Six Huit : mémoires d’une année en révolution (1)

Les soixante-huitards, ceux qui ont été vraiment actifs cette année-là, n’ont été qu’une petite partie de la génération du baby-boom, née entre 1945 et 1950. En France, nous étions au maximum une petite dizaine de milliers de militants de groupes politiques révolutionnaires, en Italie et en Allemagne pas beaucoup plus, aux USA beaucoup plus. Au Brésil, en Tunisie, au Sénégal, au Mexique, en Grèce, en Tchécoslovaquie ou en Irlande, nos semblables étaient quelques centaines au début des mouvements. Mais partout, on a vu le même phénomène : des centaines de milliers de personnes ont rejoint les gauchistes une fois les mouvements lancés.

 

La majorité de ces personnes étaient des jeunes, étudiants et lycéens, avec une présence d’une forte minorité de « blousons noirs », « hooligans » et autres racailles. C’était en fait des jeunes ouvriers, apprentis, enfants de pauvres et de banlieusards. L’origine sociale des gauchistes était dans leur grande majorité bourgeoise et petite-bourgeoise. Pas étonnant : en 1968, en France, seuls 8% des étudiants étaient issus de familles ouvrières. Mais ces enfants de bourgeois et de petit-bourgeois exprimaient un refus net et radical : ils refusaient de devenir les « chiens de garde du capital », les garde-chiourmes de la prison sociale, les vigiles de supermarché de la société du spectacle et de la consommation. 50 ans plus tard, on est obligé de le constater : la majorité d’entre nous sont devenus ce qu’ils avaient refusé de devenir : profs, architectes, avocats, psy, fonctionnaires, députés et sénateurs, stars du petit écran, journalistes, écrivains.

Pier Paolo Pasolini, qui, pour nous, était un « vieux » (il avait alors 46 ans), nous avait décoché une flèche empoisonnée en avril, en publiant un poème dans la revue de Moravia, Nuovi Argomenti, qui se voulait l’équivalent italien des Temps Modernes de Sartre. Sous le titre Le PCI aux jeunes, il y écrivait en gros : « Derrière vos barbes, je vois les visages de vos pères ; les seuls véritables prolétaires dans cette affaire, ce sont les carabiniers que vous affrontez ». Combien des barbus qui, alors, s’indignèrent de cette basse attaque contre le mouvement, n’ont-ils pas suivi les traces de leur père ?

Nous n’étions pas des prolétaires. Nous voulions le devenir, nous fondre dans les masses fondamentales qui, seules, pouvaient faire advenir le monde rêvé. Quand, fin janvier 68, les ouvriers immigrés du chantier Schwartz-Hautmont, qui construisaient la future Fac de sciences de Jussieu sur l’emplacement de l’ancienne Halle aux Vins, se mirent en grève, exigeant une augmentation de 50 centimes de leurs salaires, qui allaient de 3,10 à 4,20 Francs, les étudiants maoïstes et trotskistes lancèrent une collecte de solidarité qui rapporta 1,5 million, plus que ce que les ouvriers auraient gagné s’ils n’avaient pas fait grève. Les communistes de la fac dénoncèrent aussitôt cette provocation « visant à diviser les travailleurs », allant même jusqu’à prétendre que cet argent…venait des patrons. Ils firent aussi tout pour empêcher que la grève de solidarité avec les ouvriers, déclenchée par 50 profs, s’étende. L’argument principal des étudiants solidaires était simple et limpide : « Vous ouvriers et nous étudiants, avons le même ennemi : le capital, qui veut faire de nous vos patrons ».

Plus tard, en mai 68, nous allâmes un jour à Renault-Billancourt, la « forteresse ouvrière », pour faire la jonction avec les ouvriers qui l’occupaient. Nous portions une banderole proclamant : « La classe ouvrière reprendra des faibles mains des étudiants le drapeau de la révolution. (Signé) Staline ». Ce qui mit les staliniens de ce que nous appelions PCGT dans une fureur noire et leurs gros bras dressèrent une muraille infranchissable de muscles et de graisse entre la classe et nous.

Mais ne nous égarons pas.

J’entreprends donc de vous raconter les moments forts d’une année du siècle dernier qui bouleversa le monde sans vraiment le changer, telle que je l’ai vécue. Une année dans une société d’avant les ordinateurs, sans téléphone, presque sans télé. Une société où les jeunes lisaient des livres, écoutaient la radio et se parlaient, longuement. Et s’écoutaient. Mon récit comportera dix chapitres qui vont d’octobre 1967 à octobre 1968.

 

 

 

21 octobre-20 décembre 1967 : Vive la victorieuse guerre du peuple !

