Ukraine: gare terminus

Nous sommes revenus il y a quelques jours d’un voyage de délégation dans l’ouest de l’Ukraine, au cours duquel nous avons visité deux camps de réfugié-e-s. Le « Comité d’Aide médicale de Transcarpatie » nous y avait invités. A l’automne dernier, le camp situé à Pavchino, en Transcarpatie, a été fermé à cause des critiques internationales qu’il suscitait. C’est dans ce camp-là que les réfugié-e-s expulsé-e-s par les pays voisins membres de l’UE étaient enfermé-e-s. Ils étaient entassés là-bas, été comme hiver, en partie logés dans des tentes. Depuis la fermeture du camp, la question du sort de ces réfugié-e-s n’a plus été soulevée.

Nous sommes restés sceptiques face à ce silence. Où se trouvent les réfugié-e-s actuellement ? Les pays européens continuent à les expulser en Ukraine qui a des frontières communes avec la Pologne, la Slovaquie,la Hongrie et la Roumanie. Pour un nombre croissant de migrant-e-s, l’Ukraine devient la gare terminus de leur cheminement vers l’Ouest. Nos amies et amis sur place avaient connaissance de quelques indices que nous voulions suivre. Ce que nous avons vu nous a bouleversés.

Le mardi 10 mars, nous avons visité, grâce au talent de négociateur de nos partenaires, un camp dans la caserne des gardes-frontières ukrainiens à Chop, une ville à la frontière hongroise. Jusqu’à présent,presque personne n’avait accès à ce camp. Accompagnés par des représentants de Caritas de l’Eglise uniate locale, nous avons rencontré le major des gardes-frontières, qui nous a conduits à travers le site de la caserne.

Il nous amène d’abord dans un pavillon, qui a été rénové avec les ressources de l’UE et de Caritas Autriche. Dans la partie gauche du bâtiment se trouve le secteur des femmes,et dans la partie droite celui des hommes. L’officier nous présente la cuisine commune dans l’aile des femmes et les chambres. Seule une femme âgée originaire de Moldavie s’y trouve. Elle est assise sur son lit, prostrée et silencieuse. On nous montre une porte fermée à clé qui conduit à une cour grillagée « destinée aux enfants ».

Une grille s’ouvre devant nous; nous arrivons dans le secteur des hommes. L’air est suffocant. Un étroit couloir central s’étend devant nous, avec de chaque côté quatre cellules habitées pour 3-4 personnes fermées par de lourdes portes en acier. Deux cellules sont vides. Des yeux pleins d’espoirs nous observent à travers des judas de la taille d’une carte postale. Nous parvenons à communiquer avec quelques réfugié-e-s par ces petites ouvertures. Deux jeunes Géorgiens sont ici depuis plus de trois mois ; l’un d’eux ne mange presque plus rien et l’autre se plaint de l’eau qui est imbuvable. Un homme originaire du Pakistan demande quand il pourra enfin déposer une demande d’asile. En tout, le pavillon a la capacité d’accueillir 44 personnes. Nous n’en voyons cependant tout au plus 20. Au début, on nous avait pourtant dit que le nombre d’occupants se chiffrait à 120 personnes. Où sont donc passées les autres? Nous insistons à nombreuses reprises auprès du major sur le fait que nous voulons voir les autres réfugié-e-s. Après de longues hésitations, on nous amène dans un autre bâtiment.

Un garde-frontière en uniforme de combat nous ouvre la grille. Nous nous retrouvons dans un couloir sombre : il y a une panne d’électricité. Les portes des cellules sont ouvertes et, petit à petit, de jeunes hommes affluent dans le couloir. Ils sont debout devant nous, tout autour de nous. Des hommes venant de Somalie, d’Irak, d’Erythrée, de Palestine, de Tchétchénie, d’Afghanistan. Un Palestinien parle bien le français. Il nous implore : ils sont 27 personnes dans une cellule d’environ 5 mètres sur 5, contenant quatre lits à trois étages. Ils doivent se relayer pour dormir. La nourriture est misérable, il n’y a pas d’eau propre, pas d’eau chaude, pas de douches. Ils doivent demander aux gardiens pour pouvoir aller aux toilettes. Il règne une odeur épouvantable. En tout, le secteur compte quatre cellules contenant environ 100 personnes. Ils n’ont le droit d’aller respirer l’air frais de la cour intérieure que deux fois par mois, même si l’air des cellules est irrespirable. Un juriste vient toutes les deux semaines. Mais personne n’a jamais eu de nouvelles de sa demande d’asile.

Les caisses de l’Etat ukrainien sont vides. Ce dernier parvient à peine à payer la solde de ses propres gardes-frontière. Jusqu’à présent, c’est la Caritas locale qui assurait pour ainsi dire l’alimentation des personnes internées. L’oeuvre de charité amenait de l’eau potable dans des bouteilles, de la nourriture, des habits, des affaires de toilette et des médicaments. C’est elle aussi qui rémunérait une assistante sociale et la visite des juristes. Cependant, les ressources de Caritas sont également épuisées, car l’UE ne fournit plus d’argent. Personne ne sait comment la situation va pouvoir continuer.

