Islamisme (3/6): Les Frères musulmans, de la révolte à la soumission

L’islamisme, un concept fourre-tout? Dans le livre Jihad made in USA, Mohamed Hassan distingue cinq courants différents aux intérêts parfois contradictoires. Ce troisième extrait est consacré aux Frères musulmans.

Voir le premier extrait sur les traditionalistes

Voir le second extrait sur les réactionnaires.



Contrairement aux islamistes réactionnaires, les Frères musulmans, lors de la création de leur mouvement en Égypte, se sont opposés à l’ingérence britannique. 

C’est vrai. La Société des Frères musulmans a été fondée en 1928 par un jeune enseignant égyptien, Hassan el-Banna. Officiellement, l’Égypte avait obtenu son indépendance six années plus tôt. En réalité,  le pays était dirigé par une marionnette, le roi Farouk, et restait largement dominé par la Grande-Bretagne. Les Frères musulmans s’opposaient à cette ingérence et à l’imposition du mode de vie occidental qui en découlait. Ils souhaitaient que les Égyptiens s’attachent davantage aux valeurs islamiques et avaient donc entrepris d’islamiser la société par le bas. Un procédé que Banna résumait ainsi : « Nous voulons l’être humain musulman puis la famille musulmane et enfin la société musulmane ».

L’appel des Frères a trouvé des oreilles attentives parmi les classes moyennes et la petite bourgeoisie, notamment chez ceux qu’on appelait les effendis. C’était des bureaucrates ou des professions libérales, non occidentaux, qui étaient particulièrement remontés contre l’ingérence coloniale. En effet, les colons britanniques se présentaient comme de virils globe-trotters tout en renvoyant  aux Égyptiens une image dévalorisante d’hommes efféminés se complaisant dans le sous-développement. En réaction à cela, de nombreux jeunes se sont mis à la lutte et à la musculation. C’était plus qu’un phénomène de mode. La réaction de ces effendis a dépassé le seul cadre esthétique pour alimenter une certaine aversion pour le colonialisme paternaliste des Britanniques.

Le programme islamique des Frères a également séduit dans les campagnes où l’on était sensible au message religieux. Au fil des années, la Société a gagné de nombreux membres en étant très active notamment dans les universités.

 

Comme les traditionalistes donc, les Frères musulmans rejetaient les coutumes occidentales imposées à travers le colonialisme ?

En fait, leur combat va plus loin que cela. Les Frères nourrissent également comme objectif ultime la restauration du califat. Le califat était un territoire commun aux musulmans reconnaissant l’autorité d’un calife, successeur du prophète Muhammad. Le dernier califat avait été officiellement aboli en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République de Turquie. D’abord, parce que l’Empire ottoman qui englobait de nombreux territoires musulmans avait été démantelé. Ensuite, parce que Mustafa Kemal était un partisan de la laïcité. L’abolition du califat était donc quelque chose de tout frais lorsque Banna a fondé la Société en 1928.

 

C’est parce qu’ils rejetaient l’ingérence britannique que les Frères musulmans ont soutenu le coup d’État des officiers égyptiens en 1952 ?

Oui, mais les divergences ont rapidement vu le jour entre Nasser et la Société. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, Nasser avait établi un programme pour sortir l’Égypte du féodalisme. Au  cœur de  ce programme, la réforme agraire n’enchantait pas la bourgeoisie rurale où les Frères musulmans comptaient de nombreux adeptes.

Et sur le plan idéologique, le fossé était énorme. Les Frères rejetaient le nationalisme porté par Nasser qui visait à affirmer l’identité arabe pour fédérer le peuple et se libérer du colonialisme. C’est selon moi un manque de vision de leur part. En effet, le monde arabe avait été découpé de façon arbitraire par les puissances coloniales, soumis à l’oppression et pillé de ses ressources.   Avec un tel héritage, les gouvernements nouvellement indépendants qui avaient à construire une nation devaient le faire nécessairement sur une base acceptable pour tous. J’en reviens au concept de « Nation Building », l’édification de la nation, que nous avons évoqué précédemment. Ainsi, en Égypte, pays qui comptait une population très diverse, les différences passaient au second plan et tous les citoyens se voyaient mis sur le même pied. Musulmans, chrétiens, juifs, etc, tous étaient considérés comme arabes avant tout et le slogan de l’époque était : « La religion pour Dieu, la patrie pour tous. » Cette unité est très importante surtout lorsque l’on sait comment les impérialistes s’appuient sur les facteurs de division pour mieux contrôler les peuples. Le nationalisme arabe avait le mérite de constituer un bloc homogène et solide.

