Pologne : les enjeux mémoriels de la « décommunisation »

Dès 1989 et la restauration du capitalisme outre-Oder, les dirigeants polonais prenaient des mesures dites de « décommunisation » visant à revisiter l’histoire de la Pologne populaire (1944 – 1989) et ainsi délibérément gommer de la mémoire collective les indéniables avancées sociales dont elle était porteuse.

 

Changement de noms de rues et places évoquant le mouvement ouvrier et progressiste, lois de lustration (1)  de 1997 et 2007 visant à interdire l’accès à la fonction publique d’anciens « collaborateurs du régime » ou à obtenir leur révocation, tentative d’interdiction des symboles communistes en 2009…

Depuis 2015 et le retour au pouvoir du parti Droit et Justice (PIS) (2) de Jaroslaw Kaczynski, classé à l’extrême droite, cette campagne s’intensifie. En septembre 2016 entrait ainsi en vigueur une loi interdisant toute référence au communisme dans l’espace public. Un idéal que le régime assimile au « totalitarisme ».

De Varsovie à Walbrzych, de Gdansk à Torun, des centaines de rues ou d’équipements publics portant le patronyme d’opposants aux régimes dictatoriaux d’avant 1939, de brigadistes internationaux en Espagne, de héros de la lutte de libération nationale, d’intellectuels progressistes du monde entier, de résistants antinazis sont susceptibles d’être concernées.

Exit l’écrivain pacifiste Henri Barbusse, le dirigeant socialiste Salvador Allende, le fondateur de la Pologne populaire Boleslaw Bierut ou le héros de la Commune de Paris Jaroslaw Dambrowski. Bienvenue aux cléricaux Jean-Paul II ou Stefan Wyszynski, au dictateur-maréchal Jozef Pilsudski, au politicien antisémite Roman Dmowski ou encore au général Wladyslaw Anders, croisé de l’antisoviétisme… Ce sont les collectivités locales qui ont la charge de statuer sur ces changements de noms et d’en suggérer d’autres.

 

Haro sur les antinazis

 

Ainsi à Walbrzych (Basse-Silésie), dont l’essor industriel a été assuré à la Libération par les mineurs polonais rapatriés de France, la municipalité doit notamment se prononcer sur le cas de la rue Burczykowski du nom d’une famille de résistants de Sallaumines (Pas-de-Calais) décimée pendant la Seconde Guerre mondiale. Joseph, le père, est mort en déportation en Allemagne suite à la grève des mineurs de mai-juin 1941. Deux de ses fils Félix et Grégoire ont été fusillés à la citadelle d’Arras et un troisième Edwin abattu par la police.

Internationaliste dans l’âme, ces résistants communistes combattaient au sein des Francs-tireurs et partisans (FTP) « pour votre et notre liberté ». « Peu m’importe qu’ils étaient ou non communistes. Ils luttaient contre l’Allemand », souligne Bogdan Krol, l’âme de la communauté francophone de Walbrzych, qui tente de convaincre la municipalité de s’opposer à ce changement de nom.

De Walbrzych à Varsovie, de Katowice à Gdansk, les propositions formulées par les collectivités locales devront être avalisées, au plus tard cet été, par l’Institut de la mémoire nationale (IPN). Outil de propagande au service de l’Etat, l’IPN se conduit comme un « ministère de la Mémoire », selon la terminologie empruntée à l’univers orwellien.

L’IPN travaille à la réécriture de l’histoire de la Pologne dans un sens nationaliste et clérical. Ces pratiques révisionnistes s’accompagnent, en dépit des accords liant la Pologne à la Russie, de la destruction des monuments à la gloire des 600 000 soldats et officiers de l’Armée rouge qui ont libéré la Pologne du nazisme… Ou encore de la criminalisation des propos des militants du Parti communiste polonais (KPP). (3)

 


Historien, spécialiste de l’Europe centrale et de l’est, enseignant à l’Institut des langues et civilisations orientales (INALCO) de Paris, Bruno Drweski nous livre son expertise sur le sujet.

