Vladimir Cortés

Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il est fou et paranoïaque. C’est en substance l’explication qui est revenue dans les médias occidentaux pour éclairer la guerre en cours aux portes de l’Europe. Spécialiste de la géopolitique, Christian Greiling avance d’autres raisons. Elles sont évidemment liées à l’expansion de l’Otan et aux tensions qui traversent l’Ukraine depuis 2014. Si Poutine a surpris beaucoup de monde en passant de la sorte à l’offensive, la finalité de l’intervention, elle, ne doit rien à la folie et relève d’une trajectoire qui n’a pas varié. Mais pour ce qui est des répercussions de ce séisme géopolitique… Une chose est sûre, explique Greiling, nous vivons un moment charnière qui conditionnera partiellement le reste du siècle. (IGA)


Quand Hernán Cortés débarqua sur les côtes mexicaines en 1519 et voulut s’enfoncer dans l’inconnu à la recherche de l’empire aztèque, il brûla ses navires pour obliger ses soldats à rester avec lui. Désormais, le Rubicon était franchi, tout retour en arrière était impossible…

C’est peu ou prou ce que vient de faire Vladimir Poutine, à la surprise quasi générale. Y compris celle de votre serviteur qui, il y a trois jours encore, pensait que le Kremlin s’arrêterait aux républiques séparatistes. Mais cela dépasse dorénavant largement, très largement le Donbass, relégué au rang de péripétie anecdotique. Exception faite de la parenthèse trumpienne qui a brouillé la donne durant quatre ans, le grand affrontement que l’on voyait poindre dès 2013-2014 arrive maintenant à maturation.

L’ours ne prend plus de gants, se fichant comme d’une guigne des énièmes sanctions occidentales (qui de toute façon étaient devenues un hobby quelque peu monotone) ou de l’arrêt du Nord Stream II (même si, chose intéressante, il est suspendu et non annulé, Berlin donnant même des indications de temps). C’est un tremblement de terre géopolitique, le rapprochement entre Europe et Asie étant maintenant repoussé aux calendes grecques.

La table est mise pour la grande explication entre l’empire thalassocratique et le Heartland eurasien, opposition toujours ignorée par l’immense majorité des commentateurs qui multiplient les explications vaseuses pour tenter de répondre à la question : “Que veut Poutine ?”

C’est pourtant simple. Et il suffit d’intégrer le facteur géographique dans la grille de lecture – ce qu’on nomme l’analyse géopolitique – pour comprendre que le maître du Kremlin ne cherche pas à reconstituer l’empire de la Grande Catherine (sic) ou n’est pas tombé dans une folie paranoïaque (re-sic). Il s’agit simplement de neutraliser l’Ukraine pour empêcher une certaine grande puissance concurrente de s’y installer.

Cuba 1962 encore et toujours , comme nous l’expliquions avant que la crise n’éclate :

Toute la problématique est, évidemment, l’entrée dans l’OTAN et/ou l’installation de bases US aux portes de la Russie. Nos chers plumitifs feignent de se perdre en conjectures sur le sexe des anges alors qu’un enfant de 8 ans serait capable de comprendre la situation : une grande puissance a toujours refusé, refuse et – tuons le suspense – refusera toujours de voir une grande puissance rivale dans son étranger proche.

Le parallèle qui vient immédiatement à l’esprit, sauf dans les salles de rédaction apparemment, est la crise cubaine de 1962. Ce temps chaud de la Guerre froide consistait en l’installation de missiles russes sur la belle île caraïbe pour répondre, on l’oublie souvent, au déploiement de missiles américains en Turquie. La résolution de cette crise qui ébranla le monde n’est pas une victoire de Kennedy comme le voudrait la légende urbaine, mais un retrait mutuel (de Cuba et de Turquie), chacun s’abstenant de menacer directement le territoire de l’autre.

Et si Vladimirovitch est passé à l’action, on peut certes être surpris par la forme risquée, presque irrémédiable que prend l’intervention, non sa finalité qui, elle, n’a jamais varié.