Mais les Frères musulmans rejettent  le  concept  d’État-nation qui voit un groupe de personnes s’organiser politiquement sur  un territoire donné en fonction d’une identité commune. Or, lorsque ce groupe de personnes est composé de diverses ethnies ou religions, vous devez pouvoir dépasser ces différences. Et vous ne  pouvez le faire qu’en instaurant une séparation du politique  et du religieux. En effet, si votre pays compte des musulmans, des chrétiens et des juifs, et que vous instaurez malgré tout une république islamique, vous confinez automatiquement une partie de la population au rang de citoyens de seconde zone.

Les Frères rejettent cela. Pour eux, l’État-nation est une invention occidentale et il ne peut y avoir de séparation entre la religion et l’État. Dans leur pensée, ces deux éléments ne sont pas contradictoires d’ailleurs, ils sont l’un comme l’autre l’expression de l’islam. Même si la Société promet toujours de protéger les minorités religieuses, sa vision est sectaire. Elle induit nécessairement une division du peuple sur base de la religion.

 

N’y avait-il pas aussi une lutte de pouvoir entre Nasser et les Frères ? Après avoir soutenu le coup des Officiers libres, la Société s’attendait à obtenir l’un ou l’autre ministère dans le nouveau gouvernement. Mais il semble que Nasser ait cadenassé le pouvoir. Un seul membre de la Société a été appelé, le cheik Hassan Al-Bakouri, pour le ministère des Biens religieux. Mais il a d’abord démissionné des Frères musulmans et sa nomination a été perçue comme une traîtrise par ses anciens compagnons. Ils estimaient que le rôle de Bakouri, qui patronnait la célèbre université d’Al-Azhar et les imams officiels, était  de donner une légitimité religieuse au gouvernement pour couper l’herbe sous le pied des Frères musulmans.

Oui, les tensions étaient très fortes. Après avoir d’abord soutenu les Officiers libres, les Frères ont ensuite organisé des manifestations contre le gouvernement. Un seuil critique a sans doute été franchi avec la tentative d’assassinat contre Nasser. Il existe plusieurs théories autour de cet événement. D’après la version officielle, le 26 janvier 1954, alors que le président prononçait un discours au Caire pour célébrer le retrait des forces britanniques, un membre des Frères musulmans tira huit coups de feu en direction de Nasser sans parvenir à le toucher.

 

Le tireur devait être bien maladroit !

Une autre théorie affirme que Nasser aurait lui-même mis en scène cette tentative d’assassinat pour pouvoir réprimer la Société des Frères musulmans. En tout cas, c’est ce qui s’est passé par la suite. L’organisation a été formellement interdite et des milliers de Frères furent emprisonnés. La plupart de ceux qui ont échappé aux geôles ou à la pendaison se sont alors exilés vers les monarchies du Golfe, principalement l’Arabie saoudite.

 

Il semble pourtant que les islamistes réactionnaires et les Frères musulmans n’étaient pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Fin des années 30,  la Société avait publiquement mis en cause le style de vie fastueux et « non islamique » des Saoud. En outre, la monarchie saoudienne doit son ascension à l’aide britannique alors que les Frères ont combattu cette présence en Égypte. Avec toutes ces contradictions, comment les Frères musulmans ont-ils trouvé refuge en Arabie saoudite ?

En théorie, la Société est opposée aux ingérences occidentales alors que les pétromonarques dépendent du soutien de ce même Occident. Mais pour bien comprendre le mouvement des Frères musulmans, il faut tout d’abord savoir que cette organisation brille par son pragmatisme. Son objectif est d’islamiser les sociétés arabes et, in fine, de rétablir le califat. Pour tenter de l’atteindre, la Société a, au cours de son histoire, emprunté de multiples voies qui peuvent sembler déroutantes à la seule lumière des textes fondateurs du mouvement. En réalité, les Frères se sont adaptés aux situations. D’abord, pour permettre à la Société de survivre. Ensuite, pour accomplir son objectif.

