’il s’agit de rendre productif par l’amélioration du cadre de vie d’une main-d’œuvre « potentiellement » mobilisable (Id., 2005).

Engagée dans un premier temps dans la mise en œuvre de ses propres programmes, la Banque abandonnera bientôt ce rôle aux agences bilatérales d’aide et aux ONG pour s’investir pleinement à partir des années 1980 dans l’entreprise de réformes institutionnelles exigées par les PAS. Sans contrevenir à ses objectifs de départ – la diminution des coûts et la recherche d’efficacité –, elle ne parlera alors plus que de « restructuration des services techniques et financiers municipaux, de la mise en place de plans comptables et de cadres budgétaires locaux (…), de la restructuration des systèmes de financement de l’habitat et des organismes publics de construction, de la privatisation des parcs de logements sociaux et, bientôt de l’ensemble des services urbains. Selon une logique descendante, les mesures prises à l’échelle urbaine seront du même ordre que celles prises au niveau local, au nom de l’efficacité maximum des investissements et des institutions qui les gèrent. C’est en fonction de cette logique que la Banque va entreprendre l’ajustement sectoriel des villes, qui sera légitimé par les programmes de décentralisation, échelon local de la « bonne gouvernance » (Ibid.).

« Bonne gouvernance », le mot est lâché. A partir des années 1990, le concept revient systématiquement dans le langage de la Banque mondiale pour justifier le rôle minimaliste désormais dévolu à l’Etat, confiné de plus en plus dans un rôle de « fournisseur de moyens pour le marché » et, surtout, pour légitimer une intervention accrue du secteur privé dans la gestion urbaine. Le tout sous couvert d’un discours renouvelé de lutte contre la pauvreté. Attribuant presque systématiquement l’indéniable croissance de la pauvreté urbaine dans les années 1980 à l’incapacité des gouvernements du Sud à mettre en œuvre les réformes prescrites, la Banque conditionnera alors son aide à leur capacité à se montrer « bons gestionnaires ».

Synonyme de « good order » plus que de gouvernement démocratique des choses et des personnes, la bonne gouvernance se traduira surtout par la recherche du cadre politico-institutionnel le plus adéquat pour atteindre les « objectif du développement urbain » à travers la mise en place de dispositifs administratifs et réglementaires susceptibles de mieux accompagner les réformes en vigueur, et dont les maîtres mots seront décentralisation, responsabilité budgétaire, privatisation des services urbains et planification stratégique. On verra désormais la ville non plus seulement comme une fonction de production mais comme une « structure de gouvernance qui de manière rationnelle gère et coordonne les transactions économiques, sociales et politiques dont elle est le siège » (Id.,1998).

Par ailleurs, reconnaissant ouvertement que certaines couches de la population ont pu se trouver fragilisées par l’ajustement, la Banque mettra en place des programmes de compensation faits de projets ciblés et uniformisés. Plus tard encore, dans un souci affecté de mieux répondre aux besoins des plus pauvres, elle cherchera les moyens de les associer, par l’intermédiaire des ONG et d’organisations relais, à ses projets. La participation des communautés urbaines deviendra ainsi peu à peu son nouveau leitmotiv et cheval de bataille. Reste que cette « participation » d’emblée sera limitée à un cadre opérationnel rigide qui ne dérogera en rien à la logique qui sous-tend depuis le début l’action de la Banque dans le champ urbain : le partenariat public-privé (Miraftab, 2004).

Présentés et mis en avant par les institutions internationales comme des modèles d’intégration économiques et des succes stories en matière de développement urbain, Shanghai, Pune ou Bangalore, ces nouvelles vitrines high tech du monde émergent, masquent mal l’échec et les désastres engendrés par les politiques ultralibérales. L’intense concurrence entre les villes, alimentée par les processus de mondialisation, a de manière quasi générale renforcé les inégalités intra et inter urbaines et privilégié quelques grandes villes, en particulier les métropoles des pays émergents, aux dépens des autres, capitales, villes moyennes ou petites, ne disposant d’aucune structure d’accueil pour attirer les capitaux nationaux et étrangers (Davis, 2006). Des clivages, souvent historiquement déterminés, que l’aide internationale va accentuer puisqu’elle va de plus en plus être conditionnée à la capacité des villes à tirer vers le haut la croissance économique nationale (Osmont, 2005). Sans parler de l’intense concurrence fiscale que se livrent les villes qui les prive de précieuses ressources pour leur développement social et humain (Alternatives Sud, 2007).