Après le putsch du Maïdan visant à installer à Kiev un gouvernement otano-compatible, votre serviteur a été le premier en France et peut-être au-delà à décrypter la stratégie de Moscou :

11 mai 2014 : Poutine ne reconnaît pas le référendum séparatiste du Donbass

C’est l’une des clés permettant de comprendre la stratégie de Poutine en Ukraine et pourtant, elle n’est jamais relevée. Et pour cause ! Ce serait revenir sur plus d’un an de désinformation systématique de nos faiseurs d’opinions qui se rengorgent sur le “danger russe” et “l’invasion russe de l’Ukraine”. Comment expliquer que Poutine n’ait pas reconnu le désir d’auto-détermination des séparatistes pro-russes du Donbass si l’on affirme dans le même temps qu’il cherche à annexer le Donbass ? Aïe, voilà un os pour nos propagandistes en herbe… Alors on évacue purement et simplement l’une des deux contradictions. Ce faisant, on condamne le public à ne rien comprendre à ce qui se passe là-bas.

Petit retour en arrière.

Après le putsch, le nouveau régime au pouvoir à Kiev est pro-occidental et, suivant le désir de ses parrains américains, veut prendre le chemin de l’OTAN (plus que de l’UE d’ailleurs, ce qui montre l’imbécilité des dirigeants européens, bonnes poires dans toute cette affaire). À Moscou, on tremble. Perdre la base navale de Sébastopol, verrou stratégique de la Mer noire et ouverture sur la Méditerranée, pire, voir cette base devenir américaine ! Et voir l’OTAN s’installer aux portes de la Russie, alors que promesse avait été faite en 1991 à Gorbatchev que l’alliance militaire n’avancerait pas vers l’Est. Impossible… La réaction de Poutine sera fulgurante (notons qu’il est en réaction dans toute cette affaire, pas en expansion) et se fera sur deux axes :

    • récupérer la Crimée et la rattacher à la Russie.
    • créer un conflit gelé en Ukraine même, paralysant Kiev et l’empêchant d’entrer dans l’OTAN.

Le premier volet est connu, inutile d’y revenir en détail. Un Khroutchev passablement bourré avait donné la Crimée à l’Ukraine d’un trait de plume, un soir de beuverie de 1954. Depuis la dislocation de l’URSS en 1991, la Russie louait (cher) la base de Sébastopol, accord qui était toujours susceptible d’être remis en question quand un gouvernement pro-US arrivait au pouvoir à Kiev. Suivant l’exemple occidental au Kosovo, Moscou a pris le prétexte (d’ailleurs réel) du droit à l’auto-détermination des peuples pour organiser le référendum de rattachement à la Russie. Apparemment, les Criméens ne s’en plaignent pas trop.

Mais c’est surtout le deuxième volet qui est intéressant. Poutine n’a aucune intention d’annexer l’Est ukrainien, bien au contraire ! Son but était de créer un conflit gelé à l’intérieur des frontières ukrainiennes. Selon la charte de l’OTAN, un pays ayant un conflit ouvert ou gelé sur son territoire ne peut faire acte de candidature. Et ça, on le sait parfaitement à Moscou. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le cas de figure se présente. Trois pays de l’ex-URSS ont, sous la direction de gouvernements formés aux Etats-Unis, fait mine de vouloir entrer dans l’organisation atlantique : Géorgie, Moldavie et Ukraine. Moscou a alors activé/soutenu les minorités russes en lutte contre le gouvernement central, les conflits gelés dans ces trois pays (Ossétie et Abkhazie en Géorgie, Transnistrie en Moldavie et maintenant Donbass en Ukraine) les empêchant d’entrer dans l’OTAN. Ce que fait Poutine dans l’Est ukrainien n’est donc que la réplique de ce que la Russie a déjà fait ailleurs, il n’y a aucune surprise. Pour lui, il est donc hors de question d’accepter que le Donbass se rattache à la Russie, contrairement aux sornettes racontées ici et là : il le veut à l’intérieur des frontières ukrainiennes. Statut d’autonomie, armement, soutien diplomatique, aide humanitaire… tout ce que vous voulez, mais à l’intérieur des frontières ukrainiennes !

Cela explique pourquoi Poutine était bien embêté lorsque les séparatistes pro-russes ont organisé leur référendum. Il a d’abord tenté de les en dissuader, puis il a refusé d’en reconnaître les résultats. Cela explique aussi que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Poutine est mal vu par les pro-russes du Donbass ainsi que par les courants nationalistes russes qui rêvent tous d’une Novorossia indépendante ou de son rattachement à la Russie.