 

Je venais d’avoir 18 ans. J’étais encore loin de la majorité qui, à l’époque, s’obtenait à 21 ans. J’étais interne en khâgne dans un lycée de la banlieue sud de Paris. L’hypokhâgne et la khâgne étaient les classes préparatoires au concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. J’étais khâgneux parce que maoïste et non pas maoïste parce que khâgneux. Après le bac, obtenu en 1966, j’avais choisi cette voie avec mes trois camarades de terminale – nous étions les quatre « néo-hégéliens de gauche » qui tenions tête à notre prof de philo nietzschéen – en fonction du seul critère politique.

L’ENS de la rue d’Ulm, qui avait vu passer tant de gloires – comme Sartre et Nizan -, avait été le berceau de l’Union des jeunesses communistes (marxistes-léninistes), créée en 1966 par des militants de l’Union des étudiants communistes en rupture avec le PCF et qui suivaient l’enseignement de Louis Althusser. Le Parti communiste français, strictement aligné sur Moscou, était coincé : officiellement opposé à De Gaulle depuis la prise de pouvoir du 13 mai 1958, il se cantonnait à une opposition verbale, étant donné que le grand frère soviétique considérait le Général comme un allié dans la lutte contre l’impérialisme US, laquelle s’était transformée, sous la houlette de Khrouchtchev, en « coexistence pacifique ». Cette collaboration avec la puissance honnie qui ravageait le Vietnam depuis 1963, occupant le Sud et bombardant le Nord, était dénoncée par la Chine de Mao, qui avait rompu en 1964 avec les « révisionnistes » de Moscou. Mao et les siens avaient donc déclenché la lutte contre les prosoviétiques au sein du parti et de l’État chinois, représentés par Liu Shaoqi et sa « ligne noire », en mobilisant les masses. La Révolution culturelle avait éclaté en 1966 parmi les étudiants chinois, transformés en gardes rouges agitant le Petit livre rouge des citations de Mao. Des militants communistes de la rue d’Ulm, de la Sorbonne, de Nanterre, avaient décidé de suivre leur trace.

En arrivant au lycée en septembre 1967, nous savions donc déjà où nous allions militer. Les maoïstes étaient le seul groupe politique structuré existant dans ce lycée, dont la population était donc pour nous une « page blanche » sur laquelle écrire notre discours (comme avait dit Mao à propos du peuple chinois). Nous nous sommes retrouvés dans la cellule Lou Hsin (un grand écrivain chinois qui avait été compagnon de route du PC) avec une demi-douzaine d’autres lycéens. Organisés sur le mode communiste, nous avions 3 structures : la cellule, qui réunissait les militants, le cercle, destiné à la formation des sympathisants, et le Comité Vietnam de base, équivalent mao de ce qu’était le Mouvement de la Paix pour le PCF.

Les maos avaient lancé les Comité Vietnam de base dès la création de l’UJCml. En mars 1968, on en comptera 120 en région parisienne et 150 dans le reste de la France. Ces comités visaient à apporter un soutien populaire à la guerre menée par le peuple vietnamien contre l’impérialisme US . Ils étaient en rupture et en désaccord, aussi bien avec le Comité Vietnam National, composé de personnalités et noyauté par la JCR, le groupe guévaro-trotskyste qui deviendra la LCR puis le NPA, qu’avec le Comité national d’action, créé et contrôlé par le PCF, via son Mouvement de la Paix.

Pour les maos, la guerre du Vietnam démontrait la justesse des positions chinoises, donnant tort aussi bien aux Soviétiques et à leurs disciples qu’aux guévaristes et à leurs partisans. Pour nous, la mort de Che Guevara en Bolivie, le 8 octobre 1967, symbolisait l’échec de la théorie du « foco », le foyer révolutionnaire allumé par un petit groupe de guérilleros parachutés et totalement coupés des masses. Cette tentative de répéter l’expérience cubaine échoua en Bolivie comme partout ailleurs, du Congo à l’Argentine. Les communistes vietnamiens avaient choisi l’autre option : la guerre populaire prolongée, en encerclant les villes à partir des campagnes, et en comptant principalement sur leurs propres forces, comme l’avaient fait leurs camarades chinois avec la Longue Marche et la République de Yenan. La victoire vietnamienne sur l’armée française en mai 1954 à Dien Bien Phu avait donné le signal aux militants algériens, qui déclenchèrent 6 mois plus tard leur insurrection, dite de la « Toussaint rouge ».

Leur guerre contre l’armée US et ses marionnettes sud-vietnamiennes était à nos yeux une leçon pour tous les peuples du monde : on pouvait affronter victorieusement l’Empire le plus puissant, pourvu qu’on s’appuie sur le peuple et qu’on l’aide à s’organiser lui-même pour ce combat.