Les Frères musulmans ont donc trouvé refuge dans les monarchies du Golfe, ravalant leurs critiques sur le faste des dynasties locales et leurs relations avec l’Occident. Ce n’était pourtant pas la seule pierre d’achoppement. En effet, pour islamiser les sociétés arabes et rétablir le califat, la direction des Frères musulmans a toujours choisi la voie légaliste. C’est-à-dire qu’elle refuse la lutte armée mais cherche à avancer par étapes, petit à petit, en participant, quand elle le peut, aux élections. Or, vous imaginez bien que les monarchies du Golfe ne supportent pas la vue d’un bulletin de  vote.

 

Et pourtant, elles ont ouvert leurs portes aux Frères !

Parce que, tout comme les Frères musulmans, ces monarchies ne supportaient pas le nationalisme arabe défendu par Nasser. Mais pour d’autres raisons aussi. Si les Frères rejetaient d’un point de vue strictement idéologique ce qui leur apparaissait comme une invention occidentale, les monarchies craignaient surtout d’être contaminées par ce virus qui s’attaquait au féodalisme.

De ce point de vue, l’Arabie saoudite et ses petits voisins ont soutenu l’islamisme des Frères musulmans pour l’ériger comme une alternative au nationalisme arabe. Nasser était de plus en plus populaire dans la région. Les impérialistes et leurs alliés du Golfe voulaient donc contrer son influence.

Ce partenariat faisait toutefois l’objet d’un accord tacite. Les monarques accueillaient et soutenaient la Société. En retour, les Frères gardaient leur bonne parole hors des frontières royales et ne cherchaient pas à y créer des branches. Les monarques ne voulaient pas voir poindre des manifestations condamnant leur train de vie et réclamant des élections.

 

À l’évidence, les Frères musulmans ont bien respecté cet accord.

Je vous l’ai dit, les Frères sont très pragmatiques et n’avaient pas vraiment d’autres choix. Alors que la répression faisait rage en Égypte, ils ne pouvaient guère se passer de ce soutien offert par les pétromonarques.

 

Quelle influence cet exode vers les monarchies du Golfe va-t-il avoir sur la Société ?

Au contact  des  wahhabites,  certains  cadres  de  la  Société  sont devenus beaucoup plus réactionnaires. D’autres se sont considérablement enrichis en faisant des affaires avec les bourgeoisies compradores du Golfe.

De plus, l’Arabie saoudite a inondé d’argent les universités de la région pour promouvoir l’islamisme. Les campus étaient un terrain de prédilection pour les prêches de la Société. Dans les années 50 et 60, ces campus étaient généralement divisés en deux camps. Vous aviez d’un côté les communistes et de l’autre les islamistes. La Société n’avait pas attendu le soutien de l’Arabie saoudite pour essaimer ses idées un peu partout. Mais l’alliance avec les pétromonarques a littéralement « boosté » la diffusion de son discours. Ensuite, il y a eu la disparition de Nasser, le revirement de Sadate et la chute du bloc soviétique. Et c’est l’idéologie islamiste qui a remporté la bataille des campus. Cela a eu un impact considérable sur la formation politique des jeunesses arabes, impact que l’on mesure encore aujourd’hui à travers les manifestations qui secouent la région.

 

Après la mort de Nasser, les Frères musulmans ont pu regagner l’Égypte. Mais Sadate d’abord et Moubarak ensuite, s’ils toléraient la Société, pouvaient aussi s’y opposer ouvertement. Comment expliquez-vous cette position ambigüe ?

Sadate a tourné le dos à l’héritage de Nasser en s’appuyant sur l’islamisation de l’Égypte. Il a ainsi autorisé les Frères à revenir et ces derniers ont profité de la politique d’ouverture économique menée par le nouveau président. En effet, Sadate a enterré la réforme agraire. Les terres qui avaient été distribuées aux petits  et moyens paysans ont été rendues aux gros propriétaires parmi lesquels les Frères comptaient de nombreux adeptes.