Vladimir Vladimirovitch fait un numéro d’équilibriste, soutenant suffisamment les séparatistes pour qu’ils ne se fassent pas annihiler tout en douchant assez cyniquement d’ailleurs leurs espoirs d’un rattachement à la Russie, éliminant les leaders séparatistes indépendantistes (Strelkov, Mozgovoi, Bezner) pour les remplacer par des chefs plus enclins à se contenter d’une large autonomie (Zakarchenko, Givi, Motorola), le tout alors que Kiev (et les Etats-Unis derrière) fait tout pour faire déraper la situation et que certains bataillons néo-nazis (Azov, Aidar, Tornado etc.) bombardent sciemment les civils russophones. Pour l’instant, Poutine s’en sort avec une maestria peu commune, mais seul l’avenir nous dira si l’équilibriste est finalement arrivé de l’autre côté.

Inutile de dire que ces passages avaient parfois valu à leur auteur d’être accusé de russophobie primaire et autres joyeusetés. Ils représentent pourtant une réalité factuelle, celle d’une stratégie cynique et géniale visant à stopper net la marche de l’Ukraine vers l’OTAN.

Mais alors, se demanderont inévitablement certains, pourquoi l’actuelle escalade militaire ? La réponse est simple : parce que Moscou a jugé que le gel du conflit n’était plus une garantie suffisante.

Fin 2019, nous rapportions déjà que :

Le gel du conflit du Donbass inquiète les officines impériales qui commencent à évoquer l’idée d’abandonner purement et simplement l’Est de l’Ukraine afin que le reste du pays prenne résolument le chemin de l’euro-atlantisme.

De fait, l’on sentait ces dernières années que l’entrisme otanien dans le pays ne s’embarrassait plus de ces considérations. Certes, techniquement parlant, Kiev ne pouvait prétendre rejoindre l’alliance, mais cela n’empêchait plus vraiment les deux appareils militaires de s’entremêler.

C’est ce qu’a expliqué en substance Poutine il y a deux jours, même si ça n’a évidemment pas été relevé par ceux qui préféraient jaser sur les exégèses historiques de Vladimirovitch (et dont ce dernier pourrait effectivement se passer, car cela noie souvent son message) :

« Le commandement des troupes ukrainiennes et les systèmes de contrôle sont déjà intégrés avec ceux de l’OTAN. Cela signifie que le commandement des forces armées ukrainiennes et même celui d’autres unités peuvent être directement exercés depuis le quartier général de l’OTAN. L’activité de ces forces armées et des services spéciaux est dirigée par des conseillers étrangers, nous le savons.

Les Etats-Unis et l’OTAN ont déjà commencé à exploiter sans vergogne le territoire ukrainien comme théâtre de potentielles opérations militaires (…) Sous des prétextes divers, des contingents de pays membres de l’OTAN ont été constamment présents sur le territoire ukrainien ces dernières années.

Après le retrait américain du traité sur les missiles de courte et moyenne portée, le Pentagone ne cache pas son activité dans ce domaine, avec des missiles balistiques capables de toucher leur cible à plus de 5 500 km. Si de tels systèmes sont déployés en Ukraine, ils seront capables de toucher toute la Russie européenne. Des missiles balistiques lancés de Kharkov atteindront Moscou en 7 ou 8 minutes et ça ne prendra que 4 ou 5 minutes pour des missiles hypersoniques. C’est comme un couteau sous la gorge. »

De l’importance fondamentale de la géographie, encore et toujours…

D’autant que les ambitions nucléaires de l’Ukraine exprimées de-ci de-là depuis quelques années et avec de plus en plus d’insistance ces derniers temps n’ont pas non plus échappé à l’oreille attentive de l’ours. Poutine toujours :

« Nous savons que ces mots nous étaient principalement adressés et je tiens à préciser que nous les avons entendus (…) Des armes nucléaires tactiques en Ukraine représenteraient une menace stratégique pour nous. Vous pouvez facilement augmenter la portée de 110 km à 300 ou 500 km et Moscou serait dans la zone d’impact (…) L’Ukraine a de grandes compétences dans ce domaine, elle ne part pas de zéro, l’industrie nucléaire y est développée et performante. »

Aussi, le Kremlin a-t-il décidé d’éradiquer définitivement la menace perçue avec un programme d’une ambition assez folle et qui tient en trois points :

    • démilitariser
    • neutraliser
    • dénazifier

Sur ce dernier point, on voit bien qui est visé. S’ils sont attrapés, Azov, Pravy Sektor et autres joyeux drilles risquent de passer un mauvais quart d’heure (notons que Vladimirovitch a mentionné le massacre d’Odessa dans son discours).

