Bruno Jaffre (AFP)

Bruno Jaffré sur l’affaire Zongo : « La mobilisation doit se poursuivre »

On apprenait en septembre que l’extradition de François Compaoré était dans les mains de la Cour européenne des droits de l’homme. Le petit frère de Blaise Compaoré, dictateur poussé hors du pouvoir au Burkina Faso en 2014, devrait être mis en examen dans l’affaire de l’assassinat du journaliste burkinabè Norbert Zongo. Nous nous sommes entretenus avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara, pour comprendre ce que signifie cette affaire.

Qui était Norbert Zongo? Dérangeait-il le pouvoir?

Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Norbert Zongo a été assassiné le 13 décembre 1998. Blaise Compaoré avait organisé l’assassinat de Thomas Sankara le 15 octobre 1987, comme l’a montré le récent procès à l’issue duquel il a été condamné à perpétuité. Une sentence qu’il ne purgera pas du fait qu’il est protégé par la Côte d’Ivoire où il réside.

Les quatre premières années, les autorités ont assis leur pouvoir à coups d’assassinats et de tortures contre les compagnons de Sankara qui lui étaient restés fidèles et qui refusaient de le renier en rejoignant le nouveau gouvernement.

En 1991, une Constitution est élaborée et adoptée par référendum le 2 juin. Elle est censée régir le Burkina. Quelques jours après, Mitterrand prononce le discours de la Baule qui prône la « démocratisation » des pays africains. Vous admirerez la concordance des temps qui n’est très probablement pas due au hasard. Blaise Compaoré était incité à vernir son régime pour jouer un rôle géopolitique dans la région. À la mort d’Houphouët Boigny, il est devenu le leader de la Françafrique en Afrique de l’Ouest.

Un régime verni par le soutien de la France. Mais le pouvoir restait très répressif…

Tout à fait. Il avait surtout réussi à instaurer une peur généralisée. J’ai aussi fréquenté le Burkina à cette époque. Les gens n’osaient même pas parler de Sankara en public.

C’est dans ce contexte qu’en 1993, Norbert Zongo crée  L’Indépendant, le premier journal d’investigation qui rompt avec l’autocensure omniprésente au sein de la presse. L’Indépendant couvre les mouvements sociaux et dénonce la corruption qui se développe à grande échelle. Au fil des années, il devient ainsi dangereux pour le pouvoir, par la qualité de son travail, son courage, mais surtout son importante diffusion, autour de 15 000 exemplaires, ce qui était  considérable.

Norbert Zongo était-il devenu l’homme à abattre ?

Il dérangeait. En 1998, Norbert Zongo, qui signait Henri Segbo, enquêtait sur la mort de David Ouedraogo, chauffeur de François Compaoré, le petit frère de Blaise Compaoré, qui l’avait livré à des militaires du régiment de la sécurité présidentielle. Ils l’ont torturé à mort en guise d’interrogatoire. Norbert Zongo est en première ligne et couvre tous ces évènements. C’en est trop ! Il est assassiné le 13 décembre 1998. Sa voiture est attaquée avec des armes de guerre par des membres du régiment de sécurité présidentielle et brulée pour supprimer les traces. Des membres de la société civile arrivent les premiers sur les lieux. Ils découvrent 4 corps calcinés dont celui de Norbert Zongo. Ils procèdent à des relevés qui s’avèreront utiles pour la suite pour l’enquête indépendante qu’ils vont mener parallèlement à l’enquête officielle. Le mouvement populaire avait fini d’ailleurs par imposer une enquête indépendante.

Quel a été l’impact de ce mouvement de protestation ?

Les Burkinabè ont renoué avec leur tradition de lutte. Un puissant mouvement populaire, intitulé « trop c’est trop » a fait trembler le régime. Blaise Compaoré a fini par faire des concessions, notamment en ce qui concerne la liberté de la presse et la démocratie.

François Compaoré fut plusieurs fois entendu par le juge en charge de l’affaire, sans jamais être inquiété. Finalement dans ce qu’on appelle l’affaire Zongo, un non-lieu général est prononcé en 2006.

Mais comme pour l’assassinat de Thomas Sankara, c’est la formidable insurrection populaire de 2014 qui va changer la donne. Une nouvelle enquête s’est ouverte. Bien que sous le coup d’un mandat d’arrêt international, inculpé pour « incitation à assassinat » dans l’enquête sur l’assassinat de Norbert Zongo, François Compaoré se sentant intouchable a cru bon de continuer à faire des aller et retour entre la France et la Côte d’Ivoire. Il a finalement été interpellé le 29 octobre 2017 à Roissy. Il est depuis assigné à résidence dans l’attente de la procédure concernant son extradition.