Mais la contre-réforme agraire a aussi affaibli la classe paysanne. Pris à la gorge, les plus pauvres ont quitté les campagnes pour tenter leur chance en ville où le travail manquait également. Les conditions de vie étaient donc très dures. Ce faisant, ces victimes de l’Intifah étaient prises en charge par les Frères musulmans qui avaient développé un vaste système d’aide basé sur la charité islamique. La Société a ainsi renforcé considérablement sa base sociale.

 

Le gouvernement égyptien ne voyait-il pas cela d’un mauvais œil ?

Sadate et Moubarak l’ont autorisé tant que la Société  ne  cherchait pas à prendre le pouvoir. Les Frères musulmans se  sont donc réintroduits dans le corps égyptien petit à petit et s’y sont développés, profitant du processus d’islamisation tout en l’alimentant en même temps.

Cependant, même si l’Égypte avait pris une voie radicalement différente après la mort de Nasser, le pouvoir restait aux mains de l’armée. Sur ce sujet, la contradiction avec les Frères musulmans était toujours bien présente. Elle a atteint son paroxysme avec le coup d’État mené par le général Sissi contre le président islamiste Mohamed Morsi le 3 juillet 2013.

 

Par opposition au nassérisme, les puissances impérialistes et leurs alliés du Golfe avaient soutenu l’islamisme des Frères musulmans. Mais, hormis le Qatar, ils n’ont pas protesté contre le coup d’État de juillet 2013. Pourquoi ?

Pour les impérialistes, l’armée égyptienne ne pose plus aucun problème depuis qu’elle s’est écartée du socialisme. Avec Sadate et Moubarak, cette armée est même devenue un partenaire privilégié de l’Occident. Que les militaires ou les Frères musulmans gouvernent le pays n’a finalement pas beaucoup d’importance pour les impérialistes pour autant que les deux principes sacrés soient respectés : ouverture de l’économie et maintien de la paix avec Israël.

 

L’Arabie saoudite et le Qatar n’étaient-ils pas divisés sur la question, Riyad soutenant l’armée et Doha les Frères musulmans ?

Les relations entre l’Arabie saoudite et les Frères musulmans se sont quelque peu dégradées après les attentats du 11 septembre. La majorité des terroristes impliqués dans l’effondrement des tours était d’origine saoudienne. Cela n’allait évidemment pas remettre en cause les excellentes relations que Washington entretenait avec Riyad mais Bush s’était lancé dans la lutte contre le terrorisme et il fallait des responsables.

Depuis que l’Égypte était rentrée dans « le droit chemin » avec Sadate, les Frères musulmans apparaissaient beaucoup moins utiles aux yeux des Saoud. Après les attentats du 11 septembre, la famille royale a donc fait de la Société un bouc émissaire arguant qu’elle était responsable de tous les maux de la région.

Le Qatar, lui, était resté plus proche des Frères musulmans. Après les soi-disant « printemps arabes », le petit émirat comptait sur l’influence de la Société pour prendre de l’importance sur la scène diplomatique.

L’Arabie saoudite et le Qatar soutenaient donc  chacun  un  camp opposé lors du coup d’État de 2013. Il peut y avoir des contradictions dans la région tant que ces contradictions n’arrivent pas jusqu’aux portes des pétromonarques. Finalement, ils se sont ralliés à l’armée qui a renversé le président Morsi. Mais ce n’est pas leur décision, c’est celle de leurs maîtres occidentaux. En fait, ces monarques du Golfe sont des esclaves fortunés. Et encore… Normalement, une personne est contrainte à l’esclavage à cause de son extrême pauvreté. Mais eux, ce sont des riches qui paient pour être esclaves !

 

Vous disiez que les États-Unis n’avaient pas vraiment de problèmes à voir les Frères musulmans gouverner l’Égypte car l’économie resterait ouverte aux multinationales et la paix avec Israël serait maintenue. L’Égyptien Samir Amin disait dans le même ordre d’idée que Moubarak et la Société constituaient les deux faces d’une même pièce. Lors de leur création, les Frères musulmans étaient pourtant opposés à l’ingérence occidentale. Comment expliquer cette évolution ?