Pour le reste, on demeure cois devant l’ampleur de la tâche. Il s’agit ni plus ni moins de changer le régime à Kiev, même si Moscou laisse toujours la porte ouverte pour une reddition à ses conditions (ce qui expliquerait accessoirement que le gros des forces et le matériel le plus moderne n’aient pas encore été engagés).

Quant à la neutralisation future de l’Ukraine, les voies pour y parvenir restent assez mystérieuses. Une occupation directe et de longue durée semble à exclure, même si le gros tiers/la petite moitié russophone du pays poserait moins de problèmes qu’ailleurs. Installer un gouvernement croupion est possible, mais quelle serait sa légitimité ? D’autant que l’attaque actuelle braque forcément la population ukrainienne, même celle qui n’avait pas spécialement d’a priori contre le grand voisin. Inscrire la neutralité dans la constitution serait une solution à court terme, mais ne garantit rien à plus long terme et la partie adverse – le Natostan pour ne pas le nommer – ne le reconnaîtra de toute façon jamais.

On imagine que les Russes ne se sont pas engagés dans ce pari risqué sans avoir quelques idées en tête, mais bien malin qui pourrait dire exactement comment ces plans seront mis en œuvre.

Toujours est-il que la rupture est durablement/définitivement (barrez la mention inutile) consommée avec Washington et ses dépendances européennes, d’autant qu’à Moscou, on a laissé de côté les subtilités de langage : à ceux « qui tenteraient d’interférer, la réponse sera immédiate et conduira à des conséquences que vous n’avez encore jamais connues ». L’utilisation par Poutine de ces menaces sans filtre, fait très rare chez lui, indique qu’il n’attend absolument plus rien de l’Occident.

Elle couvait depuis des années, on l’habillait de circonlocutions linguistiques, mais le fait est là : la Guerre froide est de retour. Pas de quoi étonner le fidèle lecteur de nos Chroniques mais c’est maintenant plus ou moins officiellement admis. Les prochaines années risquent d’être sportives…

La traditionnelle “communauté internationale” chère à notre bonne presse condamne évidemment la Russie :

Pour le reste de la planète, les réactions sont très partagées et parfois surprenantes.

Son appartenance aux BRICS n’a pas empêché l’Afrique du Sud de condamner l’offensive. Autre membre des BRICS, le Brésil a jonglé entre les déclarations, le vice-président Mourao blâmant Moscou avant de se faire fermement rappeler à l’ordre par Bolsonaro qui, lui, refuse de le faire.

La Chine, pourtant attachée viscéralement à l’intégrité territoriale, a apporté un étonnant soutien voilé à la Russie, refusant de désavouer l’intervention et critiquant les provocations continuelles de l’OTAN. Même son de cloche du côté de l’Iran.

En visite à Moscou au moment même où les Kalibr commençaient à pleuvoir sur l’Ukraine, le leader pakistanais Imran Khan a parlé coopération et gaz. Il avait de toute façon déjà annoncé qu’il refusait de prendre parti et de choisir un camp. Son voisin indien a également refusé de critiquer Moscou, regrettant simplement l’escalade.

Israël a tergiversé pendant plusieurs jours avant de se ranger finalement derrière Washington. Petit malin, le président serbe s’en est lui sorti par une pirouette. Sollicité par Kiev pour condamner les agissements russes, il a répondu qu’il le ferait quand l’Ukraine condamnera l’agression otanienne de 1999 contre Belgrade. Autrement dit, jamais.

Il n’en demeure pas moins que plane une sensation assez inaccoutumée aux quatre coins de la planète, celle que l’on est en train de vivre un moment charnière qui conditionnera partiellement le reste du siècle. Il y aura vraisemblablement un avant et un après ce mois de février 2022.

