Un abécédaire inattendu : B comme “Brisure”

La corporation des correcteurs s’est constituée autour de vertus professionnelles, militantes et syndicales. Si les travailleurs du Livre ont porté des valeurs de combat et de solidarité, ils ont aussi forgé un vocabulaire. C’est pourquoi, pour évoquer cette histoire, les auteurs ont choisi la forme de l’abécédaire. Les mots qu’on y trouvera peuvent être ceux du métier de correcteur (dive, majuscule elliptique), ceux de la vie du livre-objet (droits d’auteur, manuscrit), ceux du syndicalisme en général ou propre aux correcteurs (monopole de l’embauche, service syndical), mais aussi ceux des pseudo-modernes (geek, télétravail). Et, derrière les mots, se cachent souvent des maux (saisie délocalisée).

 

B comme Brisure

 

Dans le monde du salariat, les horaires collectifs sont définis par le Code du travail, la convention collective de branche, le règlement intérieur de l’entreprise. La journée comporte nécessairement un temps de pause, le plus connu étant la pause-déjeuner (ou pause-repas).

Cette pause est rémunérée et, quand la journée de travail excède six heures, elle ne peut en aucun cas être inférieure à vingt minutes – soit le temps d’avaler un McDo et un Coca.

Partout, on parle donc de pause. Partout… sauf dans le monde du Livre (presse et imprimerie de labeur), où cette interruption est qualifiée dans la convention collective de « brisure ».

Doit-on voir dans l’emploi de ce terme un clin d’œil fait à l’aristocratie de la classe ouvrière ?  En effet, une des acceptions premières du mot brisure (attestée dès 1611 dans le Dictionnaire franco-anglais de Randle Cotgrave) relève de l’héraldique – domaine par excellence de l’aristocratie.

En héraldique, la brisure désigne un changement apporté aux armes d’une famille (changement des pièces ou de leur situation, changement des émaux, retranchement ou addition d’une pièce, etc.) pour distinguer une branche cadette de la branche aînée ; or, on le dit, la corporation des ouvriers du Livre est la fille aînée de l’Église syndicaliste…

Plus prosaïquement, notons que, curieusement, cette brisure peut ne pas se prendre en cours de journée, mais à la fin de celle-ci : en se passant du McDo et du Coca – la chose est aisée –, l’ouvrier parisien peut donc quitter son turbin un peu plus tôt que d’ordinaire.

Une question existentielle nous taraude néanmoins. Dans les maisons d’édition, le salarié a presque partout cédé la place à l’autoentrepreneur*, selon une logique néolibérale : comment l’autoentrepreneur gère-t-il la brisure ?

Sa condition sociale fait de cet autoentrepreneur – chef de sa propre entreprise réduite à lui-même – fréquemment un crève-la-faim : gageons qu’il ingurgite McDo et Coca tout en restant rivé à son ordinateur.

 

Témoignage

 

« Je m’étais auto-attribué une brisure élastique. J’estimais que, comme j’abattais une quantité de travail bien plus importante que mes collègues, lesquels traînaient très souvent sur leur copie ou discutaient de la pluie et du beau temps ou de l’évolution du monde en cette fin des années 1970, ma brisure pouvait dépasser la demi-heure statutaire : une heure devint pour moi la norme.

La réglette faisait la tronche quand je réintégrais le cassetin, sans plus. Mais, par un bel après-midi, entre anisette, repas, digestif, le tout suivi par quelques parties de 421 et de belote de comptoir, j’établis un record de brisure : trois heures !

À mon retour, la réglette piqua une timide colère. Je pris la mouche et décidai de régler les comptes : j’exigeai qu’on évaluât le nombre d’articles corrigés par chacun. Or il s’avéra qu’aucun de mes camarades et collègues, pourtant respectueux de la demi-heure de brisure, n’avait relu autant de textes que moi.

Dès lors, ma brisure personnelle durerait deux bonnes heures au minimum. Et la réglette n’y trouva plus jamais rien à redire. »

 

(Propos recueillis auprès de Philippe, correcteur en presse quotidienne.)

 

Extrait de l’ouvrage “La Corporation des correcteurs et le Livre” de Pierre Lagrue & Silvio Matteucci. L’Harmattan. Paris, 2017.

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