Les Frères sont pragmatiques avant tout. Et il faut voir tout le cheminement qu’ils ont  parcouru  depuis  que  Banna  a  fondé la Société pour comprendre leur position aujourd’hui. Ils ont d’abord soutenu les Officiers libres pour renverser la monarchie et se débarrasser de la domination britannique. Mais ils ont ensuite été réprimés par Nasser et ont dû fuir l’Égypte. Leur séjour en Arabie saoudite a eu une influence importante sur leur idéologie. Ils sont devenus plus conservateurs et certains cadres se sont considérablement enrichis. Lorsqu’ils ont pu revenir en Égypte, ce fut pour cohabiter avec Sadate puis avec Moubarak qui s’étaient tous deux alignés sur la politique étrangère des États-Unis et avaient embrassé le néolibéralisme. Pour récupérer leur influence en Égypte, les Frères musulmans ne se sont pas opposés à cela. Ils ont carrément intégré cette nouvelle situation qui correspondait par ailleurs à la marque que leur avait laissée leur passage dans les monarchies du Golfe.

Les Frères poursuivent un objectif : islamiser la société égyptienne et restaurer le califat. La rémission offerte par Sadate leur permettait de se rapprocher de cet objectif au prix de quelques concessions idéologiques  que  leur  légendaire  pragmatisme  les a aidés à surmonter assez facilement. Ensuite, sous Moubarak, la Société a pu siéger de temps à autre au Parlement : tantôt en s’alliant à des partis de gauche, tantôt en s’alliant à des partis de droite. Ce qui n’est pas étonnant finalement si l’on considère que les Frères avancent avec leur principal objectif en ligne de mire.

Lorsque Moubarak a été renversé, la Société a cru  que  son heure de gloire était venue. Après avoir connu la répression sous Nasser, après avoir vécu dans la semi-clandestinité avec Sadate et Moubarak, les Frères avaient enfin l’opportunité, plus de quatre-vingts années après leur création, de prendre les rênes de l’Égypte pour accomplir leur objectif. Si, pour saisir cette chance, il fallait s’assurer de la bienveillance de Washington en maintenant l’économie ouverte et la paix avec Israël, alors, bien sûr, les Frères étaient prêts à se plier à ces exigences.

 

Dans les années 80, les Frères syriens avaient tenté de renverser le gouvernement d’Hafez el-Assad. Ils avaient rédigé un programme, le Bayan de la révolution islamique en Syrie, qui apparaît très éloigné des positions actuelles de la Société en Égypte. On y lisait que les secteurs-clés de l’économie devaient rester aux mains de l’État, que les capitaux occidentaux ne seraient pas les bienvenus, qu’il fallait développer le concept de justice sociale… Comment expliquer une telle différence avec les Frères égyptiens ?

Tout d’abord, comme n’importe quelle organisation politique, la Société des Frères musulmans ne doit pas être considérée comme un bloc monolithique. Elle est traversée par différentes tendances, certaines plus conservatrices, d’autres plus progressistes. Et il y  a un affrontement entre ces courants. En Égypte, on peut dire que l’aile droite domine le mouvement même si les débats restent très forts, surtout depuis que la Société a élargi sa base sociale en portant un secours charitable aux victimes de l’Intifah. La Société des Frères musulmans est aussi une organisation internationale. Elle a des branches dans différents pays et ces branches, si elles partagent un socle idéologique commun, n’ont pas forcément la même position sur tout.

Par rapport à la Syrie, il faut voir quel gouvernement les Frères essayaient de faire tomber. Hafez el-Assad avait acquis une certaine base dans les milieux populaires avec sa réforme agraire en faveur des petits et moyens paysans, avec le développement des soins  de santé, des écoles, etc. Beaucoup de Syriens en avaient profité. Vous n’alliez pas les retourner comme des crêpes en proposant de faire tout l’inverse. Les Frères syriens ne rejetaient donc pas en bloc le socialisme qui avait permis à Assad de conquérir les masses mais ils en proposaient une forme particulière, le socialisme islamique. Car c’est bien sur le terrain de la religion que les Frères espéraient se démarquer et couper les dirigeants alaouites de leur base populaire à majorité sunnite.

Si l’on poursuit la comparaison entre les Frères égyptiens et syriens, on constate une autre différence importante. Les premiers ont toujours privilégié la voie légaliste tandis que les seconds se sont résolus à prendre les armes pour tenter de renverser le gouvernement d’Assad. Ce choix a tout de même été l’objet d’un vif débat. Dans un premier temps, le guide des Frères syriens, Isam al-Attar, était resté fidèle à la ligne modérée, cherchant à privilégier le dialogue avec le pouvoir. Mais il a été écarté au profit des partisans de la lutte armée.