Il y a cinq-cent-trois ans, Cortés brûlait ses vaisseaux et partait dans l’inconnu. Au bout du chemin, il finit par trouver gloire et richesses, mais sans sa chance insolente, l’entreprise aurait pu se terminer en fiasco complet. Qu’en sera-t-il du quitte ou double poutinien en Ukraine ? Nous entrons en des temps bien incertains…

Mise à jour

Sur le terrain, les Russes ont commencé à entrer dans les faubourgs de Kiev. Les rapports sont un peu contradictoires, car les autorités ukrainiennes ont eu la mauvaise idée de distribuer des milliers d’armes à feu à la population et on ne sait pas toujours si les tirs entendus sont ceux des soldats ou des nombreux règlements de compte qui ont lieu.

Par ailleurs, le panier de crabes maïdanite commence à arriver à ébullition. La milice Azov a d’ores et déjà annoncé qu’elle considérait Zelensky comme un traître pour avoir osé évoquer des pourparlers de paix avec Poutine. Curieusement – ou pas – Azov est rejoint dans son jusque-boutisme par le Washingtonistan qui s’oppose (!) à l’ouverture de négociations.

Rien de très étonnant finalement puisque le gouvernement ukrainien commence à se ranger (partiellement) aux conditions de Moscou, notamment la question de la neutralité, ce qui serait un drame pour DC la Folle…

Ailleurs dans le pays, les Russes progressent lentement mais sûrement. Voici grosso modo (car les infos ne concordent pas toujours) l’avance sur vingt-quatre heures, du 24 au 25 février :

Si le Pentagone et Londres tentent d’en minimiser la rapidité, les observateurs trouvent au contraire que le rythme est enlevé :

De manière générale, l’efficacité russe, alors que le gros des forces n’est pas encore à pied d’œuvre, est admise par les spécialistes même s’il y a eu quelques couacs (les infos sont encore contradictoires) et que les troupes ukrainiennes résistent parfois admirablement.

Chose qui peut être intéressante pour la suite, il appert que des civils locaux, y compris à Kiev, filment les lieux des embuscades préparées par les Ukrainiens, indiquent leurs coordonnées et postent le tout sur les réseaux sociaux, donnant ainsi l’information aux Russes (un exemple parmi d’autres ici). En filigrane, c’est toute la question de la réception de l’intervention par la population ukrainienne, impossible à mesurer pour l’instant.

Toujours est-il que les envahisseurs prennent bien soin d’épargner le plus possible les civils, ce qui donne parfois lieu à des scènes abracadabrantes, comme cet hélicoptère qui détruit “en direct” un Buk ukrainien sur une autoroute juste à côté d’automobilistes continuant tranquillement à rouler…

Sur le plan international, le contraste est frappant entre l’hystérie occidentale et la réaction du reste du monde.

Nous avons déjà vu dans le billet d’hier que plusieurs pays ont plus ou moins cautionné l’intervention russe ou, en tout cas, se sont gardés de la condamner. Ils ne sont pas les seuls. Un article au titre évocateur – Les alliés américains au Moyen-Orient s’acoquinent avec la Russie pendant l’invasion de l’Ukraine – résume bien le changement tectonique qui a eu lieu dans la région :

« L’administration Biden a demandé à Israël de fournir à l’Ukraine des systèmes de défense anti-aérien et à l’Arabie saoudite d’augmenter sa production pétrolière. Les deux pays ont refusé, laissant les Etats-Unis avec moins d’options (…) Dans le même temps, le Qatar, que le président Biden a récemment fait accéder au rang d’allié majeur non-membre de l’OTAN, a refusé de prendre parti dans le conflit tandis que les Émirats Arabes Unis et le Pakistan se sont publiquement rapprochés de la Russie à l’aube de l’invasion.  »

Même la Turquie, pourtant proche de Kiev et membre de l’alliance atlantique, retourne doucement sa veste, balayant la demande de Kiev de bloquer les Détroits aux bateaux russes, s’opposant aux sanctions et allant même jusqu’à expliquer que les experts d’Ankara en sont encore à réfléchir pour déterminer si l’intervention russe en Ukraine est bien une guerre !

Quant à l’Inde, sur laquelle fait intensément pression Washington pour qu’elle condamne Moscou, elle pense plutôt déjà à la dédollarisation de ses échanges avec le Heartland.

Cette relative tranquillité internationale contraste de manière frappante avec l’agitation qui s’est emparée de l’Occident, lancé dans un véritable concours Lépine de qui proposera la sanction la plus dure, la plus définitive. La plus suicidaire aussi si l’on en croit les prévisions apocalyptiques du monde financier concernant la facture énergétique que l’UE aura à payer cette année : 1 200 milliards de dollars, qui dit mieux ?