Ensuite, partout ou presque, la libéralisation du territoire urbain a détourné l’épargne nationale vers le juteux marché foncier, engendré un boom spéculatif et une hausse sans précédent des prix de l’immobilier au profit de nouveaux entrepreneurs de logements, de chefs coutumiers, voire des secteurs populaires les plus nantis. De leurs côtés, les processus de décentralisation ont abouti à vider les caisses des municipalités et fini par faire reposer tout le poids de la charge fiscale sur les communautés locales (Dupont, 2005). Le transfert administratif des compétences de l’Etat central vers les instances locales non seulement n’a pas été accompagné d’un transfert financier proportionnel à la mesure des tâches à accomplir, mais en plus a engendré d’importants phénomènes de corruption locale.

Quant aux partenariats public-privé censés assurer la couverture des besoins des communautés tout en leur donnant une voix et un rôle dans la gestion des affaires publiques, leurs résultats sont bien plus que mitigés. En l’absence d’une équité de fait entre des partenaires, aux intérêts par essence antagoniques, et d’une définition rigoureuse de leur rôle, de leurs responsabilités et de leurs droits respectifs, ces partenariats ont fonctionné surtout comme des « chevaux de Troie du néolibéralisme », en permettant l’entrée en force de puissants opérateurs privés (firmes, multinationales, etc.) dans le champ de la gestion urbaine, qui ont trouvé là de nouvelles opportunités de profit sur base du principe généralisé – et dûment recommandé par la Banque mondiale – de recouvrement des coûts. Rarement, les objectifs initiaux ont été atteints. Seuls les besoins solvables ou les demandes d’acteurs influents ont dans la plupart des cas été satisfaits. Les autres demandes, celles des populations les plus déshéritées, sont restées à la charge des ONG, des collectivités publiques et des communautés urbaines (Miraftab, 2004).

De manière quasi générale enfin, la privatisation – à peine voilée dans le cadre du partenariat public-privé –, a renchéri les prix des services urbains sans pour autant étendre substantiellement la couverture. Ce faisant, elle a accru d’autant plus la fragilité des groupes les plus démunis et aggravé les inégalités au sein des villes.

« Polarisation obscène »

Phénomène complexe et polymorphe, la pauvreté urbaine a longtemps été sous-estimée par les gouvernements nationaux et les instances internationales. Outre la rareté des statistiques urbaines disponibles et le manque d’outils de mesure adéquats, cette situation tenait surtout à la croyance très largement répandue en un « avantage » des villes sur les campagnes . Puisqu’il était admis que l’on vivait mieux en ville, une attention moindre était portée aux situations de pauvreté et de précarité urbaines. Aussi, l’essentiel de l’effort – et partant, de l’aide au développement – était-il dirigé vers le monde rural considéré comme l’antichambre de la misère. ONU-Habitat va toutefois bousculer cette croyance, en montrant, chiffres à l’appui, dans son premier rapport sur les établissements humains, la croissance spectaculaire de l’habitat informel en milieu urbain depuis une quinzaine d’années (2003).

Trois ans plus tard, son deuxième rapport brise un nouveau « tabou » en remettant sérieusement en question l’avantage urbain. Anna Tibaijuka, directrice de l’organisation, déclare ainsi lors de la présentation du rapport à Vancouver en juin 2006 : « Depuis longtemps nous suspections que la vision optimiste générale de la ville ne correspondait pas du tout à la réalité sur le terrain. Ce rapport montre très concrètement qu’il existe au sein d’une même ville en réalité deux villes – d’un côté celle abritant les individus qui tirent tous les bénéfices de la vie urbaine, de l’autre, les bidonvilles où les gens vivent parfois dans des conditions bien pires que leurs correspondants ruraux » (The Guardian, 2006).