 

Bruno Drweski (au centre) anime une conférence dans le Pas-de-Calais

Pouvez-vous expliciter, dans le cas de la Pologne, le concept de « décommunisation » ? Que recouvre-t-il ?

 

En fait, le mot communisme n’a pratiquement plus été utilisé en Pologne depuis la Seconde Guerre mondiale jusque dans les années 1980 puisque le régime était « socialiste ». A ce moment, les courants d’opposition les plus pro-libéraux ou nationalistes l’ont repris pour désigner « le régime » et ses partisans sous un angle péjoratif.

Ce terme a constitué après 1989 un élément de légitimation et de recherche d’un ennemi pour le nouveau régime, toutes orientations confondues. Pour les plus « modérés », il s’agissait de changer les structures politiques et économiques du pays en faveur du capitalisme en faisant taire les résistances. Pour les plus « radicaux », il s’agissait aussi d’épurer l’administration, voire plus, de toute personne considérée comme liée au régime d’avant 1989 afin de les remplacer par leurs propres partisans. Simultanément a commencé une réécriture de l’histoire, dans les manuels scolaires notamment, et de la symbolique visuelle du pays (monuments, noms de lieux, etc.).

 

En quoi la Pologne se distingue-t-elle ou non de ses voisins ?

 

A la différence des autres pays post-soviétiques et de la Serbie, le même processus a été mis en œuvre partout dans les pays centre-européens, balkaniques et baltes, mais avec des accents plus ou moins forts selon les pays. En Pologne, on est sans doute allé plus loin dans la reprivatisation des propriétés urbaines (mais pas agricoles) nationalisées après 1944. L’épuration administrative a en revanche été beaucoup moins poussée qu’en ex-République démocratique allemande (RDA) par exemple.

 

Comment cette « décommunisation » s’est-elle manifestée depuis la restauration du capitalisme en 1989 ?

 

Hormis les décisions habituelles (privatisation, désengagement social de l’Etat, rapprochement avec l’OTAN et l’Union européenne (UE)), on a commencé à marginaliser dans la vie politique les personnes dénoncées pour leurs contacts avec les services de sécurité d’avant 1989 mais sans viser cependant les parvenus ayant profité de la privatisation en raison de leur appartenance à l’appareil économique de l’ancien Parti ouvrier unifié polonais (PZPR). (4)

Cette nouvelle bourgeoisie n’a donc pas été touchée, mais les sous-fifres oui. Assez vite, les destructions et déplacements de monuments en l’honneur de l’armée soviétique ou des communistes d’avant 1945 et les changements de noms de lieux se sont heurtés à des résistances. Les pouvoirs locaux ont eu à gérer la question au cas par cas, en fonction des rapports de force sur le terrain. Aussi assez vite, une accalmie s’est produite.

 

Mise en application dès 1999 (puis réformée en 2007), la loi de lustration marque-t-elle un tournant ? Quelles forces politiques la mettent en place ?

 

Ces lois de lustration ont été lancées par la droite et les libéraux avec l’accord tacite des « ex-communistes » de l’Alliance de la gauche démocratique (SLD) (5) devenus sociaux-libéraux, qui voulaient ainsi montrer qu’ils n’avaient plus de lien avec le communisme. Elles l’ont été d’autant plus facilement qu’elles visaient les agents de la police politique, mais pas les anciens cadres officiels du PZPR. La démarche était donc pleinement hypocrite, car les anciens cadres du PZPR coopéraient avec la sécurité d’Etat sans avoir à être recrutés comme « agents » tandis que les petits agents, de simples flics, n’étaient pas membres du PZPR. Mais c’est contre eux que la répression s’est concentrée.