Non content de proposer maintenant de couper la Russie du système Swift – ce qui risque encore de multiplier l’ardoise ou, tout simplement, de laisser l’Europe à court d’énergie – le système impérial envisage de fournir des armes anti-aériennes à l’Ukraine… en pleine guerre. L’engrenage irréversible s’approche à grands pas. Le genre de moment où une petite erreur de calcul – convoi escorté par des soldats de l’OTAN > bombardement russe > morts > réaction > contre-réaction – peut entraîner une catastrophe à grande échelle.

Sans vouloir être alarmiste, la situation commence vraiment à tourner au vinaigre. Ce que Moscou résume sans ambages : « Le fait est que nous sommes proches de là où commence le point de non-retour ».

Mise à jour du 27 février

Il se passe une chose très curieuse avec l’intervention russe qui pourrait donner quelques clés de ce qui adviendra…

Malgré les rapports très contradictoires et l’intox qui atteint des niveaux records (voir l’histoire des fameux treize garde-côte ukrainiens se sacrifiant en disant aux Russes d’aller se faire f… et qui, en réalité, sont bien vivants comme l’admet à demi le Washington Post lui-même), malgré tout cela donc, il apparaît quand même que les troupes russes subissent des pertes assez lourdes en suivant une stratégie apparemment incohérente :

« La plupart des experts sont déconcertés par la stratégie russe. Malgré la mobilisation d’une grande force avec un avantage énorme en termes de puissance de feu, supériorité aérienne, forces terrestres, guerre électronique, etc. ils ont décidé de ne quasiment pas les utiliser et, au contraire, d’engager de petites unités dans des opérations suicidaires. »

Il a été dit que, ne voulant pas se mettre à dos la population avec des dommages collatéraux importants, Moscou sous-utilise de manière drastique sa force de frappe. Certes, même si c’est impossible à quantifier, il ressort des nombreuses vidéos disponibles que la population n’est pas (encore ?) trop excitée contre l’envahisseur, s’amusant plutôt à filmer les événements comme si c’était une scène de tournage – il est d’ailleurs probable que les civils les plus anti-russes aient été les premiers à fuir vers la Pologne.

Juste pour l’anecdote, on relèvera ce gros malaise sur le plateau d’une chaîne de télévision française. Une Ukrainienne de Kiev est interrogée et les journalistes s’attendent évidemment à ce qu’elle tape sur Poutine, mais rien ne se passe tout à fait comme prévu…

Encore une fois, il est impossible de quantifier/classer la population ukrainienne sur sa perception actuelle de la Russie et de son invasion. Si l’on imagine aisément qu’il ne doit pas y avoir grand monde pour accueillir le voisin à bras ouverts et que la majorité y est hostile, la gradation prend ici toute son importance : indifférence – sentiment plutôt négatif – très négatif. On imagine aussi que le Kremlin a au préalable pris le pouls de l’opinion.

Mais tout ceci n’explique de toute façon pas la relative mesure des forces russes vis-à-vis de l’armée ukrainienne. Il y a certes des combats, des destructions et des morts, mais on a la curieuse impression que l’ours retient ses coups pour ne pas se la mettre à dos elle non plus. Si cela se confirme, on notera le paradoxe consistant à vouloir gagner une guerre sans infliger trop de dommages aux forces adverses et en risquant, presque délibérément, d’augmenter les siennes…

Poutine prend un énorme risque ici – dans une opération qui est déjà très risquée – celui de voir la population russe excédée par les pertes (en plus des sanctions). La question sur toutes les lèvres : pourquoi ?

Une hypothèse rationnelle est qu’il s’attend réellement à que l’armée ukrainienne renverse prochainement le gouvernement et prenne le pouvoir – il a d’ailleurs déjà lancé un appel en ce sens. A-t-il des taupes en son sein, qui lui indiquent que la chose pourrait bientôt se produire à condition de limiter les bombardements sur les cibles militaires ? Le risque en vaut-il la chandelle ?

À suivre…

NB : dans certaines régions, les autorités locales ont déjà commencé à collaborer avec les Russes pour assurer la sécurité, sous forme de patrouilles conjointes.

 

Source: Chroniques du Grand Jeu

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