Les plus âgés d’entre nous avaient vécu la guerre d’Algérie en étant déjà adultes. Ils avaient vécu dans leur chair la trahison pure et simple du Parti communiste qui, après avoir voté les pouvoirs spéciaux à Guy Mollet en mars 1956 (avant de se taire devant l’attaque franco-anglo-israélienne de Suez en octobre et de soutenir l’écrasement par les tanks soviétiques de l’insurrection de Budapest en novembre), s’était refusé à organiser l’insoumission et/ou la désertion des jeunes appelés ou rappelés pour aller faire la sale guerre coloniale. Résultat : sur les 1 800 000 soldats français envoyés en Algérie, seuls 886 désertèrent, alors que 5000 membres de la Légion étrangère, principalement allemands, le firent. Le slogan du PCF, « Paix au Vietnam », axe de cette « propagande larmoyante, défaitiste et démobilisatrice » n’était qu’un remake du sinistre « Paix en Algérie » qui avait justifié les pires compromissions.

Voici comment le rapport politique présenté au premier congrès des CVB en mars 1968 décrivait la situation créée par les « pacifistes » communistes : « De défilés en cortèges, de cortèges en promenades de pétitions en signatures, d’appels à verser quelques larmes et quelques pull-overs en pleurnicheries honteuses tendant à faire passer le peuple vietnamien héroïque et combattant pour un peuple martyr, un « pauvre » peuple ne survivant aux coups furieux de l’invincible machine de guerre U.S que par le « miracle » d’on ne sait quel stoïcisme asiatique et de l’aide matérielle de pays amis ; de protestations chevrotantes contre l’agression en bêlements apeurés en faveur de la paix, de n’importe quelle paix, de la paix à tout prix : américaine, divine ou négociée, pourvu que ce soit une paix, bref : de mal en pis, la lutte anti-impérialiste, le soutien politique au peuple vietnamien, avant-garde des peuples en lutte pour leur libération, sombrait dans un marais de confusion, de falsification et de démobilisation où tous ceux qui, spontanément, voulaient apporter leurs forces dans un combat véritablement anti-impérialiste, pour le soutien réel aux peuples opprimés ne trouvaient qu’écœurement et lassitude ».

Le 21 octobre 1967 était une journée d’action contre la guerre US au Vietnam décidée par les mouvements contre la guerre aux USA ; Les mouvements français se devaient d’y participer. Chacun à sa manière : le CVN par un meeting de personnalités, le Comité national d’action par un défilé République-Bastille. Sous un ciel gris, nous nous sommes donc retrouvés ce samedi après-midi au pied de la statue de la République, communistes, maoïstes, chrétiens et autres. Allions-nous vraiment défiler derrière les banderoles demandant la « Paix au Vietnam » ? Pas question. À un moment, la consigne est passée dans les rangs maos : on se replie vers la station de métro Temple. Aussitôt dit, aussitôt fait. Arrivés à la hauteur du Monoprix de la rue du Temple, nous nous sommes retournés : en nous retirant, nous avions laissé la place de la République vide comme un jour sans pain, les « révisos » interloqués se regardaient interloqués et se comptaient, les masses venaient de les abandonner. Nous étions je ne sais combien de fois plus nombreux qu’eux. En 5 mois, depuis leur défilé du 17 juin, leurs troupes avaient fondu comme neige révisionniste au soleil révolutionnaire. Nous sommes ensuite partis en manif au pas de course, abandonnant les bêleurs à leur défilé traîne-savates vers la Bastille, avec Yves Montand et Simone Signoret.

 

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Cette victoire nous a stimulés pour la préparation de la prochaine grande action : la célébration du 7ème anniversaire de création du Front national de libération du sud-Vietnam, né dans les maquis en 1960. Dans le CVB de notre lycée, nous avions créé une chorale. Il y avait parmi nous une jeune Vietnamienne, avec laquelle nous avons traduit et adapté les chansons de la résistance vietnamienne. Et le 20 décembre, sur la scène d’une Mutualité pleine à craquer, tous vêtus de noir et de blanc, nous avons entonné ces chants : « L’ennemi s’acharne sur notre pays/Pour l’abattre, soyons tous unis !/Ensemble, allons vers la victoire/Ensemble, libérons le Sud-Vietnam ! »

Ce 20 décembre, un mercredi, marquait le début des vacances scolaires. J’avais donc reporté mon départ pour rentrer dans ma famille au lendemain, pour cause de meeting. Cela me valut un procès familial dans le salon. Un des mes oncles résuma la philosophie de la tribu : « Les ouvriers, les ouvriers, qu’est-ce que ça va te rapporter de les soutenir ? Tu sais, c’est des ingrats ». Tout cela me laissa de marbre. J’avais définitivement choisi ma famille : c’était le peuple des rizières, qui avait pris la relève de celui des djebels.

 

A suivre…

 

Source : Tlaxcala, le réseau international des traducteurs pour la diversité linguistique

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