De fait, de nombreuses villes du Sud, sinon la majorité d’entre elles, ont perdu leur statut de « productrices de bien-être » pour une part de plus en plus importante de leurs habitants. Lieu de production et de reproduction de la misère, la campagne cède peu à peu ce douteux privilège à la ville (ONU-Habitat, 2006). Le dualisme classique « villes-campagnes » tend à se transporter au cœur de la cité, devenu lieu d’une « polarisation obscène », où inégalités se cumulent, se renforcent et s’approfondissent (Harvey, 2001). Les nouvelles zones high tech de Bangalore, la « Silicon Valley » indienne, les quartiers cossus et aérés du centre de Mumbai, les condominios des banlieues chics de São Paulo, les villas huppées de Victoria Island à Lagos apparaissent comme des îlots de prospérité noyés dans un océan de misère fait d’un enchevêtrement de taudis surpeuplés et de logements insalubres.

Là, une petite élite cosmopolite, économiquement bien intégrée, branchée virtuellement sur le monde ; ici un vaste prolétariat informel sous qualifié, piégé dans le cercle vicieux de l’exclusion, n’ayant pour seul horizon que les limites de la ville ou du quartier. Là, des revenus plantureux et un train de vie fastueux ; ici, des conditions de vie aléatoires, des emplois précaires, instables et sous rémunérés. Là, l’accès aux technologies de pointe et aux équipements urbains modernes ; ici, un monde dépourvu d’infrastructures et de services de base adéquats, règne de la débrouille et de la privation. Là, une mondialisation « bienfaitrice » et opportune ; ici, une mondialisation déstructurante, pressante et oppressante.

Dans certaines villes, les situations de manque dépassent l’entendement. A Delhi, par exemple, où il n’y avait en 1990 que 160 toilettes publiques pour 480 000 habitants, ou encore dans un faubourg périphérique de Harare, où près de 1300 personnes se partagent actuellement une seule toilette publique ! Deuxième cause de mortalité infantile dans le monde, le manque d’eau potable reste un défi quotidien pour bon nombre d’urbains pauvres. Surtout dans les villes d’Afrique subsaharienne où à peine 38,3% des ménages disposent d’un accès à l’eau courante. Ici comme ailleurs dans le tiers-monde, le prix élevé de l’eau – surtout depuis la privatisation des réseaux de distribution – est devenu un obstacle presque insurmontable pour de nombreux citadins pauvres .

Dans ces quartiers déshérités, le surpeuplement, la promiscuité, le manque d’eau potable et l’insalubrité, accentuent toujours plus les risques sanitaires et l’impact des maladies infectieuses . Sans parler des effets de la malnutrition, « crise invisible » selon ONU-Habitat, qui actuellement fait des ravages en villes. Les taux de malnutrition des enfants en bas âge des bidonvilles du Bangladesh, d’Ethiopie, de Haïti et d’Inde sont ainsi devenus presque identiques à ceux des zones rurales. Au Brésil et en Côte d’Ivoire, ces taux sont même trois à quatre fois plus élevés dans les bidonvilles que dans les zones rurales (2006).

De fait, on meurt généralement plus vite et plus jeune dans les zones d’habitat informel des villes du tiers-monde que dans les autres quartiers. A Rabat, le taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans est ainsi 2,7 fois plus élevé dans les zones d’habitat informel que dans les autres quartiers. Ecarts plus importants encore dans la ville du Cap (Afrique du Sud), où le taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans est 5 fois plus élevé dans les bidonvilles que dans les quartiers de moyen et haut standing (ibid.). Les villes des autres continents ne sont guère mieux loties. La mortalité infantile dans les bidonvilles de Quito est ainsi 30 fois plus élevée que dans le reste de la ville ; et à Mumbai, elle est de 50% plus élevée que dans les zones rurales adjacentes (Davis, 2006) !

Aux risques sanitaires et à leur incidence sur la mortalité sont venus s’ajouter d’autres risques qui renforcent les inégalités intra muros et aggravent la fragilité des populations urbaines les plus pauvres : risques liés aux catastrophes naturelles et à la pollution, les bidonvilles étant construits dans des matériaux peu résistants et le plus souvent situés sur terrains instables, inondables ou à proximité de décharges ou de zones dangereuses ; risques aussi liés aux évictions et expulsions dont plusieurs gouvernements du Sud se sont fait les champions ; risques enfin liés à la criminalité, à la violence physique et aux tensions interethniques et religieuses qui ont connu un essor sans précédent depuis les années 1980.

