Syrie : quels enjeux pour l’accord d’Idlib ?

Alors qu’une crise a été évitée à Idlib grâce à un accord entre la Russie et la Turquie, l’accord en lui-même est suffisant pour réduire à zéro le rôle de l’Amérique en Syrie. Cela devient particulièrement évident lorsque l’on compare le même type d’accords conclus pour Alep en 2016, lorsque les États-Unis en étaient des parties et que leurs représentants étaient assis à la table avec leurs homologues russes. Mais l’accord Idlib n’a vu aucun responsable américain, ce qui marque le déclin de l’influence américaine dans la région, en particulier son rôle dans la fin de la partie syrienne. Idlib étant le dernier bastion terroriste majeur en Syrie et les États-Unis n’ayant pas leur mot à dire, il est difficile d’imaginer que les États-Unis aient beaucoup plus de poids quant à l’issue finale de la guerre qu’ils ont orchestrée il y a six ans.

S’il est également vrai que la baisse d’influence de l’Amérique du Nord en Syrie est dû en partie à sa propre réticence, ou à son incapacité à y augmenter son engagement militaire, ainsi qu’à sa forte dépendance à des forces par procuration pour servir ses intérêts, il ne fait guère de doute que l’engagement militaire russe en Syrie en a été le facteur décisif, non seulement pour vaincre les « rebelles » mais aussi pour protéger la Syrie contre l’influence américaine.

L’accord signifie également la sortie définitive de tous les « rebelles » financés par l’étranger, qui avaient été la principale force terrestre des partisans du mantra « Assad doit partir ». Comme l’a confirmé Erdogan, « nous veillerons à ce que les groupes radicaux, que nous désignerons avec la Russie, ne soient pas actifs dans la région concernée ».

Les experts politiques occidentaux ont souligné comment cet accord pourrait échouer comme de nombreux autres accords conclus par le passé, mais leurs analyses ne tiennent pas, ou peu compte de la manière dont les relations entre la Russie et la Turquie se sont déjà transformées en liens suffisamment forts pour permettre la réussite de ces accords. La Turquie et la Russie sont de plus en plus proches sur les plans commerciaux et diplomatiques, et la Russie construit le premier réacteur nucléaire turc. De plus, les relations de la Turquie avec les États-Unis et les pays de l’UE ne sont pas assez solides pour lui une bonne protection de ses intérêts en Syrie et ailleurs.

Pour les États-Unis, l’accord signifie qu’il n’y aura pas d’escalade militaire importante, ou du moins pas assez pour lui permettre une nouvelle mise en scène d’attaque chimique et utiliser cette attaque pour lancer de nouveaux missiles sur la Syrie et utiliser cette entourloupe comme excuse pour faire monter les enchères et avoir une chance d’avoir une place dans les processus de Sotchi et Astana. Dans l’état actuel des choses, leur chance d’être présents sur la question de la Syrie est une partie perdue.

Avec cet accord, les chances d’affrontement militaire direct entre la Russie et la Turquie ou entre la Turquie et la Syrie ont également considérablement diminué, ce qui permet à la Russie non seulement de maintenir la Turquie de son côté de la guerre, mais aussi de préserver les processus de Sotchi et Astana. Ainsi, la Russie s’est assurée que la Turquie ne trouve pas de raisons de normaliser ses relations avec l’Occident.

Le fait que les processus de Sochi et d’Astana restent d’actualité est évident si l’on en juge par le fait que l’accord a été appelé « accord de Sotchi » et qu’un autre membre du processus, l’Iran, l’a également salué comme un grand succès diplomatique. Le maintien de ces processus est important pour la Russie, non seulement parce qu’ils lui donnent un avantage diplomatique crucial par rapport à ses concurrents occidentaux, mais aussi parce qu’ils légitiment sa présence en Syrie au regard de la Turquie et d’autres pays, dont Israël, pour protéger les intérêts tant syriens que russes.

Alors que l’accord a déjà reçu le soutien de pays comme l’Allemagne et même une approbation prudente de l’ONU, la Russie n’a rien à perdre, même si elle échoue. D’ailleurs, la majorité des missions prévues dans l’accord incombent aux Turcs plutôt qu’aux Russes. La question cruciale était de convaincre les partenaires respectifs de la valeur de l’accord.

Si la Russie a déjà convaincu la Syrie, il reste à voir comment la Turquie pourrait convaincre les groupes armés de l’opposition, dont les radicaux islamistes de l’ancien front Al-Nosra, désormais appelé Tahrir al-Sham, de se retirer de la province. Et même si la Turquie n’y parvient pas et qu’elle finit par devoir lancer une opération militaire contre les radicaux, elle devra toujours passer par la Russie pour obtenir l’autorisation d’utiliser l’espace aérien syrien pour effectuer des frappes aériennes. Pendant l’opération d’Afrine, Moscou a d’abord permis à l’armée de l’air turque d’opérer en Syrie, puis a retiré son autorisation.

Convaincre, voire forcer les rebelles et les radicaux est donc une tâche cruciale dont la Turquie doit s’aquitter. Si elle y parvient, le retour d’Idlib sous le contrôle syrien sera relativement pacifique ; si elle échoue, la Turquie ne sera guère en mesure de demander un autre accord et devra laisser le champ libre aux militaires syriens et russes pour dégager Idlib par des moyens militaires.

 

Salman Rafi Sheikh est analyste en Relations internationales et en affaires intérieurs et étrangères du Pakistan.

 

SOURCE: Entelekheia

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