Par ailleurs, beaucoup de hauts fonctionnaires de la Sécurité d’Etat qui pouvaient être visés par cette loi, avaient de toute façon trouvé beaucoup mieux que de continuer à travailler dans la fonction publique en se lançant dans toutes sortes d’activités (création de firmes de sécurité ou d’agences de détectives, etc.) beaucoup mieux payées et donnant une plus grande influence de fait, vu les dossiers qu’ils avaient en main ! En fait, les hauts cadres de l’ancien pouvoir ont laissé la répression se concentrer sur les petits tout en étant eux-mêmes à l’abri ; ce que les libéraux mais aussi les pays occidentaux et l’OTAN ont pleinement soutenu, retournant en leur faveur les « compétences ex-communistes » et laissant le reste à l’abandon.

 

L’Institut de la mémoire nationale (IPN) est créé par une loi de décembre 1998. Quelles sont ses missions ?

 

En fait, cet institut a d’abord pris la succession de la Commission de recherche des crimes hitlériens « élargie » en 1989 en Commission de recherche des crimes hitlériens et communistes regroupant des chercheurs d’avant 1989 auxquels sont venus se joindre des chercheurs venus de Solidarnosc de tendance plutôt libérale.

Puis en 2005, avec la première arrivée au pouvoir du PIS, s’est effectuée une épuration puis une transformation de l’Institut de la mémoire nationale à travers sa prise en main par des nationalistes anticommunistes et russophobes.

En principe, l’IPN doit analyser les documents et les témoignages portant sur les crimes politiques et de masse commis en Pologne entre 1939 et 1989. De fait, il se concentre et souvent invente des interprétations (même s’il a aussi recruté d’assez bons chercheurs qui peuvent sur un point ou un autre faire parfois un travail de qualité). Globalement cependant, l’IPN est devenu un centre de propagande idéologique exploitant l’histoire pour légitimer les choix du gouvernement en matière de politique internationale et idéologique.

Depuis le retour du PIS au pouvoir à l’automne 2015, il semble que la diabolisation du communisme s’accentue : le 1er avril 2016, la Diète votait une loi visant à supprimer de l’espace public toute référence au communisme. Depuis sa mise en application en septembre dernier, cela se traduit notamment par la débaptisation de noms de rues ou de places…Oui, désormais, ce ne sont plus les pouvoirs locaux qui décident. Les communes sont tenues de modifier les noms considérés négativement à Varsovie.

Ce qui pose d’autant plus de problèmes que, à côté d’une interprétation idéologique systématique, on a souvent affaire à des fonctionnaires incultes qui décrètent « communistes » des personnes qui peuvent ne rien à voir avec cette idéologie comme par exemple les socialistes d’avant ou d’après 1917. Parfois des noms de lieux sont confondus avec des noms de personnes aux consonances proches, etc. Le gouvernement des incultes en somme…

 

Les démolitions des monuments en hommage aux soldats de l’Armée rouge relève-t-elle de la même logique ?

 

Oui, bien sûr, ces démolitions avaient commencé en 1989, puis s’étaient arrêtées avec le temps et la signature d’un accord polono-russe sur le sujet. Mais maintenant c’est reparti…

 

Des résistances voient-elles  le jour ? Le cas échéant, pouvez-vous citer des exemples ?

 

Il y a plusieurs articles critiques sur le sujet dans les médias, mais pas de véritable mouvement organisé à l’échelle nationale. Il y a en revanche des mouvements locaux, d’habitants d’un lieu, d’une rue, etc., qui ne souhaitent pas voir le nom changer et se mobilisent.