Autrefois étape transitoire, le bidonville tend à devenir – quand il n’est pas tout simplement démantelé par les autorités urbaines – un lieu de « résidence » permanent pour les nouveaux arrivants ; le seul débouché possible pour cette main-d’œuvre devenue excédentaire et généralement peu qualifiée. Les portes de sortie s’y font rares. L’ascenseur social ne fonctionne plus. Les opportunités d’emploi même diminuent en raison de la stigmatisation et de l’exclusion dont ces populations sont généralement l’objet. Quant à l’avantage urbain d’un meilleur accès à l’éducation et à la culture, il demeure, comme le souligne ONU-Habitat, « un mythe pour la majorité des habitants des bidonvilles ». C’est que pour l’habitant du bidonville un choix dramatique s’impose de plus en plus souvent : soit assurer ses besoins en termes de survie, soit financer l’éducation des enfants. Une situation d’autant plus préoccupante que la population des bidonvilles est majoritairement jeune et l’est de plus en plus, l’accroissement naturel ayant pris la relève des migrations dans le processus d’urbanisation (2006).

Défis urbains à l’heure de la mondialisation

La ville néolibérale est à l’image d’une mondialisation dont elle est à la fois le support privilégié et l’horizon ultime. Devenue lieu de polarisation extrême, elle a reproduit à son échelle, projeté et imprimé dans son espace les croissantes inégalités et contradictions engendrées par un quart de siècle de réformes libérales et de concurrence acharnée. Partout, la tendance à la précarisation et à l’informalisation d’un nombre toujours plus grand de citadins s’est confirmée et aggravée. Plus que tout, l’explosion des bidonvilles, considérée pourtant par les instances internationales comme l’un des problèmes mondiaux majeurs du 21e siècle au même titre que le changement climatique, témoigne de l’échec des politiques néolibérales de la ville.

Un constat que partage ONU-Habitat qui indique dans un premier rapport qui tranche avec le style retenu et conventionnel d’autres agences onusiennes : « l’orientation fondamentale des interventions tant nationales qu’internationales au cours des vingt dernières années a (…) renforcé la croissance de la pauvreté urbaine et des bidonvilles, tout comme l’exclusion et les inégalités ». Et de recommander ensuite un retour de l’Etat dans la sphère urbaine et la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques intégrées à l’échelle de la ville (2003).

Pour accablant et unanime que soit ce constat, il n’a pas pour autant débouché sur une révision des logiques fondamentales qui commandent les projets urbains des organisations internationales, des pays donateurs et des gouvernements nationaux. Malgré l’accent nouveau mis sur la « lutte contre la pauvreté, » la « bonne gouvernance » et la « participation de la société civile », l’orientation « classique » est restée inchangée. La croissance, la compétitivité et l’attractivité urbaine restent prioritaires. La libéralisation et la privatisation des territoires de la ville vont bon train. On voit mal comment, dans ces conditions, ralentir ou inverser l’évolution en cours – ou ne faudrait-il parler plutôt d’involution ? – aux conséquences sociales, mais aussi écologiques, politiques et culturelles désastreuses et bientôt irrémédiables.

De toute évidence, ni les programmes ciblés à destination des plus pauvres, trop souvent limités et peu adaptés aux environnements urbains spécifiques ; ni les projets visant à formaliser le monde de l’informel (aides à la création de micro-entreprises, facilités de crédits, etc.) ; ni une augmentation substantielle de l’aide au développement, comme le demande ONU-Habitat à défaut d’une annulation de la dette urbaine, et moins encore l’ensemble de ces stratégies qui reposent sur la confiance inébranlable en un « marché autorégulateur » censé assurer au plus grand nombre infrastructures et services appropriés, ne suffiront à « améliorer les conditions de vie de 100 millions d’habitants de bidonvilles d’ici 2020 », 11e cible du huitième Objectif du Millénaire. Et encore, cet objectif apparaît-il bien modeste et minimaliste au regard du raz-de-marée à venir. D’ici-là en effet ce n’est non pas 100 mais bien 400 millions de personnes – selon les prévisions les plus basses – qu’il faudra loger décemment .