François Compaore n’est-il pas condamnable pour d’autres agissements?

Bien sûr que si. C’est un des piliers du régime de Blaise Compaoré, il est devenu un de ses conseillers à la présidence du pays. On sait que ce régime est à l’origine de la généralisation de la corruption à grande échelle pour laquelle malheureusement personne n’a encore été jugé. François Compaore est un homme d’affaires « sulfureux ». Nous avons écrit sur notre blog Médiapart : « Mais le « petit président » est aussi un homme daffaires immensément riche, propriétaire de nombreux immeubles, souvent via des prête-noms à Ouagadougou, quil louait à l’État burkinabè, bénéficiant dun accès privilégié aux parcelles du quartier luxueux de Ouaga 2000. Il possède aussi, avec sa belle-mère Alizeta Ouedraogo, surnommée la « belle-mère nationale », de nombreux intérêts dans de multiples entreprises du BTP, l’importation de ciment ou de riz, l’exploitation de l’or profitant de sa position dans les plus hautes sphères de lEtat ». Et plus loin : «Il existe plusieurs rapports pointant les systèmes de prédation créés par la famille Compaoré écrits par le RENLAC (Réseau national de lutte contre la corruption ou de lASCE-LC (L’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de lutte contre la corruption) »

François Compaore a été interpellé en octobre 2017 en France. Mais il n’est toujours pas passé devant la barre d’un tribunal burkinabé. Son extradition vient même d’être bloquée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Il faut d’abord rappeler qu’une demande d’extradition avait été formulée par le gouvernement civil, élu après l’insurrection. Et que cette demande d’extradition avait passé toutes les procédures nécessaires, jusqu’à la signature du décret d’extradition d’Edouard Philippe intervenue le 5 mars 2020. A la suite d’une requête des avocats de François Compaoré, le décret d’extradition avait même été confirmé par le Conseil d’Etat, le 31 juillet 2021.. Ses avocats font preuve d’un profond mépris envers le Burkina, voire de racisme. Leur chef de file, Me Pierre Olivier Sur, s’est par exemple permis de déclarer : « Si François Compaoré est extradé, il sera découpé en rondelles ».

Après la confirmation du Conseil d’Etat, les avocats se sont alors tournés par la CEDH qui a rendu sa décision en septembre dernier. Elle estime dans un communiqué de presse publié le 7 septembre 2023, que les assurances attendues avaient finalement bien été données par le gouvernement burkinabè précédant le premier coup d’État, que le gouvernement issu du premier coup d’État avait réitéré ces assurances, mais que celui issu du deuxième coup d’État ne l’a pas fait, pas plus qu’il n’a répondu aux observations lui ayant été adressées le 19 octobre 2022 par la CEDH.

Cette décision a entrainé une vague de protestations médiatiques contre l’absence de réponse du gouvernement burkinabè. Celui-ci a réagi dans un communiqué de presse, après quelques hésitations, indiquant qu’il n’est pas partie prenante dans la procédure de saisie de la CEDH. En réalité, et c’est ce que dit à mot couvert la CEDH, il semble bien que la France n’a pas réitéré la demande, au dernier gouvernement du Burkina, de fournir à nouveau des preuves que François Compaoré ne subirait pas de mauvais traitement s’il était extradé.

J’imagine que la France doit se tourner de nouveau vers le Burkina pour obtenir ces fameuses assurances. Dans le communiqué que notre réseau a publié le 11 septembre 2023, nous rappelons qu’en guise de preuve, s’il en était besoin, Gilbert Diendéré, ancien chef du régiment de sécurité présidentiel, condamné dans l’affaire de l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons, mais aussi pour le putsch avorté dont il fut l’auteur en septembre 2015, pour mettre fin à la transition de l’époque, a bénéficié de permissions de sortie ! Ce qui d’ailleurs a provoqué la colère de certains membres de notre réseau qui ne le savaient le pas.

Peux-tu présenter le collectif Justice pour Sankara?