C’était par exemple le cas à Varsovie de la rue de l’Union des jeunes combattants (du nom de l’organisation de la jeunesse communiste clandestine pendant les années 1942-44). Ses habitants se sont mobilisés indépendamment de leurs opinions politiques. Nous avions aussi eu, juste après 1989, un cas encore plus notable autour d’une plaque commémorative apposée à Cracovie à l’entrée d’une maison sur le rynek (marché) de la vieille ville. Pendant la guerre il s’y était tenue la réunion clandestine de formation de l’organisation locale du Parti ouvrier polonais (PPR). (6)

 La municipalité avait décidé de faire enlever cette plaque. Le propriétaire de cette maison (un émigré polonais en Australie qui n’avait rien à voir avec le communisme) venait de la récupérer grâce aux lois de « reprivatisation ». Il s’y est opposé, arguant du fait qu’il était le propriétaire de ce lieu et que c’était à lui de décider de retirer ou non cette plaque de la façade de « sa » maison. En conséquence, il souhaitait, par simple respect pour l’histoire, que cette plaque reste accrochée. Malgré sa protestation, la municipalité a procédé à sa destruction allant à l’encontre donc des principes communistes et… capitalistes en même temps.

 

Quels sont les enjeux mémoriels de telles pratiques ? S’agit-il de se construire une légitimité nouvelle paradoxalement fondée sur la tradition ? Ou d’impulser une nouvelle culture symbolique ?

 

En fait, il s’agit de prolonger l’anticommunisme par tous les moyens car une majorité de citoyens polonais continue à considérer que le bilan de la Pologne populaire est positif. Il s’agit aussi d’imposer une culture symbolique censée réhabiliter les traditions d’avant 1939 sans qu’on aborde réellement le sujet en fait !

Car si on réhabilite tout ce qui peut aller dans un sens anticommuniste et antirusse, on néglige totalement ce qui dans les traditions d’avant 1939 allaient dans un sens par exemple anti-allemand ou aussi simplement socialiste (y compris anticommuniste), sans parler du christianisme social lui aussi oublié. Bref, c’est une réécriture idéologique de l’histoire qui se sert du paravent anticommuniste jouant sur la période des années « dures » (seulement « 1949-1956 » pour le cas de la Pologne) afin d’éliminer tout souvenir des moments progressistes de l’histoire polonaise. A un moment où la crise économique et sociale commence à être de plus en plus mal supportée…

 

Notes:

 

1) Ce terme désignait dans l’Antiquité des cérémonies de purification de personnes ou de lieux.

2) Le Parti droit et justice (Prawo i Sprawiedliwość, PiS) a été fondé en 2001 par Jaroslaw et Lech Kaczynski. Ultranationaliste, clérical et eurosceptique, le PIS accède au pouvoir de 2005 à 2007 et Lech Kaczynski exerce comme président de la République polonaise de 2005 à 2010. Le PIS revient aux affaires en 2015. Après l’élection d’Andrzej Duda à la tête de l’Etat en mai de cette année-là, il remporte les élections législatives de l’automne suivant.

3) Sur ce dossier, voir Jacques Kmieciak, « Pologne : intensification de la campagne anticommuniste », Investig’Action, 23 juin 2016, http://www.investigaction.net/pologne-intensification-de-la-campagne-anticommuniste/

4) Le Parti ouvrier unifié polonais (Polska Zjednoczona Partia Robotnicza, PZPR) est né en décembre 1948 de la fusion du Parti ouvrier polonais (Polska Partia Robotnicza, PPR) et du Parti socialiste polonais (Polska Partia Socjalistyczna, PPS). Il s’est autodissous en 1990.

5) Née dans les années 1990 sur les décombres du PZPR, l’Alliance de la gauche démocratique (Sojusz Lewicy Demokratycznej, SLD) est notamment composée d’anciens communistes convertis à la social-démocratie. Le SLD exerça le pouvoir de 1993 à 1997 et de 2001 à 2005 ; son leader Aleksander Kwiasniewski assumant la présidence de la République polonaise de 1995 à 2005.

6) Le PPR est créé en 1942 par des militants communistes polonais.

 

Photomontage : Rue de la révolution de 1905 à Lodz. Des militants/es  participent à un rassemblement pour la célébration de l’insurrection de Lodz de juin 1905 contre l’Empire tsariste / Des affiches polonaises (années 50)

Source: Investig’Action

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