Dans la même journée, nous avons rendez-vous avec le Délégué à la Migration du Ministère des Nationalités et des Religions à Oujgorod, la capitale de la Transcarpatie. Il nous assure qu’il ne reçoit plus de demandes d’asile déposées par les réfugié-e-s du camp de Chop, qui est soumis au Ministère de la Défense. Le Délégué n’aurait aucun contact avec le camp.

Plus tard, à Oujgorod, nous avons rencontré cinq réfugiés somaliens qui avaient réussi à déposer une demande d’asile bien auparavant. Ils ont ensuite obtenu un permis de séjour provisoire, mais n’ont aucune chance d’obtenir l’asile. Ils n’ont pas le droit de travailler et ne reçoivent aucune aide. Ils habitent à neuf dans une pièce minuscule. Les policiers les fouillent et les interrogent presque quotidiennement. Ils osent à peine se promener dans la rue par peur d’agressions racistes. Leur voix est hésitante, ils ont peur et refusent de nous en dire plus.

Deux jours plus tard, nous nous rendons 500 km plus au nord du pays, en direction de Ludsk. C’est ici qu’un camp « modèle » a été construit, d’après les plans de l’Organisation Internationale pour les Migrations. L’OIM est une organisation intergouvernementale, qui s’est par exemple occupée des camps d’internement pour les boat people dans de lointaines îles du Pacifique, sur ordre de l’Australie. Le camp ukrainien se situe aux fins fonds d’une forêt marécageuse, à l’emplacement d’une ancienne base soviétique de missiles nucléaires. Le site est entouré d’un haut mur blanc surmonté de fils barbelés flamboyants. Les bâtiments sont fraîchement rénovés ; tout a l’air propre et stérile. Bref, une prison parfaite, sous le contrôle du Ministère de l’Intérieur, avec des policiers mais aussi avec d’effroyables gardiens en uniformes noirs, munis de longues matraques. Des femmes en blouses blanches impeccables déambulent dans les couloirs comme si c’était une clinique.

Un vrai goulag moderne. Le camp est prévu pour 180 personnes, mais seulement 29 y sont enfermées. Nous apprenons que, là aussi, l’argent manque pour pouvoir nourrir un nombre plus élevé d’occupant-e-s. L’Occident s’est contenté de financer la rénovation. Les réfugié-e-s restent au maximum 6 mois dans ce camp et sont ensuite relâché-e-s ­ sans travail, sans logement ni argent ­ à quelque part dans la campagne. On nous mène dans une bâtisse où se trouvent les réfugié-e-s: ils sont assis dans une salle de repos grillagée, comme paralysés. Ils ne veulent pas nous parler sous le regard des gardiens, ils ont peur. Nous quittons ce lieu avec la chaire de poule. Ukraine : gare terminus.

Que pouvons-nous faire ? Au cours de notre voyage, nous avons rencontré plusieurs comités qui forment la base d’une future société civile. Grâce à eux, des projets de développement avec la population autochtone peuvent être élaborés ; grâce à eux, la traite d’êtres humains est combattue ; grâce à eux, nous avons pu visiter les camps. Ils aimeraient faire quelque chose pour les réfugié-e-s et nous voulons les appuyer dans leurs actions. Aidez-nous à les soutenir! Cent francs d’ici sont une grande somme là-bas.

Dans l’immédiat : Il faut de toute urgence de l’eau potable, de la nourriture, des habits et des médicaments pour les réfugié-e-s se trouvant dans le camp de Chop, ainsi que des conseillers juridiques indépendants, dans le camp et en dehors de celui-ci. Il faut créer un fond d’urgence pour les réfugié-e-s démunis se trouvant dans les villes qui sera géré par nos partenaires sur place.

A moyen terme : Nous voulons promouvoir l’aménagement de centres « ouverts » et de permanences, dans lesquels les réfugié-e-s puissent recevoir des conseils, des soins médicaux, et dans lesquels ils puissent se retrouver en paix, comme alternative aux camps verrouillés. En outre, il est urgent de sensibiliser la population ukrainienne à la détresse dans laquelle vivent ces réfugié-e-s, afin de prévenir les violences xénophobes.

A long terme : Organiser une campagne d’information dans notre pays et dans les pays européens avec pour but de stopper les renvois en Ukraine. Un dossier détaillé destiné aux organisations pour les réfugié-e-s et aux médias est en préparation et nous l’envoyons sur demande.

Nous ne pouvons pas accepter que les riches Etats européens essayent de se débarrasser du problème des réfugié-e-s en les refoulant vers les pays plus pauvres à la périphérie de l’Europe. Nous vous remercions d’avance pour votre solidarité.

 

Le Cedri est le Comité Européen pour la Défense des Réfugiés et Immigrés

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