Cent ans après la naissance de Salvador Allende

Le 4 décembre 1972, Salvador Allende, président du Chili à l’époque, eut l’occasion de se présenter devant l’Assemblée Générale des Nations Unies à New York et de rendre compte de la situation du pays qu’il présidait. Beaucoup de choses ont changé au cours des 35 dernières années. D’autres, cependant, restent identiques et dans certains cas même, la distance s’est creusée entre ce que l’on souhaitait et la dure réalité.

7 septembre 2008

En ce qui concerne les changements négatifs, une mise à jour devrait, en 2008, se formuler de cette façon : « Je viens du Chili, un petit pays où aujourd’hui, aucun citoyen n’est plus libre de s’exprimer comme il aimerait le faire.

Un pays où sévit une inquiétante intolérance culturelle, religieuse et idéologique.

Un pays où la discrimination raciale est importante.

Un pays où la classe ouvrière est morcelée à l’extrême en différentes organisations syndicales assez démunies.

Un pays où le suffrage universel et secret est chaque jour de moins en moins participatif, et consacre de plus en plus un régime politique qui pratique l’exclusion.

Un pays où le parlement a connu une sévère interruption dans son fonctionnement depuis sa création, il y a 196 ans, et qui subsiste avec un pouvoir limité et une représentation populaire douteuse.

Un pays où les tribunaux ne sont pas indépendants de l’exécutif ni des pouvoirs économiques et militaires.

Un pays qui, depuis 1981, dispose d’une charte constitutionnelle créée en fonction des besoins d’une oligarchie représentée dans le gouvernement dictatorial d’Augusto Pinochet et avalisée par les présidents Aylwin, Frei Ruiz-Tagle, Lagos et Bachelet.

Un pays dont la vie publique est construite autour d’institutions civiles placées sous la tutelle des Forces Armées et faisant preuve d’un esprit démocratique extrêmement limité.

Un pays qui, avec près de dix-sept millions d’habitants, n’a obtenu aucun prix Nobel dans les 30 dernières années, ce qu’obtinrent Gabriela Mistral et Pablo Neruda, tous deux fille et fils de modestes travailleurs d’un Chili moins prétentieux et arrogant, mais aussi plus humain et plus noble ».

Si l’on développe le même argumentaire, il n’est plus possible aujourd’hui de dire que le peuple chilien « se consacre pleinement à la restauration de la démocratie économique afin que la production réponde aux besoins et aux attentes sociales et non aux intérêts particuliers ».

Si l’on pouvait au moins ajouter que « les travailleurs sont en train de se déplacer vers les secteurs privilégiés du pouvoir politique et économique, aussi bien dans les centres de travail que dans les communes et à l’Etat ».

Mais il faudrait plutôt dire que le processus en cours dans le pays est radicalement opposé à cela et qu’on ne se dirige pas, comme Allende le soutenait à l’époque, vers un dépassement du système capitaliste mais, au contraire, que se consolide un capitalisme chaque jour plus sauvage et plus impitoyable.

Lors de ce discours très applaudi, Allende soulignait la nécessité de mettre au service des énormes carences du peuple chilien la totalité des ressources économiques. Cette nécessité était, d’après lui, directement liée au recouvrement de la dignité du Chili. Selon Salvador Allende, il nous fallait en finir avec une situation où nous, les Chiliens, nous devions exporter d’énormes capitaux au bénéfice de la plus grande puissance économique du monde, alors que nous étions en train de nous débattre contre la pauvreté et l’immobilisme.

Pour cette raison, la nationalisation des ressources de base constituait une revendication historique. Notre économie ne pouvait tolérer plus longtemps une subordination impliquant que 80% de nos exportations soient aux mains d’un groupe réduit de grandes compagnies étrangères, qui avaient toujours placé leurs intérêts avant les besoins des pays où elles réalisaient leurs lucratives opérations.

Nous ne pouvions pas non plus accepter le cancer des latifundia, les monopoles industriels et commerciaux, le crédit au bénéfice de quelques – uns ainsi que les brutales inégalités dans la distribution des revenus. Cette réalité, dénoncée à l’époque par le président Allende, ne s’est pas modifiée pour l’essentiel, elle s’est même aggravée.

Aujourd’hui, en effet, les monopoles et la concentration des richesses sont pires encore qu’ils ne l’étaient alors. La propriété de la terre et des principales ressources naturelles continuent ainsi à servir d’usufruit au capital transnational et aux groupes économiques nationaux.

En ce qui concerne le cuivre, Allende dénonçait le fait que « rien que dans les quarante-deux dernières années, quatre milliards de dollars de bénéfices avaient été accaparés… ». Combien plus encore ne faudrait-il pas se scandaliser à l’heure actuelle, quand, dans la seule année 2006, les compagnies multinationales qui exploitent le cuivre chilien en retirèrent la modique somme de 20 milliards de dollars.

A l’époque, Allende comparait les chiffres et demandait que l’on ait présent à l’esprit qu’une partie seulement de cette somme assurerait à tous les enfants du Chili, et pour toujours, la quantité de protéines nécessaires.

Ce qui est grave, c’est que cela ne se passe pas seulement pour le cuivre mais également pour l’eau, pour le sol, ainsi que pour toutes les ressources du pays comme l’industrie de la pêche, ou l’industrie forestière.

Aujourd’hui, comme par le passé, nous pouvons affirmer avec Allende que « le Chili est aussi un pays dont l’économie reste soumise aux entreprises capitalistes étrangères…Un pays dont l’économie est extrêmement sensible face à la conjoncture extérieure, un pays où des millions de personnes ont été forcées de vivre dans des conditions d’exploitation et de misère, et connaissent un chômage manifeste ou déguisé. ».

Le Chili est arrivé à un tel degré de régression dans quasiment tous les domaines que les conclusions d’Allende à propos d’un peuple chilien politiquement mûr ne sont même plus valables. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire.

Comme peuple, nous faisons preuve, en effet, d’une immaturité politique considérable. Elle empêche, à cause de notre manque de dynamisme pratique, de capacité de réflexion, de notre mollesse, de notre flemme et, osons le dire, de notre suprême médiocrité, toute participation active et décidée face au pillage, aux vols et à tous ces multiples abus dont nous sommes victimes.

La tragique actualité de ce discours, qui fut ovationné par l’Assemblée Générale des Nations-Unies, se manifeste également dans les conséquences, qui deviennent chaque jour de plus en plus évidentes, et qu’Allende lui-même présentait comme le résultat du processus de globalisation.

Il soutenait en effet que, pour le Chili comme pour tant d’autres pays du tiers monde, il n’y avait d’autres perspectives que d’être condamnés à exclure le bien-être et la libération sociale des possibilités offertes par le progrès. Et cela concerne de plus en plus de millions de personnes rejetées à un niveau indigne d’un être humain.

Malgré tout, nous croyons, avec Allende, que les grandes valeurs de l’Humanité devront prévaloir, qu’elles ne pourront être détruites.

Marcel Claude, économiste, directeur d’Arena Pública, Plateforme d’opinion. Université des Arts et Sciences Sociales ARCIS-CHILE.

Traduction : Jean Pierre Plumat, Investig’Action

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