Le collectif s’intitule précisément Réseau international justice pour Sankara justice pour l’Afrique. Il est né en 2008. En voici le contexte. En 2006, le comité des droits de l’homme de l’ONU jugeait recevable une requête des avocats de la famille Sankara et demandait donc d’ouvrir une enquête, de rectifier le certificat de décès, de prouver le lieu de l’enterrement et d’indemniser la famille. Mais le comité a fait volte-face en 2008, le 21 avril précisément. En effet, seul le certificat de décès a été rectifié, la famille ayant pour sa part refusé d’être indemnisée sans qu’une enquête soit rouverte. C’est à cause de l’absence de réactions que notre réseau est né, à partir des restes d’une liste de discussion internationale dans laquelle débattaient des « sankaristes » de différents pays en Afrique et en Europe. Il s’agit donc d’un réseau informel.

Nous avons lancé plusieurs campagnes, nous appuyant sur la page Facebook « Justice pour Sankara, justice pour l’Afrique » qui est toujours active. Mais le pouvoir de Blaise Compaoré bloquait toute avancée via la justice. Donc d’abord une campagne pour l’ouverture d’une enquête indépendante, puis pour une commission d’enquête au parlement français puis pour l’ouverture du secret-défense. Nous avons organisé des conférences de presse, y compris au Burkina. Mais aussi de nombreuses réunions publiques dans différents pays d’Europe. Nous avons également lancé différentes campagnes de signatures dont la plus importante en a recueilli 16 000. Toutes ces activités sont répertoriées sur notre site où l’on peut trouver aussi tous nos communiqués que nous traduisons dans différentes langues.

Quels sont les objectifs de cette mobilisation ?

L’objectif est simple : la justice pour Thomas Sankara et ses compagnons. Aujourd’hui le réseau existe toujours. L’essentiel de son action consiste à informer des évolutions de l’affaire, à interpeller les décideurs et à informer les médias par des communiqués. Ils sont diffusés à environ 500 journalistes dans différents pays, et sont d’ailleurs systématiquement publiés dans la presse burkinabé. Si des journalistes lecteurs de la présente interview veulent recevoir nos communiqués, qu’ils écrivent à contactjusticepoursankara@gmail.com.

Nous ne doutons pas que les ambassadeurs français au Burkina, jusqu’ici en tout cas, répercutaient nos communiqués au ministère des Affaires étrangères.

Actuellement la campagne se concentre sur le volet international du dossier qui n’était pas à l’ordre du jour du procès, et en particulier la demande de levée du secret défense en France. Après un séjour d’un mois au Burkina, je peux d’ores et déjà affirmer avec certitude que le secret-défense n’a pas été levé. La France a bien livré des documents confidentiels défense, le premier niveau du secret, mais pas de document secret-défense.

J’avais pris contact avec des députés en France pour une initiative en direction du parlement sur ce sujet, mais nous avons reporté la démarche afin de nous assurer qu’un nouveau juge en charge de l’affaire soit nommé et opérationnel au Burkina Faso. L’affaire était jusqu’ici confiée à la justice militaire. Et on ne peut pas vraiment s’en plaindre. Le juge d’instruction, le lieutenant-colonel François Yaméogo, a réalisé un important travail jusqu’au procès qui a duré six mois pour se terminer en avril 2022. Ajoutons tout de même qu’une procédure d’appel est en cours.

Or le Burkina, non seulement est en guerre et subit de nombreuses attaques terroristes sur une grande partie de son territoire, mais il semble qu’il y ait aussi des tentatives de coup d’Etat. On peut comprendre donc que la justice militaire soit surchargée.

Cette mobilisation peut-elle compter sur de nombreux soutiens ?

Il y en a eu de nombreux au Burkina par le passé, notamment lors du lancement du mouvement « trop c’est trop » dont j’ai parlé plus haut. Mais l’affaire date de 1998 ! Via le centre de presse Norbert Zongo et différentes associations de patrons de presse ou de journalistes, les médias restent malgré tout mobilisés, notamment à la suite de l’absence de réponse du gouvernement burkinabé. RSF suit aussi l’affaire de prés sous l’impulsion des journalistes burkinabè.  

Si vous me posez cette question c’est que vous avez remarqué sans doute que nous intervenons aussi via nos communiqués sur l’affaire de l’extradition de François Compaoré. C’est parce que cette affaire a été déportée en France, depuis la demande d’extradition. Faute de voix, en France, s’exprimant sur cette affaire, notre réseau a donc décidé d’informer sur l’évolution de l’affaire, d’interpeller les décideurs et d’informer les journalistes.


Source: Investig’Action

Manuel Stratégique de l’Afrique – Tome II

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