Enfin, le Bayan de la révolution islamique des Frères syriens doit être considéré pour ce qu’il est, un outil théorique. Dans la pratique, les choses peuvent être différentes. Par exemple, le texte affirme que les citoyens ont le droit de s’organiser en partis politiques mais pose déjà une condition dont l’interprétation peut poser problème. Ces partis, précise le Bayan de la révolution islamique, ne devront pas être en opposition aux fondements doctrinaux de la nation. Ce qu’un cadre de la Société avait expliqué au journal Le Monde en 1981 : « La liberté de constituer des partis ne s’étendra pas aux partis ou aux groupements marxistes, même ceux qui sont actuellement hostiles au régime baasiste. »1

 

Le socialisme islamique des Frères ne pouvait-il pas constituer une bonne alternative ?

Encore une fois, le problème des Frères musulmans est leur manque de vision politique. Vous ne pouvez pas prétendre résoudre un problème si, dès le départ, vous posez un mauvais diagnostic. Ainsi, les Frères rejettent le concept de « classes sociales ». Ils ne sont donc pas capables de résoudre le problème des inégalités en attaquant le mal à la racine. Leur solution passe par la charité. Vous prenez un petit peu aux riches, pas trop, et vous le redistribuez aux pauvres. C’est une approche très limitée !

Dans le Bayan de la révolution islamique qui a été mentionné, les Frères syriens placent en premier lieu de leurs revendications économiques le droit à la propriété privée, y est inclus donc le droit des plus gros capitalistes et propriétaires terriens d’exploiter le travail des gens. Ils préconisent également de mettre un terme à la réforme agraire. Ainsi, les Frères rejettent théoriquement la notion de classes sociales mais, dans les faits, ils se mettent au service de la classe possédante. Ce qu’ils veulent avant tout, c’est obtenir leur part du gâteau.

 

Les Frères musulmans incarnent cette tendance des islamistes qui mènent le combat sur le front politique en plaçant la religion au cœur de leur programme. Mais ce ne sont pas les seuls.

Effectivement, les Frères musulmans constituent la mouvance la plus emblématique de cette figure d’islamistes mais il y a  d’autres déclinaisons, parfois avec des différences assez marquées. Prenons le cas de l’Iran où l’ayatollah Khomeini a mené une révolution islamique en 1979. Son idéologie se rapproche assez fort de celle des Frères musulmans mais elle est cependant marquée par des conceptions propres à l’islam chiite.

Pour les sunnites, l’imam est celui qui assure le service religieux  à la mosquée. Pour les chiites, l’imam désigne l’héritier du Prophète. Les chiites duodécimains, que l’on retrouve en Iran, attendent le retour du douzième imam, appelé l’imam caché ou  le Mahdi. Il est censé réapparaître à la fin des temps pour régner en paix. Considérant cet imam comme seul souverain légitime de la communauté musulmane, les chiites ont eu tendance à délaisser l’espace politique. Avec sa révolution, Khomeini a donc développé un principe théologique, le Velayat-e faqih, qui a permis de réconcilier religion et politique. En effet, selon Khomeini, la gestion politique doit revenir au guide suprême, c’est-à-dire au meilleur juriste-théologien, à celui qui serait le plus compétent pour diriger la communauté comme l’imam aurait pu le faire lui- même.

D’autres islamistes, comme les Frères musulmans ou Khomeini, ont également placé la religion au cœur de leur action politique mais sous un angle beaucoup plus progressiste. À la manière de la théologie de la libération en Amérique latine dans les années 60 et 70 qui avait vu des prêtres réinterpréter la Bible avec le regard des pauvres pour dénoncer l’oppression du capitalisme et même celle de l’Église. Des islamistes ont eu des démarches semblables pour lutter, à partir de la religion, contre le capitalisme et l’impérialisme.

 

Note:

1 Cité dans Michel Seurat, Syrie, l’État de barbarie, PUF, novembre 2013

 

A suivre: Les patriotes : Hamas et Hezbollah résistent aux USA

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