Dans ces contextes urbains dégradés et face à l’aveuglement, à l’inertie des autorités urbaines et des instances internationales et, plus généralement, à leur absence de véritable macrostratégie en matière de lutte contre la pauvreté, on voit toutefois apparaître, s’organiser et se mobiliser des groupes de citadins qui localement réinvestissent l’espace politique de la ville et réinventent de nouvelles formes de vivre ensemble (démocratie locale, budget participatif, économie solidaire, usines et hôpitaux récupérés, etc.). Mouvement des sans toit au Brésil, assemblées populaires en Argentine ou en Bolivie, mouvement contre la vie chère au Niger et, partout ailleurs, associations d’habitants, réseaux d’entraide et d’échange local, organisations de base, groupes de femmes, de citoyens, de jeunes ou de chômeurs, etc., prennent l’initiative, revendiquent une participation accrue à la gestion de la cité, des conditions de vie et de travail décentes, l’arrêt des expulsions ou encore de nouvelles politiques publiques (en matière de logements, d’habitats, d’infrastructures et d’équipements, etc.) adaptées aux besoins du plus grand nombre. Bref, ils réclament, pour reprendre la formule synthétique de Gustave Massiah, « un droit à la ville et des droits dans la ville » (2005).

A l’échelle régionale et internationale, un processus de convergence s’est également mis en branle, des coalitions se sont formées à l’instar d’Habitat International Cooalition, de l’Alliance internationale des habitants ou encore de l’Asian Coalition for Housing Rights qui entendent faire pression sur les instances internationales et promouvoir, contre l’instrumentalisation néolibérale des villes qui confère à leurs habitants le simple statut de clients, de consommateurs ou de producteurs, et vide les espaces de la ville de leur traditionnel contenu politique, un modèle alternatif de cités mettant l’accent avant tout sur les priorités sociales, environnementales et culturelles.

Ce que demandent ces nouveaux acteurs internationaux, c’est un nouveau pacte social urbain qui garantisse et réalise effectivement les droits (au logement, aux soins de santé, à l’éducation, à la participation politique, à la protection, etc.) des citadins, réaffirme le caractère inaliénable, public et collectif des services urbains, encourage la mise en œuvre et le renforcement de politiques publiques adaptées aux contextes singuliers et aux besoins multiples des citadins, et établissent de nouveaux rapports entre villes et campagnes, problématiques urbaines et problématiques agraires – en particulier réforme agraire et souveraineté alimentaire – étant étroitement liées.

Reste que ces organisations de base et mouvements sociaux sont encore très minoritaires dans le paysage urbain. Véritable « laboratoire de l’exploitation humaine », dominé par les stratégies individuelles de survie et une concurrence forcenée entre les plus défavorisés, le monde fragmenté et éclaté de l’informel n’offre pas le terreau le plus propice à l’émergence d’une force d’émancipation collective. Ici, quand le collectif s’affirme, il prend le plus souvent la forme des sectarismes religieux, de communautés évangéliques ou de structures apolitiques et violentes, comme l’essor du crime organisé dans les grandes villes du Sud et, avec lui, l’explosion des taux de criminalité le laissent supposer.

Relégués, certains quartiers de bidonville apparaissent de plus en plus comme des zones de non droit, pratiquement « hors société », abandonnées par l’Etat. Parfois, ils se trouvent même désertés par les organisations sociales et populaires. Telle est la tendance qui s’observe dans les favelas de Rio ou de São Paulo où ces organisations doivent quitter leur traditionnel champ d’action sociale sous la contrainte et la pression des bandes organisées qui y inventent de nouvelles formes de clientélisme mafieux (Peralva, 2001).

Trouver le moyen de réinvestir ces zones, y recréer du lien social et du sens politique et y impulser de nouvelles dynamiques démocratiques constituent certainement, avec la mise en place de politiques publiques coordonnées, l’enjeu le plus important pour l’avenir. Le pari est loin d’être gagné car comme le souligne très justement Mike Davis : « Un prolétariat informel a-t-il la moindre chance de se transformer en « sujet historique », solution miracle des prophéties marxistes ? Une force de travail désagrégée peut-elle se réagréger en un projet d’émancipation globale ? Les formes de protestation dominantes des mégavilles déshéritées ressembleront-elles plutôt aux émeutes urbaines de l’ère victorienne : des explosions épisodiques pendant les crises de consommation alternant avec la routine de la gestion clientélaire, du spectacle populiste et de la démagogie ethnique ? (2005).

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